La Poésie de Stéphane Mallarmé/Conclusion/I

Gallimard (p. 435-453).

CONCLUSION

CHAPITRE PREMIER

L’INFLUENCE DE MALLARMÉ

L’idée d’influence n’est pas une idée claire. Tout au plus nous sert-elle d’hypothèse commode pour grouper sous un même point de vue des similitudes entre contemporains : cintre de bois provisoire qui aide à former une voûte. Mallarmé poussa à l’extrême des caractères communs à un groupe, d’ailleurs flottant, une certaine poésie intérieure, obscure et allusive, dont il marquait les attaches au Parnasse et à Baudelaire. Ses entretiens parurent donner pendant dix ans à ce groupe son atmosphère de pensée. Il n’en faut pas plus pour nous permettre de relier nos idées sur une génération littéraire par la courbe supposée d’une influence mallarméenne. Il est possible que sans Mallarmé l’œuvre de cette génération ait été la même, nous n’en savons rien, mais sans Mallarmé nous aurions beaucoup plus de peine à la comprendre, à construire sur elle un ordre logique, à créer à son propos un de ces êtres de raison, une de ces vignettes, dont il ne faut pas, en s’en servant, surfaire le crédit, et qui, non convertibles en l’or de pensées claires, sont pourtant à cours forcé.

Il est, remarque Mallarmé, pour un écrivain deux façons d’agir ; « ou, par une volonté, à l’insu, qui dure une vie, jusqu’à l’éclat multiple — penser cela ’ » ou le journal et le bruit. « Au gré, selon la disposition, plénitude, hâte ». C’est là son apologue de Prodicus. Son rayonnement vint d’avoir choisi avec un admirable courage la voie ardue, d’avoir été cette « volonté qui dure une vie ». Il avait, je l’ai dit, l’étoffe d’un très fin journaliste ; il n’en voulut rien déployer, n’y voulut rien tailler. Pour garder intacte la volonté de plénitude qui en durant une vie abrégea cette vie, il accepta d’exercer un métier qui soutira stérilement soi> temps. « Pas un seul jour, disait-il à M. Coolus, je n’ai îemonté la rue de Rome pour me rendre au collège Rollin sans avoir la tentation aiguë, en traversant le boulevard des Batignolles, de me jeter par-dessus le pont du chemin de fer et d’en finir avec la vie 3 ». Il porta dans la carrière littéraire l’abnégation d’un capitaine Renaud. Et cela fut assez rare, assez unique dans son époque pour que le même mot vînt spontanément à la pensée et aux lèvres de ceux qui l’entouraient, le mot qui fut le principe d’une influence morale plus que littéraire : un héros.

Mais comme sa délicatesse d’honnête homme le préservait de tout ce qui dans un tel mot prête à une attitude guindée ! Il méprise ce qui sous l’apparence de la plénitude est hâte, ce qui sous la figure de la penséo est bavardage : toutes les puérilités d’école, les « manifestes ». Il se défendit d’avoir des « disciples ». « L’enseignement contraint qui le donne, qui l’accepte, sauf une œuvre : acte toujours intime 3 ». Qu’on lise dans Grands faits divers tout le chapitre Solitude. Il lui fallut beaucoup de souplesse pour se préserver d’une maîtrise. Dans la cour que lui faisaient ses mardis, il savait se retremper inépuisablement à sa solitude intérieure, il éloignait d’une caresse les petites misères de la vie litté-

1. Divagations, p. a66.

2. Paris-Journal, 18 janvier igtl.

3. Divagations, p. 338 CONCLUSION f 439

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taire, C’est lo sien, sans doute, le cas où « par sa dis- traction pousséo loin, écarte le jeu qu’il la compose, l’imprévoyant se soit laissé péremptoirement reconnaître de l’appellation de Maître puis sortirait dp rêves, en l’es- timant murmurée avec sérieux devant lui et, élargissez le rire à crever cette farce, peut-être, une fois, ici — que ce touche un homme ponctuel et scrupuleux, obligé par convenances intérieures, plutôt que s’en dédire, de répondre avec renonciation, en effet, des quelques aperçus généraux, propres à des disciples ’ ».

L’influence qu’il eût voulu propager tenait en peu de mots, ceux de la vieille consigne parnassienne : être bon ouvrier, faire son métier dans une probité intégrale. Exemple personnel, non matière doctrinale : jamais Mallarmé n’indiqua ou n’inspira le moindre secret do métier,

Cette influence s’exerça, on le sait, beaucoup plus par sa conversation que par son œuvre. Mallarmé passa pour un des plus fins causeurs de son temps. Et peut-être regretta-t-il parfois ce don qui, fait à lui, paraissait iro- nique : lui, qui vivait dans le culte du livre, et qui. dit M. Mauclair, « n’eût jamais voulu noter une causerie » parce que « le langage parlé, à ses yeux, n’avait aucun rapport avec le langage écrit » se vit aimé et admiré pour ce qu’il disait plus que pour ce qu’il écrivait. Que fut cette conversation ? il faut rapprocher les témoi- gnages croyables.

« Il parlait, dit C\I. Camille Mauclair, altiè’rement et comme dans une église, avec une solennité atténuée que complétait la gravité spéciale de son geste du doigt levé... Le trait dominant de cette causerie était une faculté d’apercevoir les analogies, développée à un degré qui rendait fantastique le sujet le plus simple... Il associait des sensations que nous n’eussions jamais cru pouvoir rapprocher. Il ne concevait rien de la réalité comme accessoire ni privé de sens, ’fout lui était allégorie,

1. Divagations, p. 337. 440 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

image, symbole, dans ses écrits comme dans la conver- sation familière ou même la plaisanterie *. »

« La causerie, dit M. Albert Mockel, naissait vite. Sans pose, avec des silences, elle allait d’elle-même aux ré- gions élevées que visite la méditation... Nous passions là des heures inoubliables, les meilleures sans doute que nous connaîtrons jamais ; nous y assistions, parmi toutes les grâces et toutes les séductions de la parole, à ce culte désintéressé des idées, qui est la joie religieuse de l’esprit. Et celui qui nous accueillait ainsi était le

TYPE ABSOLU DU POÈTE 3. »

a On entrait chez Mallarmé, dit M. André Gide. C’était le soir ; on trouvait là d’abord un grand silence ; à la porte tous les bruits de la rue mouraient ; Mallarmé commençait à parler d’une voix douce, musicale, inou- bliable... Chose étrange ; IL PENSAIT AVANT DE PARLER.

« Et pour la première fois, près de lui, on sentait, on touchait la réalité de la pensée ; ce que nous cherchions, ce que nous voulions, ce que nous adorions dans la vie existait : un homme ici avait tout sacrifié à cela 3. »

Ce qui frappe un Anglais, M: Arthur Symons, c’est que chez Mallarmé, au contraire de ce qui se passait dans le grenier Goncourt, « on ne parlait jamais argent, rapport matériel d’un livre, et quand la conversation partait sur une matière pratique, Mallarmé semblait gêné et roulait sa cigarette en silence jusqu’à ce que le moment de trouble fût passé * ».

Recueillons aussi quelques renseignements dans ces lignes malveillantes de M. Adolphe Retté : « On s’en- tassait sur des chaises, des fauteuils et un canapé, dans un petit salon que remplissait bientôt un nuage de fumée de tabac. Perdu dans ce brouillard symbolique, Mallarmé se tenait debout, adossé à son grand poêle en

1. Nouvelle Revue t. CXV, p. 433.

2. Stéphane Mallarmé cité dans Poètes d’aujourd’hui de Lcau- tvid et van Bever I p. 345.

3. Prétextes, p. a&5.

4. The symbolist movement, p. uî CONCLUSION 441

faïence. La conversation était lente, solennelle, tout en aphorismes et en jugements brefs. Parfois de grands silences d’un quart d’heure...

« Quant aux discours de Mallarmé, ils avaient tou- jours trait à quelque subtilité d’ordre métaphysique ou littéraire. Aucune vue d’ensemble : mais un amour du détail poussé jusqu’à la minutie.

« Je ne lui ai jamais entendu émettre que des so- phismes exigus, des paradoxes fumeux et des aperçus tellement subtils qu’ils en devenaient imperceptibles 1. »

Ces témoignages, en somme, concordent. La causerie de Mallarmé frappait, comme sa poésie, par ce qu’elle avait d’anti-oratoire. Mallarmé ne développait pas, il indiquait. Il ne disait pas, il suggérait. Il ne parlait pas, comme on parle, pour parler ; il parlait, comme on pense, pour penser. Il figurait à l’auditeur un spectacle de penséo en exercice, comme la femme du Phénomène Futur atteste une preuve de beauté reparue. Il n’atta- quait pas un sujet de front, mais l’enveloppait d’ana- logies. On était frappé non par la matière de l’idée qu’il énonçait, mais par la manière dont il l’énonçait. Le contenu de sa pensée ne vous apportait peut-être pas d’idés neuve, mais la forme de sa pensée vous communi- quait une intelligence neuve, mettait, autour des routes habituelles de l’esprit, des horizons, des lointains, une vapeur inattendus.

De là aussi les limites et l’inconsistance de cette cau- serie qui agissait sur la sensibilité sans meubler la mé- moire; o Les conversations merveilleuses de Stéphane Mallarmé, dit M. Mauclair, n’ont pas été notées par ses amis, et nous devons tenir cette perte pour capitale *. » Mais ailleurs il écrit que toutes les fois que l’on était tenté de noter tout cela « ces fusées s’évanouissaient sans qu’on eût pu rien en retenir. Le thème seul restait dans la mémoire * ». Et M. Retté constate : « Si Mallarmé

i. Le Symbolisme, p. 90.

2. Grande Revue; novembre 1898, p. ig5<

3. Nouvelle Revue, t. CVX, p. 433. 442 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

avait été réellement un de ces esprits exceptionnels qui marquent à leur empreinte toute une génération, on nous eût révélé en quoi consistaient ses leçons. Or rien de pareil ne nous a été fourni. D’où l’on peut conclure que la conversation de Mallarmé produisait sur ses admirateurs l’impression d’uno ivresse voluptueuse dont ils gardaient le souvenir confus sans pouvoir en préciser les détails . »

C’est que, d’une conversation, le papier détache et retient des notions discontinues ou Un mouvement ora- toire ; il no conserve pas une manière d’être, une atti- tude, un rayonnement.

Mallarmé eût voulu, en vieux Parnassien, inspirer la probité du métier littéraire. Mais aussi, et surtout, il en inspira l’orgueil. Le Soleil des Morts et sa ritournelle de Y « élite » est bien caractéristique. Mallarmé vit, avec un peu d’illusion, se former autour de l’art très haut une troupe de choix, qui lui suggérait quelque image ana- logue à ce que fut autrefois une aristocratie, une Cour. « Millier le même ou à peu près, en auditoires, mobilo à l’annonce, quelque part, de beau : le chef-d’œuvre convoque. Loin de prétendre, dans l’assemblée, à une place, comme de fondation ou corporative, pour le pro- ducteur : il paraîtra, se montrant en l’anonymat et le dos convenables, je compare, à un chef d’orchestre — sans interception, devant le jaillissement de génie pos- sible — ou, il rentre, selon son gré, à l’hémicycl8 assister, dans les rang a. »

Dé cette « Cour » idéale l’image parut cependant plus précise lorsque les poètes, mis en mouvement par un journaliste, proclamèrent Mallarmé leur « Prince ». La chronique s’esclaffa. A sa mort, le fond des articles nécrologiques porta moins sur son art — et pour cause — que sur le titre dont il n’avait qu’à moitié souri. Emmanuel Arène écrivait : « C’était un prince dés

i. Le Symbolisme, p. 88. 2. Divagations, p.. 355. CONCLUSION 4*3

poètes, nommé par ses pairs, à l’élection, comme la reine des blanchisseuses * I » Ce sénateur oubliait-il quo

10 prince des parlementaires, nommé parfois dans des conditions plus risibles, ne reçoit pas différemment l’investiture septennale ? Aucun poète n’a pourtant dit, comme M. Clemenceau : Je vote pour Je plus bête, »

Je prends un peu au sérieux et j’estime assez noblo que dos poètes aient désigné pour <( prjnces », successi- vement, deux hommes dont la raison d’exister fut la pureté et la nouveauté do leur parole,.deux hommes qui affrontèrent pour cette seule chose nécessaire l’un le mépris et l’autre le ridicule, Paul Verlaine et Stéphane Mallarmé. L’avenir ratifiera très probablement ce choix en groupant autour de ces deux noms vingt ans de découverte, de lutte, d’histoire poétiques, Quand la ba- taille fut calmée et que sur la route d’or ce traînèrent des convois pacifiques et vieillis, M. Léon Dierx fut l’ho- norable lieutenant-colonel dans le salon de qui figure, entre deux combats, un héroïque drapeau. Et il appar- tenait à Paul Fort de rajeunir ce beau titre sous la verdure de l’Ile de France, sous des lilas, ceux de la Closerie, aussi noblement métaphoriques que le laurier des poètes.

De la volonté avec laquelle il avait dit non A tout ce qui est foule, bruit et papier public, Mallarmé porta son attention et son zèle, dirigea autour de lui l’atten- tion et le ?èlo, sur une littérature de cénacle et d’initiés.

11 inspira une notion particulière, très haute, de l’hon- neur littéraire : ne rien sacrifier pour attirer un lecteur. Il lui plut que le symbolisme gardât une figure hermé- tique. L’obscurité d’autrui était précieuse parce qu’elle lui paraissait légitimer la sienne. Détourné du grand troupeau, il eut, comme un Fénelon, le goût du petit Hroupeau. Et plus encore qu’il ne croyait, autour de ^lui, grouper un cénacle étroit, on se croyait, autour de lui, membre favorisé d’un cénacle étroit. §on influence,,

4. Figaro, 28 octobre i8gS* 444 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

dans ce sens, dépassa peut-être le caractère qu’il lui eût voulu. Il s’est dit « bizarre personne condamnée à porter probablement le deuil de l’inexplicable Pénul- tième ». J’imagine que chez des mallarmistes la mort de la Pénultième établit un secret analogue à celui qu’entretenait dans la famille de M. Bergeret l’existence de Putois.

Mallarmé est en partie responsable de cette scission viaimert curieuse, depuis une trentaine d’années, entre deux littératures françaises qui, malgré leurs points de contact, demeurent aussi distinctes que si l’une était d’oïl et l’autre d’oc : une littérature officielle et une littérature fermée, — toutes deux comportant une pro- portion à peu près analogue de mauvais, de médiocre et de bon. Aujourd’hui un certain courant mène la seconde vers la première. Mais l’influence de Mallarmé, ou, si l’on veut, le prestige de sa personne et le respect de sa parole, coïncide, de 1885 à 1896, avec des débuts litté- raires jeunes, originaux, dédaigneux du lecteur, tous de ferveur spontanée vers un modèle intérieur. Il se trouva que Mallarmé disparut au moment où cette forme d’art, à laquelle, pour la commodité du discours, il n’est pas interdit de laisser flotter (la décolle qui voudra) l’étiquette de symbolisme, donnait des signes de ma- laise, d’épuisement, de vide. De sorte que linfluence de Mallarmé, dans la mesure peut-être assez faible où elle s’exerça sur les œuvres, accompagna une période de formation, d’essais, de cartons. N’y a-t-il pas concor- dance, à travers une certaine ampleur, entre les courbes qui vont de Tel qu’en Songe aux Médailles d’Argile, des Cygnes à Phocas le Jardinier, de Couronne de Clarté à l’Ennemie des Rêves, du Voyage d’Urien aux Nourri- tures Terrestres, de la Princesse Maleine à Monna Vanna, de Tête d’Or à Y Otage ?

Tout cela s’exprima très. grossièrement par un lieu commun, qui fournit une sorte d’article-type écrit une centaine de fois : l’art de Mallarmé (on ne le compre- nait pas), son enseignement (il n’en eut jamais) étaient CONCLUSION 445

le contraire de la Vie (cette majuscule est une date comme les habits rouges ou les entraves), et pour aller à cette Vie, il fallait franchir en iMallarmé une marche dépassée. Par la Vie, les uns entendaient les bombes anarchistes, d’autres l’achat de quelques livres de so- ciologie, plusieurs de la nouvelle ou du roman ven- dables, certains une sous-préfecture, et un reste la forêt de Fontainebleau.

La vérité est que l’on touchait, grâce à Mallarmé, et sans bien s’en rendre compte, à l’un des problèmes aigus, à l’une des antinomies vitales qui sont pour un écrivain sa raison d’exister.

« Pour Mallarmé, dit André Gide, la littérature était le but, oui, la fin même de la vie ; on la sentait ici, authentique et réelle. Pour y sacrifier tout, comme il fit, il faut bien y croire, uniquement. Je ne pense pas qu’il y ait dans notre histoire littéraire exemple de plus intransigeante conviction.

« Ne pouvant écouter nul autre, on ne sut point voir en lui le représentant dernier et le plus parfait du Parnasse, son sommet, son accomplissement et sa con- sommation ; on y vit un initiateur *. »

En tant que Mallarmé fut l’halluciné de l’art pour lui-même et pour lui seul il figure en effet l’accomplis- sement du Parnasse. Mais une telle influence ne peut agir que comme leçon de dignité littéraire. Quelle terre vierge montre-t-elle, du doigt, à découvrir et à exploi- ter ? L’idée d’influence ne paraît un peu claire qu’à de rares moments. D’influences authentiques, je vois bien celles de Rousseau, de Chateaubriand ou de Sainte- Beuve : parce que leur œuvre est comme ces cols des Alpes d’où s’étalait aux yeux des soldats la terre opu- lente des conquêtes; parce que l’un désigne de la main une face vierge et vivante de la nature, l’autre les mines de beauté que le passé humain recèle sous les lignes des paysages, et le troisième, chanoine Evrard, la biblio-

1. Prétextes, p. 357. 446 LA POESIE DE STEPHANE MALLARME

thèque de vins vieux, « phénomène futur », qui accu- mulent en cave trois siècles do vieille vigne française, d’avant la replantation romantique. Quels espaces eût montrés Mallarmé ? Vers, quelles mines à découvrir eût dirigé son influence ? Une seule, la page blanche... Ecris.,, L’écrjture se suffit, incommensurable avec tout. Mais, l’activité littéraire no peut demeurer dans ce for- malisme de l’écrit, do même que l’activité morale, et la spéculation sur la moralo, ont débordé immédiate- ment le formalisme kantien*

Et puisque Kant a donné le type saisissant de tout formalisme, son exemple nous apportera plus de clarté. La loi morale commande par son caractère formel, non par son contenu ; mais comme on ne conçoit pas plus une loi sans contenu qu’une promenade dans un espace à deux dimensions, force lui est d’admettre un minimum de matière, qui, par u.n tour dé force ou de subtilité, se confond avec la forme, puisqu’elle est le caractère même d’universalité qui définit cette forme. De là la règle sur la maxime de l’action érigée en loi universelle. De même, dit Mallarmé, « il est un art, l’unique ou pur qu’énoncer signifie produire... L’instant qu’en éclatera, le miracle, ajouter que ce fût cela et pas autre chose même l’infirmera : tant il n’admet de lumineuse évi* dence sinon d’exister* », Aussi, chez lui, le sujet de l’écrit est ordinairement, par un jeu d’allusions plus qu moins complexes, l’écrit lui-même. Il faudrait, à ce propos, le rapprocher de Boileau, Autour de lui, le sujet de l’écrit, fut, à défaut de l’écrit, l’écrivaif, le poète. Le symbolisme né en partie de la répulsion inspnée pav le naturalisme aux esprits délicats, se plut à déployer, non sous la forme native et lyrique du chant, mais sous la figure littéraire ou livresque du paysage embléma- tique ou du symbole, le? songes le? plus ténus de la vie intérieure. Et le narcissime de l’écrivain se mira dans le narcissime de l’écrit,

1. Divagations, p. 157. CONCLUSION 447

Comme le lustre est le personnage principal du théâtre, la fleur de narcisse, sœur du Nénuphar blanc, apposait une présence idéale aux mardis de Mallarmé. Le Traité du Narcisse, d’André Gide, le poème de Paul Valéry, puis une exploitation devenue banale, fourni- raient la matière d’un curieux chapitre d’histoire litté- raire. Et l’une des sources est dans Hérodiade. Sertie en joyaux parnassiens ou romantiques, avec quelques ré- miniscences de Salammbô et d’Hèrodias, l’idée plas- tique du poème nécessitait une princesse d’Orient ; mais conçue en musique et en fluidité, parente de Y Après- Midi d’un Faune, elle eût appelé harmonieusement quelque utilisation du mythe grec. Seulement Hérodiade figura pour Mallarmé, au moment où il l’écrivit, Une image de solitude littéraire — il la pressentait venir — plutôt que de solitude métaphysique. Et le dernier vers, peut-être aussi la suite manuscrite, amorcent, en une sorte de velléité idéologique, cette courbe même qui fit, aux symbolistes, outrepasser un narcissime nécessaire- ment transitoire.

Dans ce mythe de Narcisse, on a vu — André Gide par exemple — une figure de l’idéalisme, et par là son emploi se relie bien à Villiers et à Mallarmé. Le symbo- lisme, si l’on veut, procède de l’idéalisme, comme le Par- nasse d’un réalisme sensible. Ce petit livre — le Traité du Narcisse — me paraît fort significatif de l’atmos- phère mallarméenne. Je goûte ces jolies variations ’.

« Tout s’efforce vers sa forme perdue ; elle apparaît, mais salie, gauchie, et qui ne se satisfait pas, puisque toujours elle recommence ; pressée, heurtée par les formes d’auprès qui s’efforcent aussi chacune de pa- raître, — car être ne suffit plus, il faut que l’on se prouve — et l’orgueil infatué chacune...

« Narcisse se dit que le baiser est impossible, — il ne faut pas désirer une image ; un geste pour la posséder la déchire. Il est seul — que faire ? contempler \ &

2, Philoctétê, p. 8i et 89.. 448 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

Le développement de M. André Gide, s’il est en har- monie avec celui do contemporains, et si, mieux qu’au- cun, il dessine dans une campagne normande une belle courbe do lumière et d’eau, sympathise aussi avec celui de Mallarmé, beaucoup plus qu’il n’en procède. Tandis que l’existence de Mallarmé pose un problème litté- raire, celle de Gide pose un problème moral. Tandis que la méditation du problème littéraire élève, par sa forme seule, Mallarmé à une dignité, à une hau- teur morale de héros, la réflexion sur le problème moral semble chez Gide former docilement sa nature d’artiste. Le point de départ devient point d’arrivée, et inverse- ment. « Il y a au Louvre, dit M. Remy de Gourmont, une Andromède, ivoire de Cellini. C’est une femme effarée, toute sa chair troublée par l’effroi d’être liée : où fuir ? et c’est la poésie de Stéphane Mallarmé. » Fuite hors du réel, tandis que celle de Gide serait, selon lui-même, hors de la contrainte morale et de l’abstrac- tion vers le réel. Mais, dit-il dans une lettre, « Mallarmé sans doute m’enseigna à reporter l’idée de contrainte, si indispensable à ma nature, toute dans l’œuvre d’art et dans une sorte d’obligation artistique ». La question sociale est une question morale : c’est le titre d’un livre allemand. La question morale est une question sociale, répondent les socialistes. Retenons de même que la ques- tion d’art est une question morale, la question morale une question d’art, et qu’au-dessus d’un certain degré d’intensité et de pureté ni l’une ni l’autre ne vivent séparément.

S’il est arbitraire ou délicat d’apercevoir çà et là, sous prétexte de similitude, une influence mallarméenne, peut-être approchera-t-on mieux de quelque vérité en «’arrêtant à ceux qui furent manifestement et de leur aveu, en plus constant rapport avec Mallarmé. Et un favorable hasard veut que les deux écrivains mis le mieux dans ce cas fassent l’un avec l’autre une antithèse fort nette : je songe à M. Camille Mauclair et à M. Paul Valéry. CONCLUSION 449

« Ce que j’admire en vous, avait dit Mallarmé à M. Mauclair, c’est qu’avec toute votre jeunesse vous sachiez découvrir en huit jours ce que j’ai mis vingt ans à chercher. » Dans cette rapidité, cette fugacité de conception, Mallarmé pouvait encorr reconnaître son influence. La pensée par analogie, qui fut habituelle- ment celle du poète, une fois déclanchée court indéfini- ment et de la façon la plus aventureuse. Ce jeu illimité des analogies superficielles, Mallarmé ne le déployait que dans la conversation, et un bout seulement de l’aile littéraire qui aurait pu s’en dégager apparaît dans la Dernière Mode. Son œuvre même n’en garde que le foyer substantiel et profond. Par un contraste paradoxal, il y a dans l’atmosphère de Mallarmé une étrange tenta- tion de développement et de facilité. Peut-être Mallarmé en avait-il conscience et s’était-il mis en garde en se raidissant contre tout cliché, tout discours, toute trans- position dans l’écrit des facilités de la parole. Dans un très intéressant essai sur Y Identité et la fusion ’des arls (que recueille YArt en silence), M. Mauclair évoque, comme un livre capital à écrire, un Dictionnaire des Analogies, et il assigne comme tâche à la critique la recherche des analogies entre l’œuvre d’un art et celle d’autres arts. La vérité est que tout est analogue à tout, et qu’un esprit subtil entre deux objets découvre l’ana- logie qulil voudra, comme un poète exercé réunit tou- jours deux rimes quelconques en un distique.

Mallarmé, dit M. Remy de Gourmont, « a influencé profondément la nouvelle littérature ; il a contribué à lui donner le goût du mystère, du vague, du délicieux imprécis * ». Et cela est juste. Mais chez un autre que Mallarmé rien plus que ce goût n’engendre la tendance à une facilité excessive, à la satisfaction de n’importe quoi, au dédain de la perfection. Lorsqu’après Bonheur son instrument poétique devint fatigué et faux, Verlaine appliqua à un art bâclé la doctrine de son Art Poétique

1. Le Problème du Style, p. 1C6. 480 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

sur la chanson grise où l’imprécis au précis se joint ». Certes je ne dis pas cela pour AI. Mauclair dont j’admire la carrière de lettres digne et probe, mais seulement, sur cette pente inclinée de sa nature, plus encore que sur la discipline dont il put la corriger, il me paraît naturel de susciter quelque image mallarméenne.

A l’opposé presque exact il faudrait situer un très rare esprit, qui entra plus près que tout autre dans l’intimité, dans la pensée vivante de Mallarmé, M. Paul Valéry. Il a suivi Mallarmé dans son mouvement de concentration, d’abstraction, dans son respect pour la pensée silencieuse, pour la parole essentielle, pesée et méditée en tout son métal pur. Schopenhauer note à plusieurs reprises que strictement un philosophe n’a plus, depuis H783, le droit de poser ses problèmes comme si la Critique de la Raison Pure n’avait pas été produite. M. Paul Valéry parut comprendre qu’un littérateur n’a" plus le droit d’écrire comme si Mallarmé n’avait pas existé, comme si Mallarmé n’avait pas joué sa vie sur les raisons du fait littéraire, comme si du passage de Mallarmé dans l’art du livre, cet art ne gardait pas sinon le cachet, du moins l’inquiétude d’une perfection que jusqu’alors on ne soupçonnait pas. « Une impossi- bilité définitive de confusion entre la lettre et le réel s’impose ; et une absence de mélange des usages mul- tiples du discours », dit-il. Des pages éparses de prose, d’une densité saisissante, nous font entrevoir la direc- tion dans laquelle médite M. Paul Valéry. Mais ce qu’il en a jusqu’ici publié a trait, surtout, au problème mal- larméen, forme, et non matériel, de la Littérature.

Uhe œuvre de M. Valéry nous conduit sur cette route et semble parfois fournir une conclusion provisoire à la pensée de Mallarmé. C’est la Soirée avec M. Teste.

« Chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qni k fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour le rendre perceptible, l’énergie, âissipée à s.e transmettre $t à pré CONCLUSION 451

parer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la satisfaction de se sentir unique, — grande volupté particulière.

« J’ai rêvé alors que les tètes les plus fortes, les in- venteurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exac- tement do la pensée, devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus ’éclatants, un peu moins solides.

« L’induction était si facile que j’en voyais la forma- tion à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier... Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat. C’étaient, invisibles dans leur vie limpide, des solitaires qui savaient avant tout le monde r. »

Revendication hyperbolique de la pensée contre le fait social, de l’individu, de l’unique, contre le « plusieurs ». Un poète mallarméiste, iM. André Fontainas, a donné à un livre ce titre : l’Ornement de la Solitude.

Mais, comme il arrive souvent, cette extrême limite du mallarmisme, ce narcissisme immodéré, est aussi la négation de Mallarmé, — car toute logique indéfinie, à partir d’un certain point, se prolonge par une con- tradiction. Mallarmé a vécu dans le culte, hyperbolique aussi, du livre. Croire que la pure valeur du fait humain à été atteinte en dehors du livre, par la méditation soli- taire, n’est-ce pas revenir un peu à cette illusion lamar- tinienne, selon laquelle il existe chez le poète vrai un océan de poésie intérieure, jamais dite, dont la poésie écrite est à la fois l’expression fragmentaire et le substi- tut dérisoire ? L’individu isolé n’est qu’une abstraction sociale ;. la poésie intérieure, la valeur individuelle jqu’évoquent les lignes citées, ne seraient-elles pas une.

i. Réédité dans Vers et Prose t. IV. p. 71. 452 LA POÉSIE DE STEPHANE MALLARMÉ

abstraction littéraire et une émanation du livre ? Elles font antérieur ce qui est postérieur. Elles supposent un absolu, alors que cet absolu ne peut être pensé qu’après le relatif et comme sa relation négative.

J’essaierai, en terminant cet ouvrage, d’esquisser un Mallarmé idéal et robuste, ayant réalisé par l’écrit les. virtualités de son génie. Mais aussi et au contraire il a suggéré l’image d’un Mallarmé plus silencieux, de l’homme supérieur qui, par pureté de conscience et par, lucidité de génie, n’existerait que pour lui-même. Ici je sens que manque un peu à mes mains le fil logique. L’être qui se suffit, dit Aristote, ne saurait être qu’une brute ou un dieu. Et encore, répondrait-on, n’est-ce pas en vertu d’une relation qu’extérieurement à cet être je le qualifie brute ou dieu, brute par rapport à tout ce qui le sépare de Dieu, dieu par rapport à tout ce qui l’éloigné de la brute ? De sorte que, se suffisant vrai- ment, il ne serait ni brute ni dieu, il serait brute ou dieu indifféremment, il serait et ne serait pas, — et qu’enfin poser un être qui se suffit c’est poser la contra- diction, poser l’individu c’est poser l’impensable.

Toutes ces influences si opposées étaient impliquées pourtant dans l’attitude de Mallarmé. Son effort parut aller vers une synthèse de la parole et du silence par le moyen de l’allusion. Tour de force comme ces pâtes frites des Chinois, qui enferment un morceau de glace. De là dans ce que nous imaginons — oh I gratuitement peut-être — de son influence, un jeu multiple, chan- geant, de lumière et d’ombre. D’abord, au premier plan et indiscutablement, un exemple moral, la probité paradoxale de l’écrivain, le métier héroïsé, et un exemple littéraire, l’horreur du cliché. Et puis, derrière et indé- finiment, une action à distance qui ne se résoud pas en images claires : « Le nom du poète, dit-il a propos de Tennyson, mystérieusement se refait avec le texte entier, qui, de l’union des mots entre eux, arrive à n’en for- mer qu’un, celui-là, significatif, résumé de toute l’âme, la communiquant au passant ; il vole des pages grandes CONCLUSION io3

ouvertes du livre désormais vain : car, enfin, il faut bien que le génie ait lieu en dépit de tout et que le connaisse chacun, malgré les empêchements, et sans avoir lu, au besoin 4 ». Et de là il esquisse les images que projette dans la mémoire générale le nom de Tennyson. Ainsi, de Mallarmé, un rayonnement émana, qui dépassa de beau- coup son œuvre. Il en est qui lui rendent un culte et qui ne cherchent même pas à comprendre la lettre de ses écrits. Le droit à ce culte, il ne faut pas le leur dénier. Pétrarque, qui ne savait pas le grec, pleurait d’extase devant un manuscrit d’Homère. Et cela était très beau. Le nom ne désigne plus que le poète en soi, une essence de poésie, une catégorie de l’idéal, ce qui fut, au-dessus d’une œuvre nécessairement localisée et de « hasard » le rêve même de Mallarmé.

1. Divagations, p. lift.