La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 7


Alexandre Maloine, éditeur (p. 45-50).
chapitre vii



L’étrangeté et l’incohérence



Nous avons déjà trouvé plusieurs points de ressemblance entre les écrits des aliénés et les poésies des décadents. Nous n’aurons pas de peine à en trouver d’autres.

Avez-vous remarqué combien souvent les poètes décadents intercalent des mots en italiques et des majuscules au milieu de leurs vers ? Vous cherchez inutilement pourquoi tel mot ou telle lettre sont ainsi mis en évidence et vous n’arrivez pas à comprendre l’intention du poète.

Prenez un mémoire quelconque rédigé par un aliéné, particulièrement par un dégénéré ou un individu atteint de délire chronique à évolution systématique : vous verrez qu’il foisonne de mots soulignés, de mots en italique, de mots en majuscules énormes. Et pourquoi ? Vous n’arrivez pas à vous en rendre compte. Si vous interrogez l’auteur, il hausse les épaules en vous traitant d’imbécile, ou bien il vous répond simplement :

— Il faut que cela soit ainsi.

— Mais pourquoi tel mot souligné plutôt que tel autre ?

— Il le faut. L’esprit qui m’inspire seul le sait.

Et vous n’arriverez pas à en tirer autre chose.

Si on veut bien se reporter aux citations que j’ai faites précédemment, on verra combien ce fait est fréquent, aussi bien chez les décadents que chez les aliénés.

Ce n’est point tout encore. Les décadents aiment à entremêler leurs phrases, à les entrechoquer comme leurs idées. Ils recherchent les inversions hardies qui renversent le sens des choses exprimées. On ne peut plus les suivre dans leurs hyperboles et leurs métaphores, tant elles s’éloignent de l’idée qu’ils ont voulu rendre. On dirait un coup d’aile qui les enlève en pleine poésie, alors que ce n’est qu’un éblouissement sans vision nette, sans envolée large sur l’aile de l’idée.

Tous ces mêmes caractères vous les retrouverez dans les écrits des aliénés : même enchevêtrement et même bouleversement des phrases, mêmes hyperboles incompréhensibles.

Voici une dernière citation empruntée au fameux mémoire de Pie X dont j’ai déjà parlé. C’est une sorte de préambule dans lequel il m’explique pourquoi il s’est déterminé à entreprendre cette œuvre.

« Vous n’ignorez pas, sans doute, que Jean-Jacques-Rousseau n’a pas remanié moins de trente-deux fois de fond en comble la profession de foi de son Vicaire Savoyard et que Victor Cousin a cru devoir faire le relevé des trente-deux états successifs par lesquels a passé la pensée de ce maître ouvrier de la parole écrite pour arriver à lui paraître présentable sur la table de l’éternel — universel — banquet des générations à venir.

» Or … Entreprendre pour vous être utile autant qu’agréable, entreprendre, dis-je, de rédiger ici le texte complet de la Constitution impérissable qui reste le desideratum de la Révolution et de la Révélation, — vous en conviendrez avec moi, c’est bien autrement cotoneux encore que de forger et limer une épisodique profession de foi de vicaire devant figurer dans un livre n’ayant pas d’autre prétention que celle d’être et de rester un roman.

» Vous ne serez donc pas trop étonné qu’après une quinzaine de jours d’un travail plus nocturne encore que diurne, je n’en sois encore qu’aux premières ébauches de ma conception, et pour ainsi dire qu’à la mise au point de cette statue qui, pour être digne de votre contemplation en même temps que de ma cogitation, doit être à tout jamais aux yeux de tous le suprême chef-d’œuvre du génie du plus grand des législateurs passés, présents et futurs.

» Mais je n’attends pas seulement de vous que vous ne soyez pas étonné, c’est-à-dire dégoûté d’attendre de mon infortune plus et mieux que vous ne pouvez attendre de n’importe quel écrivain de fortune. En vérité, j’attends encore de votre discernement que vous soyez intimement satisfait de la marche déjà prise par notre messianique travail. Je dis notre parce qu’il sera la raison d’être unique de notre estime réciproque. »

La citation est un peu longue, mais elle m’a paru utile pour montrer les analogies qui existent entre cette prose et les écrits des décadents.

Les décadents recherchent encore les alliances de mots bizarres et qui détonnent, ces étranges accouplements qu’on ne parvient plus à comprendre.

M. S. Versini parle des « rayons du remords et de la pénitence » ; M. Laurent Tailhade, « de la mémoration des corolles fanées », et de « maint lambeau d’Occident fascé de pourpre et d’or ».

M. Paul Gérardy parle d’une

… chanson tout en clair de lune ;

M. Stuart Merril des « roses trop rouges de son désir » et d’une

… passante aux yeux pleins de passé ;

M. Francis Vielé-Griffin dit :

L’aube est pâle comme une qui n’ose.

M. G. Kahn :

La blondeur de la nuit défaille en flots d’étoiles.

M. E. Raynaud :

Regarde ! le soir y saigne avec abondance.

M. Fontainas :

Le soleil agonise en baisers de lumière.

M. de Retté écrit :

Et des rêves dorés aux murmures d’abeilles
Nimbent de blonds enfants que ton silence adore.

M. Elslander dit :

Le silence comme un voile immense détaché des cieux,
Tombe, fasiant et palpitant, par l’espace.

Et M. Paul Pionis qui est sans doute un disciple du père Sarcey, parle de

… doigts longs comme un cœur ayant beaucoup aimé …

Certes les plus grands poètes ont eu de ces audaces malheureuses. Mais les vers des poètes des époques de décadence en fourmillent. Ainsi nous ne pouvons pas toujours retrouver sous l’emphase grecque l’idée de Pindare ni suivre toujours le pompeux auteur de la Pharsale.

Même recherche dans les écrits des aliénés.

Le jardinier devenu prophète dont je vous ai déjà entretenu, sème son apocalypse de ces alliances de mots d’une hardiesse rare. Il parle « de l’horizon de l’avenir, » de « l’onde du désarroi, » des « parois de la pensée, » de « l’ombre de l’aurore, » de la « candeur des sublimes revers. »

En vérité, lequel imite l’autre ? Lequel est le plus malade ?