La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 2


Alexandre Maloine, éditeur (p. 5-10).
chapitre ii



Poésie et névrose



Comme je viens de le dire, de la surexcitation de nos nerfs épuisés est née une sorte de poésie névrosée et aussi toute une pléiade de poètes qu’aujourd’hui on prendrait pour des génies ou pour des dieux et demain pour des fous, tant leurs conceptions sont étranges et inégales.

Du reste, l’un d’eux, M. Martial Besson, s’est chargé de nous expliquer en un sonnet la poétique nouvelle :

À cette fin de siècle en proie à la névrose,
Il faut des pleurs de sang, d’amers éclats de voix,

Le subtil examen de nos cœurs aux abois,
D’étranges vers, heurtés, aux allures de prose.
Or, le poète s’est armé du froid scalpel ;
À l’art du disséqueur sombre il a fait appel ;
Puis, sur le marbre, il a couché son âme nue.
Et maintenant, aux yeux affolés des passants,
Qu’exaspère l’ardeur d’une soif inconnue,
L’âme crie et se tord dans ses doigts frémissants.

Assurément, c’est quelque chose comme cela. Mais l’âme que le poète dissèque et étale nue aux yeux des passants, c’est sa pauvre âme à lui, sa pauvre âme malade. Et la foule avide regarde ce spectacle malsain, comme on regarde avec curiosité une monstruosité ou une anomalie, une Rosa-Josepha, par exemple.

Ces sortes de poésies sont en effet de véritables déviations de l’âme humaine. C’est, du reste, la définition que Morel donne de la dégénérescence.

Maintenant, comment l’état de déséquilibration du poète se réflète-t-il dans ses vers ?

De différentes manières que je vais essayer d’examiner.

Il va sans dire que je le ferai avec tous les ménagements possibles pour ne pas blesser des susceptibilités peut-être trop promptes à s’éveiller. Les esprits qui souffrent et se débattent dans les tortures d’une impuissance dont ils ne peuvent sortir, sont d’une sensibilité excessive. Chez eux, les émotions retentissent avec une sonorité exagérée, douloureuse même.

Ceci posé, un des premiers caractères d’un esprit taré, c’est l’inégalité. Nous sommes tous plus ou moins inégaux, selon nos moments et selon notre état d’excitabilité et aussi d’activité cérébrales. Tous nous avons des hauts et des bas. Cela tient au moins autant au milieu qui nous entoure qu’à notre tempérament. Une foule de causes intérieures agissent sur notre activité cérébrale, les unes la surexcitant, les autres la diminuant. Pourtant, nous ne descendons pas au-dessous d’un certain degré et nous ne pouvons, par contre, dépasser certains sommets.

Les déséquilibrés vont, au contraire, d’une extrémité à l’autre, presque du génie à l’imbécillité. Leur esprit procède en quelque sorte par chutes et par soubresauts. Aujourd’hui, c’est un aigle au vol audacieux ; il regarde en face le soleil ; il plane. Demain, c’est, dans une chute brusque, le retour au plat terre à terre ; l’aigle n’est plus qu’un oiseau aveugle et sans ailes ; il rase la plaine ; son vol est sans grâce.

Tel est le poète dégénéré, ou décadent, si vous préférez.

Et pour mieux me faire comprendre, je choisis un exemple : Stéphane Mallarmé, un des princes de la cohorte.

Il chante les fleurs, et il débute sur un mode magnifique. Il dit :

Le glaïeul fauve, avec les cygnes au col fin,

Et le divin laurier des âmes exilées,
Vermeil comme le pur orteil du séraphin
Que rougit la pudeur des aurores foulées ;
L’hyacinthe, le myrthe à l’adorable éclair,
Et, pareille à la chair de la femme, la rose
Cruelle, Hérodiade en fleur du jardin clair,
Celle qu’un sang farouche et radieux arrose !

Tout cela est ravissant et dit avec une richesse et une couleur presque inimitables. Il continue, sur un rythme vague et déjà presque obscur :

Et tu fis la blancheur sanglotante des lys,
Qui, roulant sur des mers de soupirs qu’elle effleure,
A travers l’Océan des horizons pâlis,
Monte rêveusement vers la lune qui pleure !

À la rigueur, cela peut se comprendre, et cette poésie rêveuse et indécise conserve encore un certain charme.

À la strophe suivante, il devient obscur et incompréhensible. On dirait qu’on a jeté un voile devant les yeux éblouis du poète. Il ne voit plus, il parle, mais ce ne sont plus que des sons :

Hosannah sur le cistre et dans les encensoirs,
Notre-Dame, hosannah au jardin de nos limbes !
Et finisse l’écho par les célestes soirs,
Extase des regards, stincillement des nimbes !
O mère qui créas, en ton sein juste et fort,
Calices balançant la future fiole,
De grandes fleurs avec la balsamique mor

Pour le poète las que la vie étiole, ce dernier vers n’est-il pas un cri d’impuissance et de désespoir ? Le poète las que la vie étiole sent qu'il redescend de son rêve étoilé et que la chimère qu’il croyait avoir saisie va lui échapper, que ce n’est plus qu’un fantôme qui s’efface dans le lointain des brumes.

Cela est dur et triste à dire : j’ai recueilli autrefois à Sainte-Anne des quantités de vers comme ceux-là. Quand je disais au pauvre fou que je ne le comprenais pas, il me répondait simplement :

— Je suis en haut ; vous êtes en bas. Je parle de trop loin ; vous ne pouvez m’entendre.