La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 8


Alexandre Maloine, éditeur (p. 51-59).
chapitre viii



Mysticisme et érotisme



Ce n’est pas seulement par l’étrangeté et l’incohérence de la forme que se caractérise le dégénéré. Ses sentiments et ses passions ne sont pas ceux des autres hommes ; ils sont maladifs ou pervertis. Il ne sent point comme tout le monde. Ses sens ne sont pas affinés, comme le prétendent quelques-uns, ils sont tout simplement émoussés. Pour les émouvoir, il faut des sensations suraiguës qui feraient crier les autres de douleur. Ses passions sont excessives, les bonnes comme les mauvaises.

Il en est de même du décadent.

Que faut-il au poète, au vrai poète, pour l’inspirer ? La douceur des aurores, la splendeur des soleils couchants, le bruit formidable du tonnerre grondant dans l’étendue, la senteur du foin apportée par la brise, moins que cela, une rose qui s’ouvre, un lys fané qui se penche,

Un chant d’oiseaux, un bruit de feuilles remuées,
Un rayon de lune argentant les nuées.
Le papillon doré voltigeant sur les fleurs,
Le murmure du vent dans les saules pleureurs,
L’Océan qui rugit en embrassant les grèves.

Et M. Pauly, un débutant qui peut ainsi être pris comme terme de comparaison, continue :

Son âme est avec l’eau qu’elle suit dans son cours,
Il cause avec la fleur, il interroge l’herbe,
Il préfère la mousse au grand arbre superbe,
Il erre échevelé, le soir, au fond des bois,
Écoutant le zéphir, mystérieuse voix ;
Une fleur, un fraisier, un rien le rendrait ivre,
Et l’univers entier n’est qu’un immense livre,
Où son esprit pensif lit la création.

Le poète voit une foule de choses ravissantes, là où tant d’autres ne voient rien.

Son œil plonge plus loin que le monde réel,
Son âme est une tente, il en ouvre les toiles,
Dans les fleurs de nos champs son cœur voit des étoiles,
Dans les étoiles d’or les fleurs de l’infini.

Quand il parle d’amour, on dirait qu’il est ivre. Quel pur et noble enthousiasme ! Lui seul connaît

L’ardent bonheur profond d’aimer et d’être aimé.

Lui seul connaît

… Les jours illuminés de flamme,
Et les parfums des lys riant aux roses de mai.

Le décadent se replie sur lui-même. La poésie, au lieu de dilater son cœur, le resserre. Il scrute, dissèque son âme douloureuse. Il analyse ses vices, se complaît à les chanter, à les exalter en des hymnes malsains.

Pourtant le vice, même le vice décadent, est à la portée de tout le monde. La vertu, au contraire, n’est l’apanage que d’un très petit nombre.

Ils glorifient le suicide, que Mallarmé appelle le « suicide beau ». Leur âme poétique aspire au néant.

L’amour devient pour eux de l’érotisme et enfante des aberrations inconnues de Tardieu. C’est de la pure folie.

Verlaine écrit :

Assez qu’on — sinon plus qu’assez
Déplore avec désinvolture
Les uns mes « désordres » passés,
Les autres ma Noce ! future.
Mais tous joignent cette torture
À leurs racontars déplaisants

De me vieillir plus que nature :
Je n’ai que quarante-trois ans.
J’ai mille vices, je le sais,
Et connais leur nomenclature,
Mais pas tous ceux qu’on a tracés.

Après cette sorte de confession, il nous fait cet autre aveu :

J’ai la fureur d’aimer, mon cœur si faible est fou,
N’importe quand, n’importe quoi, n’importe où.

Et il ajoute avec découragement :

J’ai la fureur d’aimer. Qu’y faire? ah, laisser faire.

Puis, en vers d’une envolée superbe, il chante l’amour ou mieux les plaisirs sexuels.

L’écartement des bras m’est cher, presque plus cher
Que l’écartement autre ;
Mer puissante et que belle et que bonne, de chair,
Quel appât est le vôtre !

O seins, mon grand orgueil, mon immense bonheur,
Purs, blancs, joie et caresse,
Volupté pour mes yeux et mes mains et mon cœur
Qui bat de votre ivresse,

Aisselles, fins cheveux courts qu’ondoie un parfum
Capiteux où je plonge,
Cou gras comme le miel, ambré comme lui, qu’un
Dieu fit beau mieux qu’en songe,

Fraîcheur enfin de bras endormis et rêveurs
Autour de mes épaules,
Palpitants et si doux d’étreinte à mes ferveurs
Toutes à leurs grands rôles,

Que je ne sais quoi pleure en moi, peine et plaisir,
Plaisir fou, chaste peine,
Et que je ne puis mieux assouvir le désir
De quoi mon âme est pleine,

Qu’en des baisers plus langoureux et plus ardents
Sur le glorieux buste,
Non sans un sentiment comme un peu triste
Dans l’extase comme auguste !

Et maintenant vers l’ombre blanche — et noire un peu —
L’amour, il peut détendre
Plus par en bas et plus intime en son fier jeu
Dès lors naïf et tendre.

Jusqu’ici, en tenant compte de l’exagération inhérente à toute poésie et dont il faut forcément tenir compte dans toute juste appréciation, il n’y a rien que de normal. Mais écoutez ceci :

L’une avait quinze ans, l’autre en avait seize ;
Toutes deux dormaient dans la même chambre, —
C’était par un soir très lourd de septembre ; —
Frêles ; des yeux bleus, des rougeurs de braise.

Chacune a quitté, pour se mettre à l’aise,
La fine chemise au frais parfum d’ambre.
La plus jeune étend les bras, et se cambre ;
Et sa sœur, les mains sur les seins, la baise,

Puis tombe à genoux, puis devient farouche,
Et colle sa tête au ventre, et sa bouche
Sous l’or blond, dans les ombres grises ;

Et l’enfant, pendant ce temps-là, recense
Sur ses doigts mignons des valses promises,
Et, rose, sourit avec innocence.

Lisez encore cette autre du même genre :

Tendre, la jeune femme rousse,
que tant d’innocence émoustille,
dit à la blonde jeune fille
ces mots, tout bas, d’une voix douce :

« Sève qui monte et fleur qui pousse,
ton enfance est une charmille :
laisse errer mes doigts dans la mousse
où le bouton de rose brille,

laisse-moi, parmi l’herbe claire,
boire les gouttes de rosée
dont la fleur tendre est arrosée,
afin que le plaisir, ma chère,
illumine ton front candide
comme l’aube l’azur timide. »

À la rigueur, le poète peut encore invoquer cette excuse : qu’il n’a fait que peindre en vers magnifiques un vice qu’il n’approuve ni ne désapprouve. Néanmoins cela ressemble trop à une apothéose. Et puis, un peu plus loin, il vide son âme, fait étal de ses péchés, jette ses vices à la face du public comme un défi. Écoutez :

Je le crois bien qu’ils ont la pleine plénitude,
Et pour combler leurs vœux, chacun d’eux tour à tour
Fait l’action suprême, a la parfaite extase,
— Tantôt la coupe ou la bouche et tantôt le vase —
Pâmé comme la nuit, fervent comme le jour.
Leurs beaux ébats sont grands et gais. Pas de ces crises :
Vapeurs, nerfs. Non, des jeux courageux, puis d’heureux
Bras las autour du cou, pour de moins langoureux
Qu’étroits sommeils à deux, tout coupés de reprises.
Dormez les amoureux ! Tandis qu’autour de vous
Le monde inattentif aux choses délicates,
Bruit ou git en somnolences scélérates,
Sans même, il est si bête, être de vous jaloux.

C’est maintenant de la folie pure. Ajoutez qu’à côté de ces turpitudes ciselées dans Parallèlement, M. Verlaine donnait des vers d’un mysticisme étrange et adorable. Certes, je ne veux pas dire et je n’ai jamais pensé que M. Verlaine fut un aliéné et, à mon sens, ce fut plutôt un détraqué de génie, un progénéré qu’un dégénéré, mais avec d’étranges écarts et d’étranges faiblesses.

Je n’ai jamais observé le délire mystique chez un aliéné sans une nuance plus ou moins prononcée d’érotisme. C’est là un fait constant et connu de tous les médecins aliénistes.

Il est vrai que Verlaine n’est pas seul. Horace déclare cyniquement qu’après boire il ne distingue plus le jeune esclave de la jeune servante et, à la fin de sa vie, il ciselait des odes pour Ligurinus. Anacréon chante en vers précieux et maniérés l’amour et la sensualité : « Que je sois ta tunique, ô jeune fille, afin que tu me portes ; que je sois une eau pure, afin de laver ton corps ; une essence, pour te parfumer ; une écharpe, pour ton sein ; un collier de perles, pour ton cou ; une sandale, pour que tu me foules de ton pied. » Puis, devenu vieux, il veut lui aussi goûter aux amours pervers. « Peins mon Bathyllos bien aimé, dit-il, tel que je vais le décrire. Fais-lui des cheveux brillants, noirs par le haut, dorés par le bas. Noue-les négligemment et qu’ils flottent en liberté. Couronne un beau front de sourcils d’ébène. Que son œil soit noir et fier, mêlé de douceur, comme celui d’Ares et celui de Kythèrè, et qu’il tienne en suspens entre la crainte et l’espérance. Que sa joue ait le duvet léger des pommes. Qu’il ait la poitrine et les mains de Hermès, la cuisse de Polydeukès et le ventre de Dyonisos. Au-dessus de sa cuisse, là où brûlent des feux, je veux que tu peignes une puberté naissante qui invite Eros. »

Pour Verlaine comme pour Anacréon la magie du style ne saurait faire oublier de pareilles aberrations. Derrière le poète on sent trop le malade.

Du reste, toute la génération poétique actuelle semble plus ou moins entachée d’érotisme. M. Ch. Guérin semble en faire l’aveu dans les strophes mystiques que voici :

Notre-Dame du crépuscule,
Versez la fraîcheur de vos palmes,
Bonne vierge du clair de lune,
À la détresse de nos âmes.

Sainte guérisseuse de stupres,
À nos lèvres sanglantes qu’arde
La soif des voluptés impures,
Versez la fraîcheur de vos palmes.

Par votre prière ineffable
Sauvez-nous des spasmes nocturnes,
De lucre amour des courtisanes,
Bonne vierge du clair de lune.

L’érotisme, la recherche du suraigu pour les sens fatigués ou blasés, est encore un des vices ou mieux un des stigmates des époques de décadence, à Athènes comme à Rome, à Rome comme à Byzance.