La Plante/Partie I, chapitre X

Charles Delagrave (p. 80-87).
XI. — Racines adventives  ►
Partie I.
X. — Racine

X
Racine.

Structure de la racine. — Absence de feuilles et de bourgeons. — Mode d’allongement. — Radicelles. — Chevelu. — Direction. — Expérience de Duhamel. — Direction de la racine et de la tige de gui. — Racine pivotante. — Racine fasciculée. — Collet. — Dimensions de la racine. — L’arrête-bœuf. — La luzerne. — Utilité des racines profondes en agriculture. — Assolement. — Comment on transforme une racine pivotante en racine rameuse.

En sa structure, la racine diffère à peine de la tige ; elle est formée des mêmes organes élémentaires, cellules, fibres et vaisseaux, disposés dans un ordre exactement semblable. Ainsi, dans les végétaux à un seul cotylédon, elle comprend des paquets de fibres et de vaisseaux noyés dans une masse cellulaire ; tandis que dans les végétaux à deux cotylédons, elle est formée d’une partie ligneuse et d’une partie corticale où se retrouvent les diverses régions de la tige, zones concentriques et rayons médullaires pour le bois, liber, couche cellulaire, couche subéreuse et finalement épiderme pour l’écorce. Ces deux parties s’accroissent en épaisseur par des couches annuelles qui se superposent absolument de la même manière que dans la tige.

Son caractère différentiel le plus net consiste en l’absence de bourgeons et de feuilles. Jamais, si ce n’est en des circonstances très-exceptionnelles, la racine ne porte de bourgeons ; jamais non plus elle ne se couvre de feuilles, pas même de maigres écailles, qui sont après tout des feuilles transformées en vue de fonctions particulières.

Une autre différence bien caractérisée est fournie par le mode d’allongement. Dans toute son étendue, la tige participe à l’accroissement en longueur. Si l’on pratique des marques à sa surface, on reconnaît, après un certain temps, que la distance de l’une à l’autre s’est accrue aussi bien vers la base qu’au milieu et au sommet. La racine, au contraire, ne s’allonge que par son extrémité. On le constate en observant que les traits de repère pratiqués à sa surface conservent indéfiniment leurs distances respectives, excepté celui du bout terminal qui s’éloigne de plus en plus. L’extrémité de la racine est donc dans un état permanent de formation, le tissu y est toujours jeune, exclusivement cellulaire, et de la sorte apte par excellence à s’imbiber des liquides dont le sol est imprégné, à peu près comme le ferait une fine éponge. Pour rappeler cette faculté d’absorption, l’extrémité toujours naissante des racines est désignée par le nom de spongiole. Les spongioles terminent les radicelles, c’est-à-dire les dernières subdivisions de la racine, subdivisions dont l’ensemble porte le nom de chevelu, à cause d’une vague ressemblance avec une chevelure touffue.

La tige et la racine ont des tendances diamétralement opposées ; à la première il faut la lumière, à la seconde l’obscurité. Pour atteindre le grand jour, la tige, quand elle ne peut se dresser d’elle-même, met en œuvre tout un arsenal d’escalade : vrilles, agrafes, crochets, crampons. Elle se jette sur les tiges voisines, elle les enlace de ses spirales ; au besoin elle les étouffe dans ses replis. La racine recherche l’obscurité du sol ; pour y parvenir, rien ne la rebute. À défaut de terre végétale, elle plongera dans la glaise ou le tuf, elle s’insinuera parmi les pierres ou glissera dans les fissures du roc. Ces tendances inverses se dessinent dès le plus bas âge.

Une graine germe dans le sol. À peine issue de son œuf végétal, la plantule dirige sans hésitation sa racine de haut en bas pour l’enfoncer dans la terre, et sa tige de bas en haut pour la conduire au grand jour. Alors vous dérangez la graine de sa position ; vous la renversez sens dessus dessous, la racine en haut, la tige en bas. La jeune plante recourbe en crochet sa racine et sa tige et fait ainsi reprendre à la première la direction de haut en bas, à la seconde la direction de bas en haut. Vous recommencez l’épreuve, vous renversez une seconde fois la graine. Mais vos manœuvres sont encore déjouées : la racine et la tige s’infléchissent une seconde fois et reviennent chacune à la direction voulue. Un instinct invincible paraît les animer. En dépit de toutes les difficultés que vous pouvez leur susciter, elles reprennent, l’une sa descente, l’autre son ascension, et périssent plutôt que d’intervertir leurs directions respectives. Des diverses expériences que l’on peut faire à ce sujet, en voici une bien remarquable pratiquée par Duhamel, à qui l’on doit de savantes recherches sur la végétation. — Un gland de chêne est semé dans un tuyau vertical rempli de terre. La semence germe, et suivant l’habituelle loi, la jeune plante dirige sa racine en bas et sa tige en haut. On renverse alors le tuyau de manière que le dessus devienne le dessous, et le dessous le dessus. Bientôt la petite racine fait un coude brusque avec sa primitive direction, la petite tige en fait autant, et chacune reprend l’orientation conforme à ses tendances. Autant de fois on retourne le tuyau, autant de fois les deux parties inverses de la plante se coudent et changent de direction, démontrant ainsi l’insurmontable énergie qui pousse la racine à descendre et la tige à monter. Enfin dans cette lutte obstinée pour reprendre la direction intervertie par l’expérimentateur, la racine, si le tuyau est en verre, se coude toujours vers le côté obscur, vers le côté opposé à la lumière, tandis que la tige se coude vers le côté exposé au grand jour. Lumière et ascension pour la tige, descente et obscurité pour la racine, telles sont les conditions qui font loi.

Dans cette double tendance vers le jour et vers la terre, y a-t-il quelque vague discernement de la part de la plante ; la racine et la tige sont-elles capables de chercher et de choisir ; ou plutôt n’y aurait-il pas ici en action cette mystérieuse puissance qui, préposée à la sauvegarde des êtres, fait accomplir à la moindre créature, aveuglément, sans prévision, des actes d’une incomparable sagesse ? Chez les animaux, elle prend le nom d’instinct. Le mammifère nouveau-né, sans expérience acquise, sans essai préalable, sans tâtonnements, s’attache au mamelon où il suce la vie ; de même la plante, par un instinct qui lui est propre, plonge obstinément sa racine dans la terre, la grande mamelle des végétaux, et dresse sa tige hors du sol pour déployer ses feuilles au grand air.

La direction verticale, la racine en bas et la tige en haut, est suivie par le plus grand nombre des plantes ; néanmoins quelques-unes font exception mais en confirmant la loi générale, d’après laquelle chaque végétal plonge sa racine dans le milieu qui doit l’alimenter et dirige sa tige en sens inverse. Dans cette catégorie se trouvent diverses plantes parasites, dont la plus connue est le gui.

Le gui vit aux dépens de la séve de divers arbres, en particulier de l’amandier, du pommier et bien plus rarement du chêne. C’est lui que nos pères vénéraient dans les forêts de la vieille Gaule, et que les druides cueillaient en grande pompe sur les chênes avec une faucille d’or. Il plonge sa racine dans le bois de la branche nourricière, s’y incorpore solidement et désormais s’abreuve de la séve de l’arbre. Ses fruits sont des baies blanches et pleines d’un suc visqueux. Les grives, qui en sont friandes, en emportent quelquefois les graines collées aux pattes ou au bec. Un de ces oiseaux, supposons, arrive sur un pommier, les pattes engluées des baies du gui. La grive frotte les pattes contre la branche, et la semence de l’arbuste parasite se trouve collée au pommier, tantôt sur la face supérieure de la branche, tantôt sur le côté ou même sur la face inférieure, suivant la manière dont l’oiseau se sera frotté. Bientôt la graine germe, et, sans hésitation aucune, elle dirige sa racine contre la branche pour l’enfoncer dans le bois, de haut en bas lorsqu’elle est au-dessus, de bas en haut lorsqu’elle est au-dessous, latéralement lorsqu’elle est par côté. Quant à la tige, elle prend une direction exactement inverse.

Ici l’évidence est complète : la jeune plante se comporte comme si elle savait discerner et choisir, comme si elle reconnaissait la branche, où doit plonger la racine, et l’air, où la tige doit aller. Il y a donc chez les végétaux une obscure ébauche de l’instinct de l’animal. Par des moyens qui resteront, à tout jamais sans doute, le secret de l’ineffable Puissance veillant aux destinées de la création, les plantes discernent les milieux qu’elles doivent habiter. Quelques-unes, destinées à vivre en parasites dans une position quelconque, modifient la direction de leur tige et de leur racine suivant la manière dont la graine s’est trouvée placée au moment de la germination. Les autres, beaucoup plus nombreuses et destinées à vivre implantées dans le sol, dirigent invariablement leur racine de haut en bas et leur tige de bas en haut ; sous la domination de cette tendance inflexible, elles sont assurées de trouver les conditions nécessaires à leur existence. La tige en montant, la racine en descendant, trouveront, la première l’air et le jour, la seconde la fraîcheur et l’obscurité.

D’une manière générale, la racine est donc la partie descendante de la plante ; et la tige, la partie ascendante. La ligne idéale, assez indécise, où la plante cesse d’être tige pour devenir racine, prend le nom de collet.

La racine affecte diverses formes qui se ramènent à deux types fondamentaux. Tantôt elle se compose d’un corps principal ou pivot, qui donne naissance à des ramifications à mesure qu’il plonge plus avant dans le sol. On lui donne alors le nom de racine pivotante. Cette forme appartient aux dicotylédonés. Tantôt elle comprend une touffe, un faisceau de divisions simples ou ramifiées, qui, nées à la même hauteur, marchent à peu près de pair en importance. La disposition en faisceau lui a valu le nom de racine fasciculée. Cette forme appartient aux monocotylédonés. Ainsi, jusque dans le ténébreux domaine du sol, les végétaux à deux cotylédons et les végétaux à un seul adoptent des dispositions différentes. Cette loi cependant souffre d’assez nombreuses exceptions : certaines plantes dicotylédonées, le melon par exemple, perdent la racine pivotante qu’elles avaient à la germination et la remplacent par une racine fasciculée ; d’autres appartenant aux monocotylédonées, le lis et la tulipe par exemple, ont aussi d’abord une racine pivotante, mais qui devient plus tard fasciculée.

En général, le développement de la racine est proportionné à celui de la tige. Ainsi le chêne, l’orme, l’érable, le hêtre et tous nos grands arbres ont une racine vigoureuse, profonde, pour soutenir leur énorme branchage et lui donner appui contre les coups de vent. Mais il ne manque pas d’humbles herbages dont la racine est hors de proportion avec le reste de la plante, et devient un vigoureux pivot comme n’en possèdent pas d’autres végétaux bien plus développés dans leur partie aérienne. De ce nombre sont la mauve, la carotte, le radis. La luzerne donne pour support à sa maigre touffe de feuillage une racine plongeant à deux et trois mètres de profondeur. La bugrane, mauvaise herbe de nos champs, n’a qu’une tige effilée de deux ou trois pans de longueur ; elle est cependant fixée au sol par des racines tellement longues et tenaces, qu’elles arrêtent la charrue de labour, ce qui a valu à la plante le nom vulgaire d’arrête-bœuf.

Une opération agricole, d’un intérêt capital, est basée, en partie du moins, sur le développement excessif de certaines racines. — La plante est un laboratoire où la vie convertit en matières alimentaires l’ordure de nos basses-cours. Un tombereau de fumier devient, au gré de l’agriculteur, en passant par tel ou tel autre végétal, des légumes, des fruits, du pain. Cette matière immonde, cet engrais, est donc chose très-précieuse, que rien ne pourrait remplacer, qu’il faut utiliser jusqu’à la dernière parcelle. Notre nourriture à tous en dépend. Enrichi de cet engrais, le sol produit une première récolte de blé, je suppose. Mais le froment, avec le faisceau de ces racines maigrelettes, n’a tiré parti que des principes fertilisants de la couche superficielle, en laissant intacts ceux que la pluie a dissous et entraînés dans les couches profondes. Il s’est admirablement acquitté de sa mission, il est vrai ; il a fait table rase et converti en blé tout ce que contenait d’engrais la couche du sol accessible à ses racines ; si bien que, en semant encore du froment, on n’obtiendrait pas de récolte. Le sol se trouve alors épuisé à la surface ; mais, dans sa profondeur, il est encore riche. Eh bien ! qui se chargera d’exploiter les couches du fond pour en extraire encore des aliments ? Ce ne sera pas l’orge, ni l’avoine, ni le seigle, dont les petites racines fasciculées ne trouveraient rien à glaner après le froment dans l’étage supérieur du sol. Ce sera la luzerne, qui plongera ses racines, de la grosseur du doigt, à un mètre de profondeur, à deux, à trois s’il le faut, et en ramènera l’engrais sous forme de fourrage, devenant, par le concours de l’animal qui s’en nourrit, chair alimentaire, laitage, toison, ou tout au moins travail. Cette succession de deux ou plusieurs plantes, qui tirent le meilleur parti possible d’un sol préparé, porte en agriculture le nom d’assolement.

La racine profonde, si convenable pour utiliser les étages inférieurs du sol, en d’autres circonstances devient un embarras. Soit un arbre qu’il s’agit de transplanter. Sa longue racine à pivot va rendre l’opération difficile et chanceuse. Il faut d’abord creuser profondément pour l’arracher comme pour le replanter, il faut ensuite veiller à ne pas endommager la racine, car elle est unique, et si elle ne reprend pas le plant périra. Il serait maintenant préférable que l’arbre eut des racines fasciculées, enfouies à peu de profondeur : on l’arracherait sans peine ; et si quelques racines périssaient dans l’opération, il en resterait d’intactes qui suffiraient pour le succès de la transplantation.

Ce résultat peut s’obtenir : on parvient aisément à faire perdre à l’arbre sa racine à pivot et à lui faire prendre, non un faisceau régulier de racines égales dans le genre de celui des monocotylédonées, mais bien une racine très-rameuse et peu profonde, qui présente les avantages de la racine fasciculée sans en avoir la forme. Ainsi dans les pépinières de chênes, où les jeunes arbres séjournent une dizaine d’années avant d’être transplantés, deux ans après le semis, on passe la bêche sous le sol pour trancher net la racine principale, qui deviendrait un robuste pivot. Le tronçon qui reste se ramifie alors horizontalement sans gagner en profondeur. On peut encore paver de tuiles le sol de la pépinière. Le pivot de l’arbuste s’allonge tant qu’il n’a pas atteint cette barrière, mais arrivé là, forcément il cesse de croître en profondeur pour se ramifier latéralement.