La Plante/Partie I, chapitre XI

Charles Delagrave (p. 87-95).
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Partie I.
XI. — Racines adventives

XI
Racines adventives.

Racine normale et racines adventives. — Le tussilage. — Le lierre. La vanille. — Le pandanus et le cocotier. — Figuiers des Indes. — Un contemporain des éléphants de Porus. — Bouturage. — Rôle d’une cloche en verre dans le bouturage. — Végétaux qui se prêtent le mieux à cette opération. — Marcottage. — L’œillet. — Provignage. — Marcottage à l’aide d’un pot fendu ou d’un cornet de plomb. — Sevrage graduel. — Pourquoi on bute le maïs, la garance, la réglisse.

La racine dont nous nous sommes occupés jusqu’ici est primordiale, originelle ; toute plante la possède à l’issue de la graine ; elle apparaît dès que la semence germe. Mais beaucoup de végétaux possèdent d’autres racines qui se développent en divers points de la tige, remplacent la racine originelle quand elle vient à périr, ou du moins lui viennent en aide quand elle persiste. On les nomme racines adventives. Leur rôle est d’une importance capitale, notamment dans certaines opérations d’horticulture dont je vous parlerai bientôt. Mais d’abord, ne serait-ce que pour montrer combien la plante sait se plier aux circonstances, citons quelques exemples de racines adventives.

Le tussilage, vulgairement nommé pas-d’âne à cause de ses feuilles qui figurent l’empreinte du sabot d’un âne, est une plante commune dans les terres cultivées, humides et marneuses. Ses fleurs jaunes s’épanouissent au premier printemps, bien avant que se montrent les feuilles, vertes en dessus, blanches et cotonneuses en dessous. La tige est souterraine et dépérit par son extrémité vieillie, tandis qu’elle s’allonge par l’autre, toujours rajeunie au moyen de nouveaux bourgeons. Ce tronçon annuel de tige, continuation du tronçon précédent en proie à la pourriture,
Fig. 47. Tussilage.
émet des racines adventives qui remplacent la racine primordiale, depuis longtemps disparue.

Pour se fixer à l’écorce des arbres, aux aspérités des rochers et des murs, le lierre est armé, sur la face seule de la tige en contact avec l’appui, d’une brosse de crampons semblables à de courtes racines. Ce ne sont pas des racines pourtant, ou du moins ils n’en remplissent pas les fonctions. Ce sont des appareils d’escalade et non des suçoirs ; ils servent à la plante pour grimper contre des parois verticales. Mais qu’une occasion favorable se présente, et les crampons du lierre deviennent des racines adventives, qui plongent dans le sol et nourrissent la plante. On peut le constater dans les ramifications du lierre étalées sur la terre.

Dans les forêts tropicales de l’Amérique, une plante à tige menue, remarquable par l’arôme suave de ses fruits, la vanille, s’établit en parasite sur quelque vieux tronc carié. De là, semblable à un mince cordage couvert de
Fig. 48. La Vanille.
feuilles charnues d’un beau vert, elle s’élance d’arbre en arbre pour sortir de l’ombre opaque de la forêt et gagner la lumière des hauteurs. Les distances qu’elle franchit ainsi, grimpant, s’élançant, escaladant, finissent par devenir si considérables, que la nourriture puisée par les racines ordinaires affluerait trop difficilement aux bourgeons. La vanille émet alors une foule de racines adventives par sa tige et ses ramifications. Quelques-unes se fixent sur les écorces voisines, dans le terreau amassé au sein de quelque plaie mal cicatrisée ; mais la plupart pendent du haut des grands arbres et flottent dans l’atmosphère humide de la forêt.
Fig. 49. Le Cocotier et le Pandanus.
Dans cet air attiédi, toujours saturé de vapeurs, elles trouvent un supplément de nourriture qui vient largement en aide à la plante. Dans nos serres, où elle est parfois cultivée, la vanille serpente autour du premier support venu, et laisse pendre à l’air, comme dans ses forêts natales, une multitude de racines adventives.

Sur les îlots édifiés par les coraux, dans les mers tropicales, et récemment émergés des flots, un arbre croît, appelé le premier à défricher leur sol calcaire, à le préparer pour d’autres végétaux, et finalement à le rendre habitable pour l’homme. C’est le pandanus ou vacoua, qui partage ses providentielles fonctions avec le cocotier. À eux deux, ils sont les premiers colons de l’îlot madréporique. Leurs graines, matelassées d’étoupe et cuirassées de robustes coques, qui les défendent de l’âcreté de la vague, viennent des archipels voisins échouer et germer sur ces terres nouvelles, dont le sol, uniquement formé d’un sable de coraux, serait impropre à toute autre végétation. Les deux défricheurs se mettent à l’œuvre, le feuillage dans le ciel bleu, les racines dans le flot salé. L’île est alors habitable. L’homme peut venir : il trouvera sur le récif de corail de quoi se nourrir, se bâtir une hutte et se tisser un pagne. Or dans le sable de coraux brisés, imbibé d’infiltrations salines, la nourriture est rare et l’appui peu solide. Comment résister aux coups de vent qui balaient la surface rase de l’îlot et font gronder le tonnerre des ondes sur sa ceinture de récifs ; comment recueillir les rares particules nutritives disséminées dans un sol de craie pure ? Un supplément de racines pare à cette double difficulté. De la tige du pandanus sortent, à des hauteurs diverses, de fortes racines adventives, qui, aériennes supérieurement, plongent leur extrémité inférieure parmi les éclats de coraux, et contribuent autant que les racines normales à soutenir l’arbuste et à l’alimenter. Il n’est pas rare de voir le pandanus dressé, loin du sol, au sommet d’une forte charpente formée par les racines adventives. Son compagnon de défrichement, le cocotier, sans avoir recours à ce curieux échafaudage de racines mi-partie aériennes, et mi-partie souterraines, plonge du moins dans les crevasses du récif de nombreuses racines adventives pareilles à des câbles vigoureux.

Certains figuiers particuliers aux Indes ont une manière fort remarquable de soutenir et de mettre en communication avec la terre leur énorme branchage étalé horizontalement. Des branches principales descendent des piliers ligneux, qui d’abord se balancent à l’air semblables à de grosses cordes, puis touchent le sol, s’y implantent et deviennent enfin autant de colonnettes supportant l’édifice commun. D’année en année, les ramifications s’étendent en largeur ; les piliers nécessaires à leur soutien descendent s’enfoncer dans la terre, et à la longue le figuier forme une petite forêt touffue, une forêt à un seul arbre appuyé sur des centaines, sur des milliers de supports. Or ces piliers, descendus d’aplomb du haut des branches, sont encore des racines adventives, mais robustes, souvent énormes et prenant avec le temps l’apparence de véritables tiges.

On connaît dans les Indes, sur les bords du Nerbuddah, un figuier, à lui seul véritable forêt, dont trois mille trois cent cinquante colonnes, formées par ses racines adventives, supportent le gigantesque branchage. Figurons-nous trois mille trois cent cinquante arbres de grosseur diverse, dont trois cent cinquante à tige énorme et trois mille à tige plus petite ; figurons-nous tous ces arbres reliés par les branches en une charpente continue, et nous aurons l’image du colossal figuier, qui abriterait une armée de sept mille hommes sous sa ramée, et dont les colonnes réunies exigeraient pour être embrassées une corde de six cents mètres de long. Suivant la tradition, Alexandre le Grand aurait vu ce figuier, alors que cédant aux murmures de ses soldats, il mettait fin, sur les bords de l’Indus, à son extravagante expédition. Quel est alors l’âge de ce vétéran du monde végétal, qui vit aux prises les phalanges d’Alexandre et les éléphants de Porus ?

Un rameau, lui-même développement d’un bourgeon, est un individu de la communauté végétale ; c’est une pousse de génération nouvelle, implantée sur la tige mère au lieu d’être implantée dans le sol. Étant séparé de la communauté, il peut, au moyen de racines adventives, puiser directement sa nourriture dans la terre, s’enraciner à part et vivre indépendant. Sur ce principe sont basées deux opérations horticoles d’une haute importance : le bouturage et le marcottage.

On nomme bouturage le procédé de multiplication qui consiste à détacher un rameau de la plante mère, et à le placer dans des conditions où il puisse développer des racines adventives. Le rameau détaché prend le nom de bouture, et celui de plançon lorsqu’il s’agit des arbres du bord de l’eau : saules et peupliers. Par son extrémité amputée, le rameau est mis en terre, en un lieu frais, ombragé, où l’évaporation soit lente et la température douce. L’abri d’une cloche en verre est souvent nécessaire pour maintenir l’atmosphère ambiante dans un état convenable d’humidité, et empêcher le rameau de se dessécher avant d’avoir acquis les racines qui lui permettront de réparer ses pertes. Pour plus de sûreté, si le rameau est très-feuillé, on enlève la majeure partie des feuilles inférieures afin de réduire autant que possible les surfaces d’évaporation, sans compromettre la vitalité du plant, qui réside surtout dans la partie supérieure. Mais dans bien des cas, ces précautions sont inutiles ; ainsi pour multiplier la vigne, le saule, le peuplier, on se contente d’enfoncer en terre le rameau détaché. Dans tous les cas, l’extrémité plongée dans le sol humide ne tarde pas à émettre des racines adventives, et désormais le rameau se suffit à lui-même et devient un plant indépendant.

Les végétaux à bois tendre, à tissus gorgés de suc, sont ceux qui prennent de bouture avec le plus de facilité ; tels sont le saule, dont le bois est si mou, et le pélargonium, habituel ornement de nos parterres, dont la tige est en majeure partie formée de tissu cellulaire charnu. Les végétaux à bois compacte et dur sont, au contraire, de reprise très-difficultueuse, impossible même. Ainsi le bouturage échouerait infailliblement avec le chêne, le buis et une foule d’autres végétaux à tissu ligneux serré.

Quelques plantes, et de ce nombre est l’œillet, poussent à la base de la tige mère des ramifications droites et souples qui peuvent servir à obtenir autant de plants nouveaux. On couche ces rameaux en leur faisant décrire un coude, que l’on fixe dans la terre avec un crochet ; puis on redresse l’extrémité, que l’on maintient verticale avec un tuteur. Le coude enterré émet tôt ou tard des racines adventives, et d’ici là la souche mère nourrit le rameau. Lorsque les parties enterrées ont produit un nombre suffisant de racines adventives, on tranche les ramifications en deçà du point enraciné. Chacune d’elles, transplantée à part, est désormais un végétal distinct. Cette opération se nomme marcottage, et les divers plants détachés de la souche première se nomment marcottes.

Le succès par ce procédé est mieux assuré que par le bouturage, qui, sans préparation aucune, prive brusquement le rameau de la nourriture fournie par la tige et l’oblige à se suffire immédiatement à lui-même. De tout temps le marcottage a été employé pour la multiplication de la vigne.
Fig. 50. Marcottage à l’aide d’un cornet de plomb.
Dans ce cas particulier, les rameaux couchés en terre se nomment provins, et l’opération elle-même porte le nom de provignage.

D’autres végétaux, le laurier-rose par exemple, n’ont pas assez de flexibilité dans leurs ramifications pour se prêter au marcottage tel qu’il vient d’être décrit : la branche casserait si l’on essayait de la couder pour la coucher en terre. Quelquefois enfin la ramification est située trop haut. Alors un pot fendu en long ou un cornet de plomb est appendu à l’arbuste, et la branche à marcotter est placée dans le pot ou le cornet suivant son axe. Le pot est ensuite rempli de terreau ou de mousse, que l’on maintient humide par de fréquents arrosements. Dans ce milieu toujours frais, des racines adventives tôt ou tard apparaissent. On procède alors à une sorte de sevrage du rameau, c’est-à-dire qu’on fait au-dessous du cornet une section légère qu’on approfondit davantage de jour en jour. On a ainsi pour but d’habituer peu à peu la plante à se passer de la tige mère et à vivre par elle-même. Enfin un coup de sécateur achève la séparation. Ce sevrage graduel est pareillement utile pour les marcottes couchées en terre : il assure le succès de l’opération.

En provoquant la formation de racines adventives, la culture n’a pas toujours pour but la multiplication de la plante ; elle se propose quelquefois d’obtenir de nombreuses racines, soit pour fixer plus solidement la plante au sol, soit pour avoir plus abondante récolte. Le moyen le plus efficace pour atteindre ce résultat est d’accumuler de la terre à la base de la tige. C’est ce qu’on appelle buter. La portion enterrée se couvre bientôt de racines. Le maïs, par exemple, abandonné à lui-même, est trop mal enraciné pour résister aux vents et aux pluies, qui le couchent. Afin de lui donner plus de stabilité, l’agriculteur bute le maïs. Dans la terre amoncelée à la base de la tige, des paquets de racines adventives se forment et fournissent à la plante un solide appui. La garance contient dans ses racines une matière tinctoriale d’un grand prix, l’alizarine. L’intérêt de l’agriculteur est donc de lui en faire développer le plus possible. À cet effet, on bute la plante, on l’enterre à demi. On bute également la réglisse pour accroître le nombre de ses racines, à saveur sucrée.