La Plante/Partie I, chapitre XII

Charles Delagrave (p. 95-113).
◄  XI. — Racines adventives
XIII. — Les Bourgeons  ►
Partie I.
XII. — Formes de la tige

XII
Formes de la tige.

Importance de la disposition longitudinale des fibres. — Tronc. — Stipe. — Chaume. — Résistance de la forme ronde et creuse à la rupture. — Ponts tubulaires. — Plumes et os longs des animaux. — Structure remarquable de la tige du froment. — Bambous. — L’extérieur plus dur que le centre dans les tiges monocotylédonées. — Tiges sarmenteuses. — Lianes. — Tiges grimpantes. — Tiges volubiles. — Stolons. — Colonies du fraisier et de la violette. — Tiges rampantes. — La lysimaque monnoyère. — Végétation des contrées polaires. — Rhizomes. — Turions. — Rhizomes des carex et des graminées. — Dunes. — Fixation des dunes. — Tiges des cactées.

La structure de la tige est peu variée. Nous avons décrit plus haut ce qu’on pourrait appeler les trois ordres fondamentaux de l’architecture végétale : l’ordre des arbres dicotylédonés, qui bâtissent en cylindres ligneux emboîtés l’un dans l’autre ; l’ordre des palmiers, qui, dans un massif cellulaire, disposent une charpente de piliers fibreux répartis au hasard ; l’ordre des fougères arborescentes, qui cerclent leur colonne cellulaire d’un rempart bizarrement sinueux de fibres et de vaisseaux.

Dans les trois ordres, les fibres et les vaisseaux sont méthodiquement assemblés dans le sens longitudinal de la tige, jamais dans le sens transversal. Le motif en est évident. Supposez un paquet de fils agglutinés. Vous pourrez le diviser aisément suivant la longueur : vous n’aurez à vaincre que l’adhésion des fils l’un à l’autre. Mais pour le rompre en travers, comme il faut casser les fils et non les désunir, un effort violent sera nécessaire. De même, à cause de l’arrangement longitudinal de ses faisceaux ligneux, la tige se fend en long sans trop de difficulté, tandis qu’elle résiste en travers et ne cède qu’au tranchant de la hache. Sous les efforts d’un coin enfoncé à coups de massue, le bois se fend toujours en long, jamais transversalement. La haute utilité de cette disposition des fibres saute aux yeux. Pour tenir tête au vent, qui tend à la casser en travers, la tige subordonne tout à la résistance transversale, et ne met qu’en seconde ligne la résistance longitudinale moins compromise. En disposant ses faisceaux ligneux dans le sens de la longueur, la plante acquiert souplesse, élasticité et en même temps résistance contre les chocs de l’air ; elle plie et ne rompt pas.

Si pour la structure interne, les tiges se rapportent à un petit nombre de types, si toutes même se ressemblent dans la disposition des fibres et des vaisseaux relativement aux conditions de solidité, elles présentent dans leur configuration extérieure une grande variété.

On nomme tronc la tige du chêne, du hêtre, du tilleul, du sapin et en général des arbres dicotylédonés. D’aspect sévère et de constitution robuste, le tronc est l’apanage des géants du monde végétal. Sous les grandes ombres de ses branches noueuses, un trait vous frappe avant tout : c’est la sereine majesté de la force. Le tronc diminue peu à peu de grosseur de la base au sommet ; supérieurement, il se divise en branches, rameaux et ramilles. Il s’accroît en diamètre par la formation annuelle d’une couche ligneuse superposée à celles des années précédentes.


Fig. 51. Stipe de Palmier.
Pour les végétaux herbacés et même les végétaux ligneux mais qui, par leur faible taille, ne méritent pas le nom d’arbre, on emploie simplement le mot de tige. Le végétal ligneux est appelé arbrisseau, lorsque la tige, ramifiée presque au niveau du sol, s’élève à une hauteur qui peut varier de un à cinq mètres environ. Ses bourgeons sont enveloppés d’écailles protectrices comme dans les arbres ; ses pousses deviennent ligneuses jusqu’à l’extrémité. Tels sont le lilas, le troène. Un sous-arbrisseau est un végétal ligneux qui se ramifie dès sa base, et ne dépasse guère un mètre de hauteur. Ses bourgeons sont dépourvus d’enveloppe écailleuse ; l’extrémité de ses pousses reste herbacée et périt chaque année par les rigueurs de l’hiver. La lavande, le thym appartiennent à cette catégorie.

On nomme stipe la tige des palmiers et des fougères arborescentes. C’est une élégante colonne, de port élancé, de flexibilité gracieuse, à peu près d’égale grosseur d’un bout à l’autre et couronnée par un grand faisceau de feuilles, au centre duquel est un gros bourgeon terminal. Ce bourgeon est unique ; s’il périt, le palmier décapité meurt. Le stipe s’accroît donc en longueur sans jamais se ramifier.

On réserve le nom de chaume pour la tige creuse des graminées, c’est-à-dire des céréales, des roseaux, des bambous, des brins de foin et des mille races plébéiennes qui forment le tapis de la terre, prairies, pelouses et gazons. Arrêtons-nous un moment sur l’art admirable qui préside à la structure de cette tige. La connaissance d’un beau théorème de mécanique nous est ici nécessaire.

Nous avons, je suppose, dix kilogrammes de fer, ni plus ni moins, à notre disposition ; et il s’agit de façonner ce fer en une tige longue d’un mètre et douée de la plus grande résistance possible dans le sens transversal. Quelle forme d’abord donnerons-nous à la tige métallique ? La ferons-nous triangulaire, ronde, carrée ? De savants calculs établissent que, pour lui donner le plus de solidité, il faut la faire ronde. Ce point établi, la ferons-nous pleine ou creuse ? Les mêmes calculs répondent qu’il faut la faire creuse, car alors seulement elle résistera le plus possible à la rupture par flexion. Le théorème mécanique annoncé est donc celui-ci : c’est avec la forme ronde et creuse qu’une quantité déterminée de matière résiste le mieux à la rupture.

Voici l’une des plus grandioses applications, sinon de la forme ronde, quelquefois impraticable, du moins de la forme creuse. Les ponts tubulaires, savante création de l’industrie moderne, sont dus au génie de Georges Stephenson, l’immortel inventeur de la locomotive. Ce sont des tubes rectangulaires, d’énormes poutres en tôle rivée, à l’intérieur desquelles, sur certains chemins de fer, les convois circulent pour traverser les fleuves. L’un des plus célèbres, celui de Menay, sur les côtes occidentales de l’Angleterre, franchit un bras de mer de cinq cent soixante mètres. Deux poutres tubulaires, de cinq millions et demi de kilogrammes chacune, le composent et forment à elles seules la double voie ferrée. Trois piles distantes l’une de l’autre de cent quarante mètres suffisent pour le soutenir entre les deux rives à une hauteur de trente mètres au-dessus du niveau des plus grandes marées. Quelle est donc la puissance qui, sur le vide, équilibre ces monstrueuses poutres de fer, et, malgré des enjambées effrayantes de cent quarante mètres, les empêche de fléchir quand gronde dans leur canal le tonnerre des convois en marche ? C’est la puissance de la forme tubulaire, la puissance de la forme creuse.

La vie, encore plus ingénieuse que Stephenson, fréquemment utilise la forme ronde et creuse pour obtenir avec peu de matière des organes très-résistants. Les ailes de l’oiseau fouettent l’air dans le vol. Les plumes de ces rames aériennes doivent être d’une grande légèreté afin de ne pas entraver le vol par un excès de poids ; elles doivent être très-fermes, à leur insertion dans les chairs surtout, afin de suppléer par la vigueur du coup d’aile à la faible résistance de l’air, et de ne pas fléchir sous les chocs réitérés. Le but est admirablement atteint avec la forme ronde et creuse de la base des plumes.

Tous les os longs de la machine animale, os des pattes, des ailes, des jambes, os pour saisir, marcher, grimper, voler, courir, nager, sont encore construits d’après le même principe. Pour être à la fois légers et résistants, de structure économique et cependant solide, ils affectent la forme ronde et creuse.

Le froment, cette plante bénie qui nous donne le pain, porte son lourd épi à l’extrémité d’une tige assez longue pour mettre la moisson à l’abri des souillures du sol, assez menue pour croître en touffes serrées sans gêner les voisines, assez rigide pour soutenir le poids du grain, assez élastique pour fléchir sous le vent sans crainte de rupture. Cette réunion de qualités précieuses résulte de la forme ronde et creuse de la paille. De distance en distance, le chaume est en outre garni de nœuds qui le fortifient ; de ces nœuds partent les feuilles, dont la base en forme de fourreau, enveloppe la tige et en augmente encore la solidité. Toutes ces délicates précautions ne sont pas encore suffisantes : le chaume est incrusté d’un bout à l’autre de la substance minérale la plus dure, la plus incorruptible ; il est cimenté, pétri de silice, cette même matière qui forme les cailloux. Il serait impossible d’imaginer une structure plus savante. Aussi voyez avec quelle aisance l’épi, alourdi par le grain, est porté par le chaume, si fluet cependant que, sans une organisation toute particulière, il fléchirait sous son propre poids ; voyez avec quelle gracieuse souplesse, quelle élasticité, se courbent, quand souffle le vent, les tiges d’un blé mûr. Alors la blonde moisson se soulève et s’affaisse, ondule en imitant les vagues de la mer. De ses flots d’or, émaillés de bleuets et de coquelicots, un doux murmure s’élève, et ce murmure nous parle d’un invisible Stephenson qui, devançant les calculs de nos ingénieurs, a donné le chaume rond et creux au froment, l’os rond et creux à l’animal, la plume ronde et creuse à l’oiseau.

Une tige creuse, garnie de distance en distance de nœuds qui interrompent la cavité centrale, des feuilles à base engaînante partant de ces nœuds, au tissu imprégné de silice, tels sont donc les caractères généraux du chaume. Dans quelques graminées tropicales, l’abondance de la silice est telle, que le chaume étincelle sous le briquet comme la pierre à fusil. Certains bambous, gigantesques graminées des pays tropicaux, ont des chaumes assez volumineux pour que chaque tronçon de tige compris entre deux nœuds constitue un véritable barillet d’une seule pièce, propre à contenir les liquides.

La haute science qui préside à la structure du chaume des graminées se retrouve, en ce qu’elle a de fondamental, dans la tige de toutes les monocotylédonées, qui fortifient l’intérieur sans se préoccuper du centre d’après le principe mathématique du tube creux. La tige n’est pas, il est vrai, fortifiée de nœuds et cimentée de silice, mais du moins elle est toujours rendue plus dure à l’extérieur par l’accumulation des fibres ligneuses, tandis que le centre
Fig. 52. Forêt de Bambous.
est tantôt creux, tantôt occupé par du tissu cellulaire de faible résistance. C’est ce que nous avons reconnu dans le palmier, et ce que nous retrouverions à des degrés divers chez tous les végétaux à un seul cotylédon. Les grandes acotylédonées, les fougères arborescentes, suivent le même principe ; elles placent au dehors leur irrégulière zone ligneuse et gardent pour l’intérieur le tissu sans résistance uniquement composé de cellules. En somme : fortifier le dehors et négliger le centre de la tige, telle est l’invariable loi des végétaux qui ne possèdent pas la massive charpente de dicotylédonées, et doivent, avec peu de matériaux ligneux, acquérir une suffisante résistance à la rupture par flexion, loi d’une rigoureuse logique, loi conforme aux préceptes d’une mécanique supérieure.


Fig. 53. Forêt vierge de l’Amérique du sud.

Un des grands besoins de la tige, c’est de se dresser vers le ciel pour déployer son feuillage à la lumière du grand jour. Le plus communément, les plantes se dressent par leurs propres forces ; mais il en est qui ne pourraient le faire sans secours. Les unes, dites tiges sarmenteuses, prennent appui sur les végétaux voisins. C’est ainsi que les lianes, courant de branche en branche dans les forêts de l’Amérique du sud, relient les arbres entre eux par un inextricable réseau de longues guirlandes et de câbles tendus, qui servent aux singes et aux chats-tigres pour escalader prestement les cimes les plus hautes, passer d’un arbre à l’autre sans toucher terre, et traverser les rivières comme sur des ponts suspendus. Dans leur ascension effrénée vers la lumière, certaines lianes mettent en œuvre des moyens d’escalade redoutables à l’arbre qui sert d’appui. L’une d’elles, la liane meurtrière des forêts du Brésil, aplatit sa tige et la recourbe en demi-canal pour l’appliquer étroitement sur l’arbre ; puis elle envoie, l’une à droite, l’autre à gauche, deux fortes lanières de bois qui se rejoignent, se soudent et enlacent le tronc comme deux bras fermés. Un peu plus haut, à mesure que la liane s’élève, une seconde agrafe est passée autour du tronc. Ces lacets suspenseurs se répètent de distance en distance, si bien qu’à la fin l’arbre se trouve cerclé de la base au sommet par les courroies ligneuses de son protégé. Mais alors la tige sarmenteuse est au terme de son ascension ; et les deux végétaux, l’embrassant et l’embrassé, entremêlent leurs cimes. On dirait un seul tronc avec deux formes de feuillage, avec deux espèces de fleurs et de fruits. Mais si l’arbre est dicotylédoné, les agrafes de la liane ne tardent pas à devenir des lacets de strangulation ; le tronc enlacé, n’ayant plus sa liberté d’accroissement en diamètre, se dessèche et meurt. La liane quelque temps se maintient debout appuyée sur le tronc qu’elle embrasse ; puis le défunt pourrit et l’arbuste étrangleur tombe, pour ne plus se relever, dans la bourbe du sol.

La vigne, étalant ses pampres sur une treille, nous donne une idée des lianes tropicales. Dans le midi, il n’est pas rare de voir un cep tortueux enlacer de ses replis les branches d’un figuier et marier son feuillage et ses fruits au feuillage et aux fruits de son support. Comme moyens d’ascension, la vigne fait emploi de vrilles, filaments robustes et flexibles qui s’enroulent en spirale autour du premier objet venu et y fixent le pampre.

Quelques tiges, qualifiées de grimpantes, font encore usage de vrilles pour s’élever en s’accrochant aux objets voisins. Exemples : le pois, la citrouille, la bryone, le concombre, la passiflore. D’autres, sur une de leurs faces, se hérissent d’une multitude de petits crampons aptes à prendre appui partout. Tel est le lierre, qui grimpe contre les arbres, les murs, les rochers les plus escarpés. Ses crampons sont des racines adventives, mais sans activité pour l’alimentation de la plante tant qu’ils sont en contact avec une surface aride.
Fig. 54. Houblon (tige volubile).
S’ils viennent à rencontrer de la terre végétale, ils s’y enfoncent, s’allongent et remplissent alors vraiment les fonctions ordinaires des racines.

Certaines plantes, dépourvues de tout appareil d’escalade, vrilles ou crampons, ont recours, pour s’élever, à un artifice fort remarquable. Elles s’enroulent en serpentant autour du premier support à leur portée. On les nomme tiges volubiles. De ce nombre sont le houblon, le haricot, le liseron. Pour chaque espèce de plante volubile, l’enroulement de la tige se fait dans un sens invariable. Supposons devant nous la plante enroulée autour de son support et considérons dans les spirales une portion quelconque traversant le support en avant. Si dans cette portion la tige monte en allant de la droite vers la gauche, on dit que l’enroulement se fait de droite à gauche ; si la tige monte en allant de la gauche vers la droite, on dit que l’enroulement est de gauche à droite. Le haricot, le liseron s’enroulent constamment de gauche à droite ; constamment aussi, le houblon et le chèvrefeuille s’enroulent de droite à gauche.

Pendant que la grande majorité des plantes met en œuvre les moyens les plus variés pour se dresser à la lumière, quelques-unes dites traçantes se laissent traîner à terre. Tel est le fraisier. De la touffe mère, divers rameaux s’échappent, très-allongés, menus et rampant sur le sol. On les nomme stolons ou coulants. Parvenus à une certaine distance, ils s’épanouissent à l’extrémité en une petite touffe qui prend racine dans le sol et bientôt se suffit à elle-même. La nouvelle pousse du fraisier, devenue
Fig. 55. Stolon de Fraisier.
assez forte, émet à son tour des rameaux allongés qui se comportent comme les premiers, c’est-à-dire traînent à terre, se terminent en rosettes de feuilles et s’enracinent. La figure nous montre une première touffe plus vigoureuse que les autres. De l’aisselle de l’une de ses feuilles sort un coulant, dont le bourgeon terminal s’est développé en une pousse déjà pourvue d’assez fortes racines. Un second coulant issu de cette pousse produit une troisième rosette, dont les feuilles commencent à se déployer. À la suite de pareilles propagations en nombre indéterminé, la plante mère se trouve environnée de jeunes rejetons, espèces de colonies végétales établies çà et là tant que le permettent la saison et la nature du sol. Colonies est bien le mot : ce sont effectivement des bourgeons émigrés de la souche mère qui vont s’établir ailleurs, comme les habitants d’un pays trop peuplé s’expatrient dans l’espoir d’une vie plus facile. D’abord les rejetons établis autour de la plante mère sont reliés à celle-ci par les stolons. Il y a communication des colonies à la métropole, afflux de la séve du vieux plant vers les jeunes ; mais tôt ou tard, les relations sont supprimées ; les coulants se dessèchent, désormais inutiles, et chaque pousse, convenablement enracinée, devient un fraisier distinct. Nous retrouvons ici, en dehors des soins industrieux de l’homme, tous les traits du marcottage ; l’opération artificielle trouve son équivalent et sans doute son modèle dans l’opération naturelle. Un long rameau se couche à terre, y prend racine, puis se détache de la souche mère par la destruction du coulant ; de même l’horticulteur couche une longue pousse dans le sol, attend qu’elle ait pris racine et la sépare enfin d’un coup de sécateur.

La violette, la modeste amie des fourrés buissonneux, colonise comme le fraisier au moyen de stolons ; elle étale à terre ses rameaux allongés et les enracine de çà de là.

D’autres tiges, dites rampantes, se couchent pareillement à terre et y prennent racine, mais sans recourir aux longues cordelettes des stolons, si remarquables dans le fraisier et la violette. Tantôt les rameaux enracinés ne deviennent pas des plants distincts par la destruction naturelle des liens qui les rattachent à la souche primitive ; à moins d’accident, la communauté se maintient indivise, et les racines adventives servent à la plus grande vigueur de l’ensemble et non à l’indépendance mutuelle des bourgeons. Tantôt, et c’est de beaucoup le cas le plus fréquent, les vieilles ramifications se détruisent après avoir produit de jeunes générations enracinées. C’est ce que nous montre la lysimaque monnoyère, gracieuse plante du bord des fossés, à fleurs jaunes, à feuilles arrondies, que l’on a comparées à des pièces de monnaie. De cette comparaison vient le nom de la plante. Ses tiges sont longues et rampantes, exactement étalées à terre. Des racines adventives nombreuses naissent des divers points d’attache des feuilles et fixent les pousses au sol à mesure qu’elles s’allongent. Mais tandis que la plante rayonne de nouvelles ramifications dans tous les sens, la vieille tige dépérit, se dessèche et meurt. Les rameaux émis vivent dès lors d’une vie qui leur est propre. À leur tour, ils donnent naissance à d’autres rameaux enracinés, puis se dessèchent. Ainsi chaque année, la lysimaque progresse dans un sens tandis qu’elle se détruit du côté opposé, et en peu de temps il ne reste plus rien de la pousse primitive. C’est toujours une lysimaque monnoyère, mais ce n’est plus celle qui était sortie de la graine. Par ce marcottage naturel, qui multiplie les plants en progression géométrique, un seul pied de lysimaque couvre, en peu d’années, d’individus distincts, une étendue considérable de terrain. Un mode de végétation analogue se retrouve dans le serpolet et la véronique petit chêne, qui étalent leur charmant tapis sur les pentes sèches des collines.

En général, les plantes gênées dans leur développement vertical par des conditions atmosphériques défavorables s’épandent à terre et émettent des ramifications rampantes pour avoir dans le sol un appui plus solide. Telles sont quelques plantes battues par les vents du large de l’Océan, telles sont surtout les plantes des régions polaires. Des pelouses monotones, composées d’un petit nombre d’espèces, couvrent le sol glacé de l’Islande, de la Laponie, du Spitzberg, du Groënland. Fouettées par l’âpre bise qui les empêche de s’élever, les plantes restent petites, enlacées l’une à l’autre pour se prêter mutuellement appui, serrées en feutre compacte pour lutter de concert contre la rudesse du climat. Leurs ramifications, couchées par des vents continuels, s’étalent sur le sol tourbeux et s’y cramponnent par de fortes racines adventives.

De nombreuses plantes, appartenant surtout aux monocotylédonées, possèdent des tiges qui s’étalent sous terre au lieu de ramper à la surface du sol. Ces tiges rampantes souterraines ont le grossier aspect des racines, avec lesquelles il serait facile de les confondre si l’on se laissait guider par de superficielles apparences. On leur donne le nom de rhizomes. Telles sont les tiges souterraines de l’iris, de l’asperge, du chiendent. Les rhizomes se distinguent des racines à des caractères différentiels d’une netteté parfaite. Jamais en aucun de ses points, une racine ne porte de feuilles abritant un bourgeon à leur aisselle ; elle ne porte pas davantage des écailles, si réduites qu’elles soient, parce que ces écailles ne sont autre chose que des feuilles rudimentaires. Mais le rhizome, en réalité véritable tige malgré son aspect de racine, se couvre des productions de la tige : il porte des feuilles, ou plutôt des écailles, ayant un bourgeon à leur aisselle. Quelles que soient les apparences, nous reconnaîtrons donc une tige, un rhizome, partout où se montreront des écailles et des bourgeons. De ces bourgeons, les uns se développent en ramifications qui restent sous terre et accroissent le rhizome ; les autres donnent des pousses qui viennent à l’air libre épanouir leur feuillage et leurs fleurs. L’hiver venu, les rameaux aériens périssent ; mais la tige persiste sous terre à l’abri de la gelée. La plante fait ainsi deux parts de son être, l’une séjournant dans le sol pour y conserver un foyer de vie, l’autre apparaissant au dehors en temps opportun pour fleurir, fructifier et périr tous les ans. Enfin par sa face inférieure, la partie souterraine émet de nombreuses racines adventives.

Les bourgeons des rhizomes, lorsque le moment est venu de monter aux réjouissances de la lumière, ont à traverser une couche de terre plus ou moins épaisse. Aussi pour ce trajet souterrain, sont-ils uniquement couverts de grossières et courtes écailles, et ne déploient-ils de véritables feuilles qu’une fois débarrassés des étreintes du sol. C’est de la sorte que se produisent les longues pousses appelées turions. Les asperges, à l’état où on les mange, sont les turions d’une tige souterraine. Complétement développées, elles deviennent de hauts panaches d’un feuillage très-menu, entremêlé de petits fruits rouges.

Deux familles de plantes appartenant aux monocotylédonées, les graminées et les cypéracées, sont remarquables par le développement que parfois atteignent leurs rhizomes. Qui ne connaît le chiendent, l’envahissante graminée de nos cultures ? Ses tiges souterraines, toujours s’allongeant
Fig. 56. Carex des sables.
et se ramifiant, défient la bêche et la charrue lorsqu’on veut les extirper. Dans les terrains limoneux du bord des eaux, dans les vases demi-fluides, une autre graminée, le roseau à balais, émet des rhizomes de la grosseur d’une corde, qui, tantôt à fleur de terre, tantôt plongeant dans les boues, parcourent une distance d’une vingtaine de mètres. Dans le sol spongieux des marais et dans les sables mouvants, certaines cypéracées, des carex, dépassent cette longueur. Enchevêtrées les unes dans les autres, croisées et recroisées en un réseau inextricable, ces ramifications souterraines forment la meilleure des charpentes pour maintenir en place un sol mouvant. Le carex des sables est utilisé pour fixer les digues des basses plaines de la Hollande et préserver le pays des irruptions de la mer ; avec ses solides rhizomes, il rend stables les terres incertaines de l’embouchure des fleuves. Une graminée, le psamma des sables, de concert avec le pin maritime, a mis fin au fléau des dunes.

En quelques localités, la mer rejette sur le rivage d’immenses quantités de sable que le vent amoncelle en longues collines appelées dunes. Les côtes océaniques de la France présentent des dunes dans le Pas-de-Calais, à partir de Boulogne ; en Bretagne, du côté de Nantes et des Sables-d’Olonne ; et dans les Landes, depuis Bordeaux jusqu’aux Pyrénées, sur une longueur de soixante lieues. Dans le seul département des Landes, les dunes occupent une superficie de trente mille hectares. C’est un vaste désert où se dressent d’innombrables collines de sable mouvant, sans un arbrisseau, sans un brin d’herbe. Du haut de l’une de ces collines, où l’on ne parvient qu’en enfonçant dans le sable jusqu’aux genoux, l’œil suit avec ravissement, jusqu’aux extrêmes limites de l’horizon jaunâtre, les molles ondulations du sol, la croupe arrondie et brillante des dunes ; le regard s’égare dans ce chaos de buttes d’un blanc étincelant, dont la crète balayée par le vent se couvre d’un brouillard de sable et fume comme la vague fouettée par la tempête. C’est la monotone ondulation et l’infini d’une mer dont les flots se gonflent et se dégonflent au souffle du vent ; seulement, ici les vagues sont de sable et immobiles. Rien ne trouble le silence de ces mornes solitudes, si ce n’est parfois le cri rauque d’un oiseau de mer qui passe, et par intervalles réguliers, la grande clameur de l’Océan, voilé par les derniers mamelons des dunes. Malheur à l’imprudent qui s’engagerait dans ces régions sauvages un jour de tempête. Ce sont alors des nuages de sable lancés avec une force irrésistible, des trombes furieuses qui démantèlent les dunes et en font tourbillonner les débris dans les airs. Quand la bourrasque a cessé, la configuration du sol n’est plus la même : ce qui était colline est devenu vallée, ce qui était vallée est devenu colline.

À chaque tempête, les dunes progressent vers l’intérieur des terres. Le vent soufflant de la mer fait peu à peu ébouler une dune dans la vallée suivante, qui se comble et devient dune à son tour ; et ainsi de suite jusqu’à la plus avancée qui s’écroule sur les terres cultivées. En même temps, la mer entasse de nouveaux matériaux sur le rivage, pour constituer une nouvelle colline de sable marchant à la file des autres. C’est de la sorte que les dunes envahissent lentement les terres cultivées et les recouvrent d’une énorme couche de sable stérile. Rien ne peut arrêter leur marche. Si une forêt se présente sur leur trajet, la forêt est ensevelie, et les cimes des plus grands arbres dominent à peine, comme de maigres buissons, les terribles collines mouvantes. Des villages entiers sont engloutis : habitations, église, tout disparaît sous le sable. Que faire devant un pareil ennemi, qui s’avance irrésistible, avec une régularité impitoyable, gagnant chaque année près de vingt mètres sur les terres cultivées ? Au fléau que ne pourraient conjurer les forces de l’homme, on oppose une graminée, le psamma des sables, dans les landes, gourbet. Entre les mailles de ses robustes rhizomes, la plante enlace le sol mobile et le maintient fixé ; mais comme son action est toute superficielle, on lui adjoint un arbre, le pin maritime, qui plonge profondément ses racines et finit par faire de la colline de sable un tout inébranlable. La graminée commence le travail de fixation et permet à l’arbre de se développer ; le pin, devenu fort, achève l’œuvre. C’est ainsi qu’on a mis fin aux ravages des dunes, et que, tout en sauvant un pays de la destruction, on a créé de vastes forêts à revenus considérables.

Les plus bizarres des tiges appartiennent aux cactées, vulgairement plantes grasses. Des formes étranges, des tissus charnus et gonflés de suc, des bouquets d’horribles épines, des feuilles réduites à d’imperceptibles écailles ou
Fig. 57. Echinocactus.
même manquant en entier, des fleurs remarquables d’ampleur et d’abondance, tels sont les traits communs à ces végétaux singuliers, amis des terrains les plus stériles, les plus calcinés par le soleil, du Mexique et du Brésil. Leur tige, toujours hérissée de faisceaux de piquants, est tantôt une colonne à profondes cannelures longitudinales, tantôt une sphère relevée de grosses côtes saillantes disposées en méridiens, tantôt un échafaudage de pièces aplaties ou de raquettes articulées l’une sur l’autre. La première forme appartient aux cierges, la seconde aux mamillaires, la troisième aux opontias, dont l’un, le nopal, nourrit, sur ses raquettes, la cochenille ou l’insecte qui nous donne le carmin ; et dont l’autre, naturalisé en Algérie, forme d’impénétrables massifs chargés du fruit aqueux et sucré vulgairement connu sous le nom de figue de Barbarie. Le tissu gonflé de suc des tiges des cactées est, pendant la saison d’excessive sécheresse, la seule source d’eau dans les steppes de l’Amérique méridionale. Enveloppés d’épais nuages de poussière, raconte Humboldt, tourmentés par la faim et une soif dévorante, les chevaux et les bestiaux errent dans le désert. Ceux-ci font entendre de sourds mugissements ; ceux-là, le cou tendu, les naseaux au vent, cherchent à découvrir, par la moiteur du souffle, le voisinage d’une flaque d’eau non entièrement évaporée. Mieux avisé et plus astucieux, le mulet cherche, par un autre moyen, à étancher sa soif. Une plante de forme arrondie et à côtes nombreuses, le mélocactus, contient, sous son enveloppe hérissée de piquants, une moelle très-aqueuse. Avec ses pieds de devant, le mulet écarte les piquants, approche ses lèvres avec précaution, et se hasarde à boire le suc rafraîchissant. Mais cette manière de se désaltérer à une source vive, végétale, n’est pas toujours sans péril : bien souvent on voit de ces animaux dont le sabot a été estropié par les terribles armes du cactus.