La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 1


Alexandre Maloine, éditeur (p. 1-4).
chapitre premier



L’évolution poétique



« Je ne sais qui a dit, je ne sais où, que la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que ce soit, c’est indubitablement un grand sot. C’est comme si l’on disait : les petits pois font pousser le printemps. Les petits pois, au contraire, poussent parce que c’est le printemps, et les cerises parce que c’est l’été. Les livres sont les fruits des mœurs. »

Derrière ce paradoxe de Théophile Gauthier se cache une grande part de vérité. Un auteur ne produit pas le livre qu’il veut. Il produit le livre qu’il peut, celui que lui inspirent et sa personnalité et le milieu qui l’entoure. Aussi certaines formes poétiques ne sont que les conséquences d’un état d’âme particulier. Cela ressort très nettement de l’étude de toutes les littératures, depuis leur enfance jusqu’à leur apogée et leur décadence.

Les peuples enfants revivent dans leurs poètes avec toute leur naïveté et quelquefois aussi toute leur brutalité. Les poésies des peuples primitifs sont les plus naturalistes qui existent, mais naturalistes au bon sens, ou mieux au sens exact du mot. On peint les choses et les êtres tels qu’ils sont, sans rechercher avec un besoin, en quelque sorte maladif, les côtés laids et repoussants de la nature.

Puis les mœurs s’épurent, les goûts s’affinent, les sentiments s’ennoblissent. La poésie reçoit immédiatement le contre-coup de cette transformation. Les poètes sortent du réel, grandissent les hommes, embellissent la nature, tout en restant humains. C’est l’âge d’or des littératures et des peuples, ce qu’on est convenu d’appeler les époques classiques.

La race a donné ce qu’elle pouvait donner de mieux ; elle a atteint son apogée ; elle ne va pas tarder à redescendre la pente opposée pour marcher à la stérilité et à l’anéantissement. Après les poètes des grandes époques, nous voyons des poètes qui voguent en pleine chimère, à la poursuite de l’irréalisable et de l’irréel, à la recherche de ce qu’ils appellent l’idéal, un rêve de leur cerveau névrosé. Ce sont déjà des oiseaux qui battent de l’aile. Et bientôt ils désespèrent de trouver ce à quoi ils aspirent, « cette fleur bleue au cœur d’or qui s’épanouit tout emperlée de rosée dans le ciel du printemps, au souffle parfumé des molles rêveries. »

Alors naît le dégoût, une vague désespérance, et, dans la génération suivante, plus étiolée, et plus proche de la dégénérescence finale qui guette toutes les races, la décadence s’affirme de plus en plus. La poésie devient névrosée, maladive, malade de l’adorable maladie de l’art, si vous voulez, mais malade.

Aux esprits malades, il faut une nourriture épicée, pimentée, cantharidée, médicamentée. Le vin ne chatouille plus le gosier de l’ivrogne ; il lui faut de l’eau-de-vie ou de l’absinthe. Et les peuples qui vont s’éteindre sont des ivrognes en poésie.

Le poète ne chante plus la vie, la grâce, la beauté. Comment le pourrait-il, puisqu’il est lui-même à l’agonie ? Il chante le vice qui le ronge, la maladie qui le meurtrit ; il chante la mort et la putréfaction. Il aime l’odeur des charognes sanguinolentes, la vue des ventres livides et suant les poisons. Il n’aime plus la blonde et pure jeune fille qui peuplait les rêves de ses mâles ancêtres ; il aime les drôlesses, et leurs vices, et leurs grâces canailles, et leurs caresses meurtrières. Pourtant cette poésie a encore ses beautés : la beauté de la mort, les grâces de la maladie. Ophélie et Juliette étaient belles jusque dans la mort. Et ces pâles et anémiques jeunes filles au teint exsangue, aux yeux alanguis, ces chlorotiques fiancées que la puberté décolore et rend si fluettes, ne sont-elles pas belles ? On dirait des lis malades, éclos trop vite sous l’œil trop blanc du matin.

C’est dans cette poésie morbide et cependant quelquefois pleine de grâce, que je voudrais faire une excursion, en quelque sorte médicale, pour y retrouver la trace, ou mieux le reflet de ces stigmates de dégénérescence, dont les aliénistes ont marqué au front notre race névrosée et détraquée.

Nous allons voir comment le désordre des nerfs et le déséquilibrement des pensées se traduisent en poésie.