La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 9


Alexandre Maloine, éditeur (p. 61-69).
chapitre ix



Futilité des Décadences



Tous les faibles d’esprit, tous les déséquilibrés, tous les dégénérés sans exception, sont attirés par le bizarre et l’étrange. Ils croient s’élever au-dessus de leurs semblables en se singularisant par leur costume, leurs attitudes, leur langage. Même tendance incontestable chez les décadents. Du reste ce goût du bizarre et de l’impossible se manifeste à toutes les époques de décadence. Quand l’empereur Constantin transféra à Byzance le siège du nouvel empire, on ne comprit plus les beautés de l’art grec et la statuaire tomba dans l’étrange et l’incohérent. Ainsi les historiens de Constantin rapportent qu’il avait commandé un groupe qui réunissait les portraits de ses trois fils, Constantin, Constance et Constant. Ce groupe, en porphyre, avait trois corps, six jambes et six bras ; mais il n’avait qu’une seule tête qui, selon le point de vue où se plaçait le spectateur, offrait alternativement la ressemblance des trois frères. Cela constituait une adresse mécanique, un travail d’optique, mais n’avait plus rien à voir avec l’art.

Il en est de même de certaines poésies contemporaines qui ne sont plus que des jeux de patience, des mots sonores assemblés en vue du rythme sans se préoccuper de l’idée. Telle est la poésie suivante de M. P.-M. André :

Du linge neige
Sur les prés verts,
Tandis qu’autour le vent arpège
Des sons clairs.
Se convulsé, au vent, le linge
Blanc comme neige.
Les prés dorment calmes et verts
Sous le soleil aux rayons clairs

Cette autre de M. Trahsel n’est qu’un enfantillage prétentieux :

Je rêve et je danse, la danse de la volupté,
La danse de la volupté …
Voyez les courbes de ma jambe
Et le bas de mon ventre,
Et le bas de mon ventre !
Je meurs d’amour, je meurs, je meurs
D’amour …

On en arrive ainsi à parler pour ne rien dire, comme M. V. Remouchamps dans les strophes suivantes :

Tous les cieux sont venus hanter mes yeux de rêve,
Les cieux où luit l’azur infirme du Réel :
Les cieux se sont éteints devant mes yeux de rêve …

Tous les yeux sont venus hanter mes yeux de rêve.
Les yeux où luit la joie infirme du Réel :
Et les yeux ont saigné devant mes yeux de rêve …

Ce sont des mots bizarrement assemblés et rythmés, voilà tout.

Un retrouve à toutes les époques de décadence la même recherche des rythmes heurtés et bizarres, des chûtes imprévues, des baroques assonances. Pentadius confectionnait des vers que ses contemporains appelaient vers serpentins et qu’ils comparaient à un serpent qui se mord la queue. En voici un échantillon :

Sentio, fugit hiems, zéphyrisque moventibus orbem
Jam tepet Eurus aquis ; sentio, fugit hiems.
Parturit omnis ager, prœsentit terra calorem,
Germinibusque novis parturit omnis ager.
Lœta vireta tument, foliis sese induit arbor,
Vallibus apricis lœta vireta tument.

Voici un jeu poétique du même genre que j’emprunte à M. A. Sabatier :

Dans la plaine aux frissons roux
Pauvre nous !

Voici les faux qui volent, volent,
Comme un souple balancier
D’acier,
Volent, volent, volent.
Pauvres nous et pauvre moi !
Âpre loi
Dont nos rêves se souviennent !
Les clairs faux vont et viennent.
Le croissant fin du métal,
Jeu brutal !
Meurtrit les javelles blondes.

Les poètes en arrivent ainsi à versifier sur les sujets les plus minimes et les plus ténus. Toute l’anthologie grecque est remplie de ces productions, mignardises brodées sur des sujets insignifiants. Seul Méléagre a su conserver un peu de la vénusté grecque. Cette épitaphe semble tracée du bout du doigt sur la poussière d’un tombeau : « O terre, mère universelle, salut ! sois légère maintenant pour Aisigène : elle a si peu pesé sur toi ! »

Tout le reste de l’anthologie n’est que rococo et Pompadour. « Les raffinements de la pensée et du langage, dit Paul de Saint-Victor, amollirent la noble muse de Pindare ; les subtilités l’étiolèrent, la galanterie l’affadit. » La littérature transportée d’Athènes à Alexandrie, y fut prise du mauvais goût asiatique. C’est l’époque des petits poètes qui fourmillaient à la cour des Ptolémées et des Séleucides, « vrais musiciens du sérail, dont les vers semblent faits pour être chantés par des voix d’eunuques ». On trouve dans l’anthologie : « L’amour mouillé », « L’amour noyé », « L’amour oiseau », « L’amour prisonnier », « L’amour laboureur », « L’amour chasseur », « L’amour écolier », « L’amour à vendre », et d’autres encore. « Ce ne sont, dit encore Paul de Saint-Victor, que niches à Vénus, bouquets à Chloé, ex-votos de Cythère, cœurs en brochette, madrigaux mignards, vignettes libertines. Le miel corrompu coule à pleins bords, on marche jusqu’aux genoux dans les fleurettes artificielles de la décadence ».

Il en est à peu près de même pour les poètes de la décadence latine. Quand il ne nous entretient pas de ses misères amoureuses, Catulle pleure la mort du moineau favori de Lesbie :

Lugete, o Veneres Cupidinesque
Et quantum est hominum venustiorum !
Passer mortuus est meæ puellæ,
Passer, deliciæ meæ puellæ,
Quem plus illa oculis suis amabat.

Adrien mourant adresse à son âme ces versiculets tremblottants :

Animula ! vagula, blandula,
Hospes comesque corporis,
Quæ nunc abibis in loca,
Pallidula, rigida, nudula,
Nec, ut soles, dabis jocos.

Tels sont encore les précieux dystiques que polissait comme des pierres précieuses le mystique Sidoine Apollinaire :

Pistigero quæ concha vehit Triton Cytherem
Hac sibi collata cedere non dubitet,
Poscimus, inclina paulisper culmen herile,
Et munus parvum, magna patrona, cape.

Plus tard, dans une autre langue, Alphonse de Liguori avait encore de ces mignardises :

La guance di rose
Mi rubano il core :
O Dio ! che si more
Quest alma per te
Mi sforza a baciarti
Un labbro si raro :
Perdonami, caro,
No posso piu, no.

Ils ne manquent pas non plus à notre époque tous ces poètes de pacotille, maniérés, alambiqués, pédantesques, comiques et lamentables, qui transforment en jargon grotesque notre belle langue française.

M. Jean Moréas lui-même est loin d’être à l’abri de la critique. S’il a eu quelques élans, s’il a ciselé quelques strophes élégantes et sonores, écoutez ceci :

Pour consoler mon cœur des trahisons
Je veux chanter en de nobles chansons,
Les doctes filles de Nérée :
Glaucé, Cymothoé, Thoé,

Protomédie et Panopée,
Teurice aux bras de rose, Eulimène, Hippothoé,
Et l’aimable Holie, et Amphitrite, à la nage prompte,
Proto, Doto, parfaite à charmer,
Et Cymatolège qui dompte
La sombre mer.

Cela n’est plus de l’art ni de la poésie : c’est un passe-temps, un jeu de patience. Or, ce procédé d’énumération puéril est familier à M. Jean Moréas. À preuve :

Et c’est ainsi que sans douloir,
Joël se remémore :
Madame Emelos, gente à voir,
Qui s’est livrée au More.
Puis c’est Esmésée, Anne, Inor,
Viviane, Junie,
Mab, et la reine Aliénor.

On en arrive ainsi à faire imprimer, sous prétexte de poésie, des futilités qui ne sont que de la verbigération, des mots plus ou moins heureusement alignés, des puérilités comme Un jour, le drame psychologique de M. Francis Jammes, où je trouve ceci :

le poète

Tu avais mis tes bas à sécher sur la haie,
La vache, en passant tout à l’heure, les a mangés.

la fiancée

Oh ! que c’est ennuyeux, c’est la seconde fois.
Ça m’était arrivé il y a déjà trois mois.

le poète

Tu pourrais les mettre à sécher près de la grange,
Où la génisse et la vache ne passent pas.
Il y a une corde en osier à des échalas.

la fiancée

Près de la grange, l’ombre est trop épaisse à cause du noyer.

l’âme du poète (au poète qu’elle a suivi.)

Ton cœur en ce moment est dans l’ombre du noyer.
Ton bonheur est comme le soleil qui glisse
sur le perron usé, les paules et les glycines
au bois tordu et dur. Là-bas, sur la haie,
séchaient-les bas légers de la fiancée,
et la vache qui passait les a manges,
parce qu’ils éclairaient le soleil comme l’herbe bleue,
parce que la vache était contente sous le ciel en feu,
parce que tout était bon, parce que tout était doux,
parce que tout était luisant comme le houx,
parce que la vie est comme l’eau qui coule
sur les cressons et les pierres dorées et douces.

le poète

Fiancée, donne-moi un verre d’eau ?

la mère (à la servante qui est entrée)

Va au puits chercher de l’eau. Ne cogne pas
à la pierre le seau usé, la cruche. Va.

Écoutez encore la complainte du petit veau :

Les pauvres donnent aux pauvres. Je ne sais pas
si les riches donnent jamais !… Le petit veau,

dont on mange la viande, je l’ai connu
avant qu’on le menât mort à la banlieue.
Il s’amusait gaîment aux luzernes fleuries
à menacer de ses jolies petites cornes un chien doux.
Ce petit veau était pauvre et parce qu’il était pauvre
il finit dans le ventre des pauvres.
Il a fait son devoir en vivant, en mourant.
Fais ton devoir aussi en mourant et vivant.

Encore une fois, cela n’est plus de l’art ni de la poésie, c’est un jeu d’enfant ou de malade.