La Plante/Partie I, chapitre VIII

Charles Delagrave (p. 63-72).
Partie I.
VIII. — L’Écorce

VIII
L’écorce.

Épiderme. — Enveloppe subéreuse. — Liége. — Chêne-liége. — Enveloppe cellulaire. — Vaisseaux laticifères. — Latex ou suc propre. — Arbre-à-la-vache. — Caoutchouc. — Gutta-percha. — Liber. — Sa structure. — Fibres textiles. — Lin et chanvre. — Préparation des fibres textiles.

Les précédentes notions viennent de nous montrer, dans l’écorce, quatre couches distinctes : l’épiderme, l’enveloppe subéreuse, la moelle externe ou enveloppe cellulaire, le liber. C’est là du moins ce que l’on observe dans les tiges jeunes ; mais avec l’âge, des modifications profondes surviennent et quelques-unes de ces couches peuvent en entier disparaître.

L’épiderme est la couche la plus extérieure de l’écorce. C’est une mince membrane transparente formée d’une seule assise de cellules juxtaposées. On le trouve sur toutes les tiges indistinctement, pourvu qu’elles soient assez jeunes, car son existence est temporaire. À mesure que la tige grossit, il se distend, se gerce et tombe sans se renouveler. Avec sa délicate souplesse, il convient pour envelopper la tige jeune ; mais à l’arbrisseau devenu fort, il faut un vêtement extérieur plus grossièrement solide.

Quelques arbres ont pour enveloppe superficielle la seconde couche de l’écorce complète, autrement dit l’enveloppe subéreuse, dont le liége ordinaire, le liége des bouchons, n’est qu’une variété. Cette couche tire précisément son nom de subéreuse du mot latin suber, qui veut dire liége. À mesure que l’arbre grossit, cet étui subéreux, refoulé de dedans en dehors par les formations nouvelles, se déchire, se crevasse, et peu à peu tombe en plaques de vieille écorce ; mais sous ces haillons hors d’usage, une autre enveloppe toute neuve s’est déjà formée.

La couche subéreuse de tous les arbres est l’analogue du liége ordinaire ; elle est composée comme lui d’un tissu spongieux de cellules brunâtres. Mais le liége véritable, celui qu’on emploie pour faire les bouchons, est le produit d’un chêne particulier, appelé chêne-liége. C’est un bel arbre, toujours feuillé, comparable à l’yeuse ou chêne-vert du midi de la France. Comme l’yeuse, il appartient à la région méditerranéenne, mais il remonte moins vers le nord. On le trouve particulièrement dans le Var, dans quelques parties des Pyrénées, et surtout en Algérie. Il se distingue des autres chênes par une épaisse cuirasse subéreuse, qui donne au tronc un aspect boursoufflé. Nous avons dans nos pays plus froids une variété d’orme dont les jeunes tiges sont matelassées d’un liége aussi fin, aussi souple que le liége usuel, mais disposé en crêtes longitudinales irrégulières, en verrues difformes dont il est impossible de tirer parti. Pour obtenir celui du chêne, on pratique une incision circulaire au haut de la tige, une seconde au bas, et de l’une à l’autre une incision longitudinale. Alors l’étui subéreux est enlevé tout d’une pièce à petits coups de levier. Si les couches profondes de l’écorce ne sont pas endommagées, l’écorché survit à l’opération ; il se refait un nouveau vêtement de liége qu’on lui enlève encore dans quelques années. Pour en faire des bouchons, on découpe la dépouille du chêne en petits morceaux, qu’on arrondit un à un avec un couteau bien affilé. À l’état de bouchons, le liége nous rend de précieux services. Aucune autre substance ne pourrait le remplacer dans cet emploi, car aucune n’est à la fois autant que lui souple et solide, élastique et ferme. La même substance est éminemment apte à garantir de l’humidité et du froid. Ainsi pour éviter l’humidité des chaussures, nous intercalons dans la semelle ou nous mettons directement sous la plante des pieds une lame de liége. Avec cet exemple familier je citerai le suivant, de plus grande portée.

Un navire s’est rendu dans les mers inhospitalières du pôle pour y séjourner l’hiver. Le noble désir d’ajouter à nos connaissances sur l’histoire de la Terre l’a conduit dans ces redoutables régions, où la mer se prend en sol de glace, où règne une nuit continuelle de plusieurs mois. Avez-vous jamais ouï parler du froid qu’il fait dans ce lugubre pays ? Écoutez. Dès qu’on apparaît à l’air, le souffle expiré cristallise en aiguilles de givre autour des narines ; les larmes se gèlent sur les paupières et les soudent l’une à l’autre ; la bise vous cingle le visage comme avec des lanières de cuir et laboure la peau de gerçures ; le sang paraît se figer dans les veines ; les chairs bleuissent, tournent au blanc mat et perdent toute sensibilité. Si l’on ne rentrait vite, on serait perdu. Comment donc fait l’équipage pour se garantir de ce froid atroce à l’intérieur du navire incrusté dans les glaces ? Il double tout l’intérieur du vaisseau d’une épaisse couche de liége.

Tous les arbres ne sont pas également habiles à épaissir leur enveloppe subéreuse pour s’en faire un étui si efficace contre le froid ; la plupart même la perdent de bonne heure, comme ils perdent l’épiderme. Ils recourent alors aux couches corticales plus profondes, tantôt à l’une, tantôt à l’autre, pour avoir une contrefaçon du liége, c’est-à-dire un fourreau de matière spongieuse plus ou moins propre à les défendre contre les intempéries. Outre l’épiderme, dont il est inutile de tenir compte puisqu’il se détruit de très-bonne heure, l’écorce comprend l’enveloppe subéreuse, l’enveloppe cellulaire et le liber. Chacune d’elles peut être tour à tour, suivant l’espèce végétale, le siége d’un travail actif qui multiplie ses assises, tandis que les autres sont plus lentes à l’œuvre ou même restent inactives et dépérissent. De là plusieurs variétés dans la nature du vêtement externe de l’arbre.

Si l’enveloppe subéreuse est la plus active à multiplier ses cellules, l’arbre est revêtu de véritable liége ; mais si elle chôme, elle disparaît tôt ou tard, refoulée au dehors par l’expansion des couches sous-jacentes. Alors la couche cellulaire en prend la place. De ses cellules extérieures, durcies et rembrunies, elle fabrique un faux liége, qui tantôt s’amasse en plaques épaisses comme dans le sapin, tantôt se réduit à des feuillets renouvelés tous les ans comme dans le platane. D’autres fois, le liber seul est en travail. Il refoule et chasse sans retour les deux couches extérieures et revêt lui-même la tige d’un tissu grossier de fibres. Tel est le cas de la vigne, qui tous les ans renouvelle son écorce avec un feuillet de liber et rejette l’ancienne enveloppe sous forme de loques filamenteuses. Chez d’autres, le chêne et le tilleul par exemple, le liber et l’enveloppe cellulaire prennent part à la fois à la confection de l’écorce. Le premier, avec ses paquets de fibres, fournit la chaîne du tissu ; la seconde, avec ses assises de cellules, en fournit la trame. De leur travail commun résulte une enveloppe complexe, dont les parties hors d’usage se détachent du tronc en grossières écailles de cellules et de fibres associées.

Des diverses zones de l’écorce, c’est en général l’enveloppe cellulaire qui déploie le plus d’activité, sinon dans ses assises externes, desséchées et converties en fourreau grossier, du moins dans ses assises internes, toujours pénétrées de sucs. La séve en imbibe largement le tissu spongieux ; les rameaux y envoient les préparations ébauchées dans les feuilles pour y subir un dernier travail et se transformer en substances variées. C’est, avec les feuilles, le grand laboratoire de l’arbre, l’usine végétale où les matériaux affluent pour en ressortir avec des propriétés nouvelles. Là se fabriquent et se tiennent en dépôt les drogueries de la plante, c’est-à-dire des substances particulières, variant d’une espèce à l’autre, et douées de propriétés énergiques qui les font rechercher par la médecine, les arts, l’industrie. C’est là, pour se borner à quelques exemples, que le cannellier élabore l’arôme de son écorce, que le quinquina prépare la quinine, un des médicaments les plus précieux, que le chêne fait son tannin, substance acerbe qui sert aux tanneurs pour rendre les peaux incorruptibles et les convertir en cuir.

La préparation de ces drogueries nécessite un outillage spécial, qui consiste en canaux d’une forme particulière, nommés vaisseaux laticifères. Ils se trouvent au sein de l’écorce, à la jonction, de l’enveloppe cellulaire et du liber. Ils diffèrent des vaisseaux que nous connaissons déjà, autant par la forme que par le contenu. Au lieu de constituer des canaux droits, sans rapports entre eux, sans ramifications, ils se subdivisent à la manière des veines de l’animal, s’abouchent l’un avec l’autre et forment ainsi un réseau irrégulier dont toutes les branches communiquent (fig. 40). Les vaisseaux ordinaires font partie du bois ; ils servent à l’ascension des liquides puisés dans le sol par les racines. Les vaisseaux laticifères font partie de l’écorce ; ils puisent dans la séve descendante, c’est-à-dire dans cette espèce de sang végétal
Fig. 40. Vaisseaux laticifères.
que les rameaux élaborent et envoient de haut en bas entre le bois et l’écorce. Ils se remplissent ainsi d’un liquide, fréquemment d’apparence laiteuse, auquel on a donné le nom de latex ou de suc propre, parce que chaque espèce végétale en possède un de nature particulière qui lui appartient en propre. Le latex est blanc comme du lait dans le figuier, les euphorbes, le pavot, le pissenlit ; il est d’un jaune rougeâtre dans la chélidoine, mauvaise herbe nauséabonde qui vient sur les décombres et les vieux murs. Malheur à qui se laisserait séduire par le bel aspect laiteux du suc propre. Ce prétendu lait est souvent un liquide redoutable. Celui des euphorbes est corrosif au point de vous mettre la bouche en feu ; celui du figuier est assez âcre pour endolorir la langue, et même les doigts délicats pendant la récolte des figues ; celui du pavot contient de l’opium, terrible substance qui à faible dose vous endort et à dose plus forte vous tue ; celui de l’antiar des Javanais est le terrible liquide avec lequel les naturels des îles de la Sonde empoisonnent leurs flèches et la pointe de leurs poignards. Par un revirement remarquable, le latex, presque toujours vénéneux, devient dans certains cas un aliment agréable et salubre. On trouve dans l’Amérique du Sud, en Colombie, un arbre appelé l’arbre-à-la-vache. Son nom botanique est Galactodendron, qui signifie arbre à lait. On le trait comme une vache laitière, ou plutôt on saigne la vache végétale, on lui coupe les veines, c’est-à-dire qu’on entaille l’écorce de l’arbre. Aussitôt, des vaisseaux laticifères ouverts, s’écoule en abondance un liquide blanc qui, pour l’aspect, la saveur et les propriétés nourrissantes, diffère à peine du lait ordinaire. Évaporé à une douce chaleur, ce lait végétal fournit une délicieuse frangipane à légère odeur balsamique.

La substance la plus communément contenue dans le latex est le caoutchouc ou gomme élastique, non à l’état solide comme dans les tablettes qui nous servent à effacer le crayon, mais à l’état de dissolution. Le latex renfermant du caoutchouc dissous est visqueux ; exposé à l’air, il se prend en une masse élastique. Le lait de nos euphorbes est dans ce cas, celui surtout des grandes espèces méridionales. Ce serait là cependant une maigre source de gomme élastique ; on trouve beaucoup mieux dans divers arbres étrangers, en particulier dans les Siphonies, végétaux de la famille des euphorbes qui croissent à la Guyane et au Brésil, dans le Figuier élastique de l’Inde, et dans l’Urcéole élastique, arbuste de la Malaisie. Pour obtenir le caoutchouc, on entaille profondément l’écorce du tronc, et le suc laiteux qui s’écoule des blessures est reçu dans des calebasses ou dans de grandes feuilles ployées en bonnet. Ce suc est d’abord fluide, mais il prend bientôt la consistance et l’aspect de la crème et finit par se coaguler en entier. Tandis qu’il est encore coulant, on l’applique couche par couche sur des moules en terre, de la forme d’une gourde ou d’une poire ; et à mesure qu’une couche est appliquée, on la met sécher au soleil avant d’en ajouter une autre. Les diverses couches superposées se soudent parfaitement entre elles et forment un tout indivisible. Lorsque l’épaisseur est suffisante, on brise entre les mains le moule fragile de terre, on en fait sortir les débris par un goulot ménagé exprès, et l’opération est terminée. Le caoutchouc est alors sous forme de poires creuses. D’autres fois encore, on le moule simplement en feuilles plus ou moins épaisses sur des plaques de terre.

Le latex de l’Isonandre gutte, arbre de la Malaisie, fournit la gutta-percha, substance qui a beaucoup de rapports avec le caoutchouc et rend aujourd’hui de nombreux services à l’industrie.
Fig. 41. Liber du marronnier.
r, rayons médullaires ; f, fibres.
C’est une matière brune, solide, très-résistante, souple comme le cuir mais non extensible à la manière de la gomme élastique. Dans l’eau bouillante, elle se ramollit assez pour pouvoir prendre telle forme que l’on désire, se mouler par la pression et reproduire les plus fins détails des moules. Retirée de l’eau et refroidie, elle devient plus dure que le bois, tout en conservant les formes qu’on lui a données. On en fabrique des courroies pour la transmission du mouvement dans les machines, des tuyaux de tout calibre pour la conduite des liquides, des cannes, des fouets, des cravaches, des rouleaux pour les imprimeurs, des instruments de chirurgie, et une foule d’objets d’utilité ou d’ornement. Comme elle est aussi mauvais conducteur de l’électricité que la résine et le verre, on l’emploie enfin pour protéger et isoler les fils métalliques des télégraphes sous-marins.

Au-dessous de la couche cellulaire, vrai laboratoire de droguerie dont je viens de vous faire connaître quelques produits, se trouve le liber, composé de fibres plus ou moins allongées. Ces fibres filamenteuses se groupent en faisceaux qui se rejoignent, se séparent, se réunissent encore et forment ainsi un grossier réseau dont les mailles sont occupées par la terminaison des rayons médullaires, traversant de part en part cette couche de l’écorce. Voici (fig. 41) un lambeau du liber du marronnier. En f sont
Fig. 42. Le Chanvre.
les fibres régulièrement rangées à côté les unes des autres ; en r les rayons médullaires, qui plongent dans le bois leurs cloisons de cellules. Chaque année, aux frais de la séve descendante, le liber s’accroît d’une mince couche qui se superpose à l’intérieur des précédentes. De là résulte, pour cette partie de l’écorce, une contexture feuilletée qui a fait comparer le liber à un livre et lui a valu son nom (liber, livre). Il serait possible, en comptant ces feuillets annuels, de trouver l’âge de l’arbre ; mais d’ordinaire ils sont trop serrés et trop minces pour se prêter à un dénombrement.

Dans quelques plantes, les fibres du liber sont longues, souples et tenaces, réunion de qualités qui nous les rend précieuses pour notre usage personnel. Les tissus de luxe, batiste, tulle, gaze, dentelles, malines, sont empruntés à l’écorce du lin ; les tissus plus forts, jusqu’à la grossière toile à sacs, à l’écorce du chanvre. Il faut ici passer sous silence les tissus dont la matière première est le coton, parce que le cotonnier, ce premier des filateurs, ne tient pas ses fibres textiles dans le liber, mais bien dans la coque de ses fruits.

Le lin est une plante annuelle, fluette, à petites fleurs d’un bleu tendre. Elle est originaire du plateau central de l’Asie. Aujourd’hui sa culture est très-développée dans le nord de la France, en Belgique, en Hollande. C’est la première plante que l’homme ait mise à contribution pour ses vêtements. Les momies d’Égypte, qui reposent dans leurs hypogées depuis trente à quarante siècles, sont emmaillottées de bandelettes de lin. Les fibres de cette plante sont tellement fines, qu’une trentaine de grammes de filasse travaillée au rouet fournissent près de cinq mille mètres de fil. La toile d’araignée peut seule rivaliser de finesse avec certains tissus de lin.

Le chanvre paraît être originaire des Indes orientales. Depuis bien des siècles, il est naturalisé dans toute l’Europe. C’est une plante annuelle, d’une odeur vireuse, à petites fleurs sans éclat, et dont la tige, menue comme une plume, s’élève à deux mètres environ. On le cultive comme le lin, à la fois pour son écorce, et pour ses graines appelées chènevis.

Lorsque le chanvre et le lin sont parvenus à maturité on en fait la récolte, et par le battage on en sépare les graines. On procède alors à une opération appelée rouissage, qui a pour but de rendre les fibres du liber facilement séparables du bois. Ces fibres, en effet, sont collées à la tige et agglutinées entre elles par une matière gommeuse très-résistante, qui les empêche de s’isoler tant qu’elle n’est pas détruite par la pourriture. On pratique quelque fois le rouissage en étendant les plantes sur le pré pendant une quarantaine de jours et en les retournant de temps à autre jusqu’à ce que la filasse se détache de la partie ligneuse ou chènevotte. Mais le moyen le plus expéditif consiste à tenir plongés dans une mare le lin et le chanvre liés en bottes. Il s’établit bientôt une fermentation qui dégage des puanteurs malsaines ; l’écorce se corrompt, et les fibres, douées d’une résistance exceptionnelle, sont mises en liberté. On fait alors sécher les bottes ; puis on les écrase entre les mâchoires d’un instrument appelé broye, pour casser les tiges en menus morceaux et les séparer de la filasse. Enfin, pour peigner la filasse de tout débris ligneux et pour la diviser en filaments plus fins, on la passe entre les pointes en fer d’une sorte de grand peigne nommé séran. En cet état, la fibre est filée, soit à la main, soit à la mécanique. Le fil obtenu est soumis au tissage, et c’est fini : l’écorce du chanvre est devenue de la toile, l’écorce du lin est devenue une dentelle princière de quelque cent francs le pan.