La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 3


Alexandre Maloine, éditeur (p. 11-16).
chapitre iii



L’excessivité des contrastes



Nous avons vu que les poètes dégénérés sont inégaux. Je voudrais montrer maintenant qu’ils sont excessifs dans leurs contrastes. Tous les poètes, les vrais poètes, sont plus ou moins mobiles et cèdent facilement à l’enthousiasme ou mieux à l’inspiration du moment. Tendres et rêveurs aujourd’hui, sarcastiques et cruels demain, selon les impressions, ils passent de l’amour à la haine, des pleurs aux rires, quelquefois sans transition. Aujourd’hui le poète maudit :

Les rois des guerres civiles,
Rois pillards et méprisés,
Traînant à travers les villes

Leurs manteaux fleurdelisés,

Et semant par la campagne
Les ruines et les morts,
Que la terreur accompagne
Et que suivent les remords,

Et Louis quatorze en proie
Aux fureurs des Maintenons.
Et Napoléon qui broie
L’Europe sous ses canons

C’est l’impression qui passe. Demain, il espère de nouveau dans les dynasties ; il voit les rois sous un jour plus beau, et il le leur dit :

Rois, soyez rois, soyez ces fiers géants de bronze,
Quittez l’épée et le cimier,
Portez le manteau bleu plein d’abeilles joyeuses
Et la main de justice, ô rois !
Les nuages fuiront et les chansons rieuses
Chasseront les pesants effrois,
Et l’homme qui n’a pas de longs printemps à vivre
Et vous qui mourrez comme lui,
Vous goûterez la joie où la fleur d’or s’enivre,
Quand le soleil au bois a lui.

M. A. Pauly, à qui j’emprunte ces vers si pleins et si sonores, n’est pas un décadent. Pourtant, il cède volontiers à l’inspiration et touche, selon les heures, toutes les cordes de la lyre, change les rythmes et les modes. Mais il ne passe point brusquement, dans le même instant, dans le même sonnet, d’un extrême à l’autre. Son œuvre constitue malgré tout un ensemble harmonieux où l’on sent toujours vibrer la même âme, mais variable seulement selon les impressions qu’elle reflète.

Chez les décadents, il y a excessivité dans les contrastes. On dirait que le poète se dédouble ou au moins se métamorphose et qu’il vit une autre vie, avec des impressions, des sentiments tout différents.

Je ne saurais choisir un meilleur exemple que le volume — remarquable toutefois, — de Paul Verlaine : Parallèlement.

Le poète exalte d’abord le sentiment religieux, il se plonge dans un mysticisme très délicat et très vague ; un peu plus loin, il fait appel à un sensualisme qui touche au sadisme ou mieux à la folie. Il célèbre les amours anormales, perverses, les embarquements pour Sodome ou Lesbos ; il chante la gloire monstrueuse de Sapho et des « femmes damnées ». Homo duplex !

Le même poète qui hier se noyait dans les blandices d’un vague et mystique amour, le dévot qui exaltait l’esprit, venge demain la chair rebelle ; il magnifie les vices, ou mieux ses vices, leur adresse des hymnes orgueilleux. « Hier, dit un de ses admirateurs, M. Bunant, il édifia Sagesse, un superbe cantique de foi et d’amour en Dieu, d’aspirations mystiques, planant à pleines ailes blanches dans le plein bleu du ciel ; aujourd’hui, il lance les cris de sa chair en rébellion, dans un livre tout bouillonnant de l’écume des désirs et des plaisirs. Ainsi, aux façades de nos cathédrales, des gargouilles obscènes, de posture immonde, grimaçantes et convulsées de volupté bestiale, coudoient les saints et les saintes en de rigides attitudes, aux longues mains jointes, tendues vers le ciel ».

On pourrait facilement retrouver chez un autre poète de talent, M. Laurent Tailhade, cette même excessivité des contrastes.

Écoutez cet hymne à la vierge :

Empérière au bleu pennon,
Sur le cistre et le tympanon,
Les cieux exaltent ton renom.

Toi de Jessé, royal provin,
Pain mystique, pain sans levain,
Font scellé de l’amour divin.

Toison de Gédéon ! Cristal
Dont le soleil oriental
N’adombre pas le feu natal.

Ave gratia ! Que ta main
Cueille, pour l’ineffable hymen,
Les lis nouveaux du bon chemin.

Et il termine par une sorte de vœu d’adoration :

Pour vous, mes chants, matins et soirs,

Dans la nef aux mornes voussoirs,
Balanceront des encensoirs.

Ailleurs il chante :

Les martyrs en surplis d’écarlate, les sœurs
Marthe et Marie aux pieds du maître qui s’incline,
Et le vol blanc des séraphins intercesseurs,

Bernard dans les vallons, Benoît sur la colline,
Les Sybilles qu’Arnaud de Moles attesta
Près du roi Christ féru du coup de javeline.

Et plus haut, en plein ciel, un chœur d’enfants porte à
Notre-Dame, sur le vélin des banderolles,
Ces mots d’amour : Ave, felix cœli porta !

Ne croirait-t-on pas entendre un moine voué au culte de la vierge et épris mystiquement de l’Immaculée !

Tout à coup M. Tailhade se transforme. Il dépouille le vieil homme et devient réaliste. Dans ses Quatorzains d’été il chante en termes sans apprêts, le troisième sexe, l’hydrothérapie ou

Madame Dindona, dont la croupe est pareille
Au dos de l’éléphant sacré de Bénarés.

Âme sans consistance, débile et légère, volonté défaillante, le dégénéré ne sait où jeter l’ancre ; il erre à l’aventure de ses bonnes ou de ses mauvaises pensées, incapable de résister à ses propres entraînements. Il n’y a plus chez lui l’équilibre régulier et indispensable au bon fonctionnement de la vie et de la pensée. C’est la défaite de la volonté par l’impression du moment ou mieux par l’impulsion ; c’est le règne des caprices. Tout frein régulateur ou modérateur a disparu. Cela est évident et ressort nettement des écrits des décadents, esprits désemparés, âmes sans gouvernail qui chevauchent à l’aventure, aujourd’hui dans un idéal invraisemblable, demain dans la boue.