La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 10


Alexandre Maloine, éditeur (p. 71-76).
chapitre x



L’inspiration



Il y a plusieurs catégories de dégénérés : les uns sont des débiles, des faibles d’esprit qui ne sauraient jamais sortir du plat terre-à-terre ; les autres sont des dégénérés supérieurs dont certaines facultés sont abolies ou détraquées, mais dont les autres sont susceptibles d’une exaltation presque géniale. Les premiers restent toujours, même dans leurs moments d’excitation, des imbéciles ou peu s’en faut ; les seconds peuvent, dans leurs périodes de surexcitation cérébrale, atteindre par moments les cîmes les plus élevées de l’art. Mais, une fois leur cerveau apaisé, ils retombent au-dessous du commun des hommes. Ils ne se soutiennent pas comme le véritable génie d’un coup d’aile que rien n’abat ; ce sont des génies intermittents, incomplets.

Quand le délire est sur le point d’éclore, on dirait que l’énergie cérébrale du dégénéré est doublée ou triplée ; il devient actif, entreprenant ; sa parole devient facile et abondante ; son esprit s’ouvre à toutes choses ; ses idées s’élargissent ; en un mot toutes ses facultés s’exaltent et s’avivent.

Au début de son délire, cette suractivité cérébrale persiste. Il n’est pas rare alors de voir des hommes presque sans instruction parler avec une certaine éloquence et écrire des pages pleines de couleur et de poésie. Ce sont des espèces de décharges nerveuses.

C’est ce que l’on appelait autrefois l’inspiration, une sorte de mouvement de l’âme qui transporte le poète hors de lui-même, qui semble le faire obéir à une puissance supérieure qui l’enlève et le subjugue tout entier. Aussi les anciens disaient que c’était un dieu qui s’emparait de l’âme du poète, et qui lui communiquait ses pensées et ses expressions les plus sublimes :

Est deus in nobis : agitante calescimus illo.

Un nommé Boileau Despréaux, une sorte de précurseur du père Sarcey, a également décrit en vers de mirliton ce phénomène qu’il n’a vraisemblablement jamais éprouvé lui-même :

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur ;
S’il ne sent point du ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a pas formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif,
Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif.

Tel ce pauvre jardinier, absolument illettré, fils et petit-fils d’aliénés, dont je vous ai déjà parlé. Il se croyait le fils de Dieu et se disait envoyé sur la terre pour tenter une rédemption nouvelle. Il était le frère et le successeur de Jésus-Christ. Eh bien, cet homme qui savait à peine écrire, qui ne fréquentait point les églises, qui n’avait jamais lu la Bible ni aucun livre sacré, racontait ses visions dans un langage qui étonnait dans une pareille bouche. Il me remit un jour une sorte de résumé de sa doctrine qu’il avait intitulé : « Paroles de Dieu par la bouche d’un ignorant. » En voici quelques passages qui, malgré leur exagération imagée, ont une tournure presque biblique :

« Hommes, dans ce monde ici-bas, vous qui jetez au vent les remords de la vie, vous qui blasphémez votre Rédempteur au moment qu’il veut revenir à vous, que de sacrifices ne fais-je pas pour vous, ingrats que vous êtes ! Si je voulais, je vous écraserais du haut des cieux. Vous qui cherchez dans l’obscurité la lumière éternelle, les flambeaux de la vie, les remords des hommes, le royaume des cieux et le bonheur de l’avenir, tremblez à l’horizon qui doit paraître. Du haut des cieux j’ai descendu sur la terre pour faire trembler l’univers et répandre sur mon peuple la terreur. Que mes souvenirs restent toujours en vous. Que le blasphème sorte de votre bouche et que la crainte le remplace, car le passé n’est plus : les choses sont changées. Si jamais l’univers n’a bougé, vous le sentirez remuer sous vos pieds. J’éveillerai le lion du désert qui dort d’un sommeil engourdi. Je ferai flotter la barque du rameur sur les mers. Par mes tourbillons je rallierai les flots. Je ferai trembler l’auxiliaire de l’Océan. Je ferai bannir le roi des Alpes. Je ferai souffler les vents de la Tamise. Je ferai gronder le lion du Danemarck ; j’agiterai les panthères ; j’obscurcirai le jour. »

Malgré leur emphase, malgré certaines alliances de mots inacceptables, ces menaces ont réellement quelque chose d’apocalyptique. Écoutez encore cette prière :

« Père éternel, je viens à jamais dans l’Éternité vous convaincre de ma présence, immortaliser mon nom, châtier les méchants, calmer les vengeurs, grandir les honneurs, bannir à jamais les horreurs de la vie. Français, vous qui cherchez à l’ombre de l’aurore les merveilles de la vie, venez vous ranger ici dans cette enceinte de lumière qui va s’ouvrir pour vous et qui va faire rayonner l’Espérance. Écoutez ma parole, mes sublimes sentiments. Que ma présence trouble vos cœurs du plus profond sentiment de respect. »

Si on veut juger du degré d’instruction de cet homme, on n’a qu’à examiner sa façon d’orthographier. En voici un échantillon :

« Homme dans se monde isi ba, vous qui jeté o ven les remorre de la vie, vous qui blasephaizmé votre rédemnteur o momen qu’il veu revenir à vous, que de çacrifise ne faige pas pour vous, ingra que vous aite. »

J’ai bien souvent rêvé à ce jardinier dont le cerveau s’était subitement illuminé, à ce prophète qui n’avait jamais lu que le Petit Journal et dont les idées n’avaient guère dépassé le mur de son jardin. Plus tard tout cela s’est effondre dans la nuit de la démence.

Honorine Mercier, la sœur d’Euphrasie Mercier, l’héroïne du crime de Villemonble, a écrit des poésies absolument surprenantes puisqu’elles ne lisait jamais et qu’elle n’avait reçu aucune instruction. Voici un passage emprunté à sa poésie : Le monde des abîmes.

À terre je gisais, foudroyée, éperdue …
Puis … le sol s’entr’ouvrant me lança dans la nue !
Que vois-je ! oh ! quel effroi !… quel océan d’espace !
Quoi ?… mon corps s’agitait suspendu dans l’espace !
Lequel précipité dans un vide infini,
Me parut un ballon tournant dans l’infini.

Sans un fil pour soutien, tournant, tournant sans cesse
Quelle chute et quel choc !… ô ciel, quelle détresse !…
Ne voir que l’étendue, que l’abîme insondable,
Que le néant sans cieux, c’était inénarrable.
Un univers sans âme, aussi large et profond
Qu’on ne peut l’exprimer puisqu’il était sans fond !…

Ailleurs elle décrit : L’abîme cahotant.

L’abîme cahotant est un mont fait de rocs.
On le gravit courant, heurté de roc en roc,
Debout sur un trapèze auquel sont adaptées
Deux roues ne fonctionnant qu’en étant cahotées.
Le choc est permanent, mécanique, infernal ;
Résonnant sur le cœur comme le timbre du mal ;
La commotion ressemble à la pince tenaille,
Déchirant violemment, comme fait la mitraille,
Les fibres et les nerfs suppliciés sans cesse.
Or, ce tourment s’accroit par une vue qui blesse.
C’est celle d’un dragon, sorte de monstre ailé,
Qui fougueux vous emporte à ce char attelé …
Il monte et puis descend en bondissant, rapide,
Sur ce mont suspendu dressé parmi le vide.
Cette course insensée ne peut se ralentir,
Car un funèbre glas hurle le mot : partir !…
Partir !… Ah oui, partir !… sans s’arrêter jamais.
Recommencer sans fin ce sujet à jamais !

En proie à des conceptions mystiques et à des idées de persécution, Honorine Mercier était depuis son enfance dans un délire perpétuel.