La Plante/Partie I, chapitre XXIII

Charles Delagrave (p. 235-239).
XXIV. — Respiration des plantes  ►
Partie I.
XXIII. — Séve descendante

XXIII
Séve descendante.

Travail chimique des feuilles. — Séve descendante. — Sang des animaux et séve élaborée des végétaux. — Marche descendante de la séve élaborée. — Effets d’une ligature et d’une décortication annulaire. — Applications. — Distribution de la séve dans les diverses parties de la plante. — Formation de nouveaux tissus. — Résumé.

Résumons les détails qui précèdent en un exposé d’ensemble. La séve brute ou ascendante, liquide composé d’une grande quantité d’eau et d’une très-faible proportion de substances nutritives dissoutes, est absorbée dans le sol par les racines et amenée aux feuilles par la voie de l’aubier. Là, s’infiltrant de cellule à cellule, elle se distribue dans l’épaisseur entière du limbe ; et l’eau surabondante, nécessaire au transport des matériaux alimentaires, s’exhale en vapeurs par les orifices des stomates. En même temps que l’évaporation concentre leur contenu, les cellules reçoivent le gaz carbonique puisé dans l’atmosphère. Sous l’influence des rayons du soleil, les grains de chlorophylle dédoublent ce gaz en ses deux éléments. L’oxygène transpire à travers la membrane cellulaire, s’engage dans les tortueux défilés du tissu, parvient aux chambres aériennes et enfin aux stomates, qui le rejettent au dehors avec la vapeur d’eau. Le charbon reste, non isolé et en l’état de poussière noire impalpable, mais aussitôt combiné avec les matériaux de la séve ascendante. La cavité d’une cellule n’est pas simplement un atelier de décomposition, c’est aussi, c’est surtout un laboratoire de recomposition, où la chlorophylle, aidée par le soleil, assemble les éléments sous de nouvelles formes. La métamorphose du charbon est donc immédiate : il trouve dans la cellule, apportés par la séve ascendante, les trois autres éléments organiques, l’oxygène et l’hydrogène de l’eau, l’azote de quelques matières salines, azotates ou sels ammoniacaux ; et s’associant avec eux, il devient matière à sucre, matière à fécule, à bois, à fruits, à fleurs, sans passer un seul instant par l’état de vulgaire charbon.

Quel merveilleux, quel incompréhensible travail, mon cher enfant, que celui d’une feuille ! Entre les rangs pressés des cellules, où l’on croirait tout en repos, quelle activité, quelles transformations au-dessus de la science humaine ! Des liquides gonflent les cellules, suintent de l’une à l’autre, transpirent, s’infiltrent, circulent, échangent leurs principes dissous ; des vapeurs s’exhalent, des gaz arrivent, d’autres s’en vont ; la lumière éveille les énergies chimiques et les éléments se groupent en associations désormais matériaux de la vie. Le résultat de tout ce travail est la séve descendante ou séve élaborée.

Ce liquide, on ne peut l’appeler ni bois, ni écorce, ni feuille, ni fleur, ni fruit ; ce n’est rien de tout cela et c’est un peu de tout cela. Le sang de l’animal n’est ni chair, ni os, ni toison ; de sa substance cependant se font os, chair et toison. La séve, elle aussi, est un liquide propre à tout : elle est matière à fruit et à bois, à feuilles et à fleurs, à écorce et à bourgeons. Elle est le sang de la plante ; chaque organe y trouve de quoi se développer, se nourrir. La feuille organise ce liquide informe, lui donne vie et s’en fait substance de feuille ; la fleur y prend des matériaux pour son coloris et ses parfums ; le fruit y puise sa fécule, son sucre, sa gelée ; le bois y trouve de quoi se faire des fibres, de quoi s’endurcir de ligneux ; l’écorce y emprunte pour son étui de liége, pour ses dentelles de liber. Pauvre d’aspect, ce liquide n’est rien en apparence ; en réalité, c’est tout. Il est la grande mamelle de la vie. Directement pour les plantes, indirectement pour l’animal, le monde entier s’allaite à ce courant fécond.

La séve élaborée descend par les couches internes de l’écorce. Concentré en un petit volume par l’évaporation des feuilles, ce suc nourricier ne peut donner un copieux écoulement comme le fait la séve ascendante, presque en entier formée d’un grand volume d’eau ; néanmoins il est facile de constater sa marche de haut en bas à travers l’écorce. Si l’on enlève autour d’une tige une bande annulaire d’écorce, le liquide nourricier suinte et s’amasse au bord supérieur de la plaie, mais rien de pareil n’a lieu au bord inférieur. Ainsi arrêtée par un obstacle infranchissable, la séve s’accumule au-dessus de l’anneau mis à nu et y détermine une abondante formation de tissus, qui se traduisent par un épais bourrelet circulaire, tandis qu’au-dessous de l’anneau la tige conserve son diamètre primitif. Ce bourrelet ligneux, observé dans sa structure interne, présente des amas de fibres et de vaisseaux irrégulièrement contournés, et démontrant par leurs sinuosités que la séve s’est portée dans toutes les directions comme pour trouver une issue et continuer son trajet au delà de l’obstacle.

Une ligature serrée, en comprimant, obstruant les voies que doit suivre le liquide nourricier, provoque la formation d’un semblable bourrelet au-dessus de la ligne d’arrêt. Vous avez pu voir un arbuste, trop étroitement lié au piquet qu’on lui a donné pour appui, s’étrangler par sa propre croissance si l’on oublie de relâcher le lien. Peu à peu la tige se gonfle au-dessus du lacet, qui finalement est débordé par l’écorce et même caché dans son épaisseur. Il n’est pas rare enfin de rencontrer des arbres dont le tronc engagé dans un passage étroit, par exemple dans une fente de rocher, se tuméfie, au-dessus de l’obstacle, en une excroissance difforme. L’arrêt de la séve, en sa marche descendante, vous rend compte de ces faits.

Si tout le tronc n’est pas cerné par l’étranglement, s’il y a quelque part un lambeau d’écorce libre qui serve d’isthme de passage, le suc nourricier prend cette voie en contournant l’obstacle, et poursuit son trajet jusqu’aux racines. L’arbre alors continue à végéter. Mais si la barrière est absolument infranchissable, comme celles d’une ligature solide ou d’un anneau d’écorce enlevé, la séve ne peut descendre jusqu’aux racines pour les nourrir ; et celles-ci dépérissant, la mort de l’arbre est prochaine.

Un premier enseignement résulte de ces notions sur la marche des sucs nourriciers dans les végétaux. Désormais quand vous fixerez une plante à son tuteur, vous aurez soin de ne pas faire la ligature trop serrée, ou bien de la relâcher à temps, sinon vous exposeriez la tige à un étranglement qui lui serait fatal. Un second enseignement est relatif aux boutures et aux marcottes. Certains végétaux n’émettent que difficilement des racines adventives, et par conséquent sont rebelles aux procédés de multiplication par bouturage ou marcottage. Voulez-vous amoindrir la difficulté, voulez-vous favoriser l’apparition des racines : ayez recours à l’artifice que voici. Sur le rameau qu’il s’agit de faire enraciner, enlevez un anneau d’écorce, ou bien pratiquez une ligature serrée, et mettez en terre la partie ainsi traitée. Au bord supérieur de la plaie ou bien au-dessus du lien, la séve nourricière s’amasse sans pouvoir se propager au delà. Cet excès de matériaux nutritifs se dépense en formations nouvelles, qui se résolvent, à la faveur du sol, en paquets de racines adventives, au lieu de devenir un simple bourrelet.

La ligne d’arrêt de la séve est tellement prédisposée à l’enracinement, qu’elle peut émettre des racines adventives même à l’air libre, pour peu que l’humidité de l’atmosphère s’y prête. Á une faible distance de son extrémité inférieure, enlevons, sur une bouture, une bande annulaire d’écorce, et mettons le plant en terre sans l’enfoncer jusqu’à la portion dénudée. Dans ces conditions, les racines adventives n’apparaissent pas à leur place habituelle, le bout inférieur entouré de terre humide ; elles naissent à l’air libre, au bord supérieur de la plaie, et descendent s’enfoncer dans le sol. Si la décortication est incomplète et laisse en place une bande longitudinale d’écorce reliant les deux bouts de la plaie, la séve continue son trajet par cette voie, et les racines adventives naissent au bout enterré de la bouture, absolument comme si le rameau avait été laissé dans son état naturel.

La propagation des sucs nourriciers suit une marche descendante à travers les tissus de l’écorce, comme nous venons d’en avoir les preuves ; néanmoins de cette direction générale en dérivent d’autres secondaires qui amènent la séve aux divers organes, tantôt remontant le courant principal, tantôt le croisant. Bourgeons, feuilles, jeunes rameaux, tissus en formation, tout reçoit ainsi sa part de matériaux nutritifs. Une partie de la séve transpire entre le bois et l’écorce, et par une élaboration plus avancée, devient cette sorte de bois fluide, le cambium, qui chaque année donne une nouvelle couche d’aubier et une nouvelle couche de liber ; une autre partie s’emmagasine dans les vaisseaux laticifères, sous forme de liquide opaque et coloré, appelé latex ou suc propre ; enfin, ce qui reste parvient aux racines, où se fait une active dépense de séve pour la formation continuelle de jeunes tissus aptes à l’absorption par endosmose. Là se termine le mouvement circulatoire, pour recommencer sans interruption avec les matériaux que le sol fournit. Partie des racines à l’état de liquide brut puisé dans la terre, la séve monte par la voie de l’aubier, arrive aux feuilles, qui la travaillent sous l’influence chimique des rayons solaires, lui associent le carbone venu de l’atmosphère, et en font un suc nourricier ; elle descend alors par la voie de l’écorce, se distribuant aux divers organes, et revient enfin à son point de départ, les racines.