La Plante/Partie I, chapitre VII

Charles Delagrave (p. 58-62).
VIII. — L’Écorce  ►
Partie I.
VII. — Couches ligneuses annuelles

VII
Couches ligneuses annuelles.

Vitalité des couches ligneuses superficielles. — Décrépitude des couches centrales. — Aubier et bois parfait. — Qualités du bois parfait. — Bois blancs. — Troncs caverneux. — Comment la destruction de la partie centrale n’entraîne pas la mort de l’arbre. — Renseignements tirés de l’examen des zones annuelles.

Il vient d’être établi qu’un arbre se compose d’une suite d’étuis ligneux s’enveloppant l’un l’autre. Le tronc les comprend tous ; les branches, suivant leur âge, en contiennent plus ou moins. Chacun est le produit d’une génération de bourgeons. L’étui ligneux de la génération présente occupe l’extérieur de la tige, immédiatement sous l’écorce ; ceux des générations passées en occupent l’intérieur, et sont d’autant plus reculés vers le centre, qu’ils sont de plus vieille date. Les bourgeons futurs produiront, d’année en année, leurs couches de bois respectives, qui viendront se superposer une à une à leurs aînées ; et la couche superficielle actuelle se trouvera, à son tour, enclavée dans l’épaisseur du tronc.

De tous ces étuis ligneux, d’âge inégal, le plus nécessaire aujourd’hui est évidemment celui de la superficie, puisqu’il met en rapport avec la terre les bourgeons actuels. La destruction de cette couche amènerait la mort de l’arbre. En leur temps, les couches de l’intérieur ont, tour à tour, quand elles occupaient la surface, rempli le même rôle à l’égard des bourgeons contemporains ; mais aujourd’hui que ces bourgeons sont devenus branches, les couches profondes n’ont que des fonctions secondaires ou même ne servent absolument à rien. Les plus voisines de la superficie conservent encore quelque aptitude au travail et viennent en aide à la couche de l’année pour amener aux rameaux les sucs de la terre. Quant aux plus centrales, elles ont perdu à jamais toute activité ; leur bois s’est durci, obstrué de ligneux, desséché. Dans leur décrépitude, ces couches de l’intérieur sont hors de service ; tout au plus, par l’appui de leur bois tenace, donnent-elles de la solidité à l’édifice général. L’activité de l’arbre décroît ainsi de la superficie au centre. À la surface, c’est la jeunesse, la vigueur, le travail ; au centre, la vieillesse, la ruine, l’inertie.

L’ensemble des zones ligneuses se divise ainsi en deux parts : l’une centrale, d’où la vie est entièrement retirée ; l’autre extérieure, où la vie réside à des degrés divers. Ces deux parts se distinguent par une coloration différente sur la section d’une tige un peu âgée : la première est de couleur foncée, la seconde est blanchâtre. On donne à la première le nom de cœur ou de bois parfait ; à la seconde le nom d’aubier. Dans l’aubier, le bois est pâle, tendre, imprégné de sucs ; c’est du bois vivant. Dans le cœur, il est fortement coloré, dur, desséché ; c’est du bois mort.

La décrépitude est loin d’être une perfection. Pourquoi alors ce nom de bois parfait donné au cœur du tronc ? C’est imparfait qu’il faudrait dire. Oui, sans doute, le cœur du bois est imparfait relativement à l’arbre, qu’il n’alimente plus, mais il est parfait eu égard aux services qu’il nous rend. Pour nos meubles, il faut un bois à grain serré, à riche coloration. Eh bien ! ces qualités ne se trouvent pas dans l’aubier ; elles se trouvent dans le cœur. L’ébène, si dure et si noire, l’acajou rougeâtre et à contexture si fine, proviennent de deux arbres dont l’aubier est mou et blanc, Le sandal et le campêche, qui fournissent à la teinture des matières colorantes, sont enveloppés d’aubier incolore. Le bois que sa dureté a fait comparer au fer, et nommé pour ce motif bois de fer, est le cœur d’un arbre dont l’aubier n’a rien de remarquable. Qui ne connaît les différences de dureté et de coloration entre le cœur et l’aubier du chêne, du noyer, du poirier ? Jamais l’aubier ne peut être employé ni comme bois de teinture, ni comme bois d’ébénisterie. Il faut l’enlever à coups de hache pour mettre à nu le cœur, où se trouvent uniquement la matière colorante et le tissu compacte.

Le bois parfait débute par l’état d’aubier, et l’aubier actuel est destiné à devenir de proche en proche bois parfait à mesure qu’il vieillit et que de nouvelles couches le recouvrent. La coloration et la dureté se propagent donc du centre vers la circonférence, tandis que de nouvelles couches tendres et blanches se forment au dehors. Dans quelques arbres, la transformation de l’aubier en bois parfait est très-incomplète, le cœur tombe en pourriture sans parvenir à durcir. On les nomme bois blancs. De ce nombre sont le saule et le peuplier. Les bois blancs sont de mauvaise qualité ; ils n’ont pas de consistance et se détruisent vite.

Parvenus à un âge avancé, les arbres, surtout ceux dont le cœur ne durcit pas, ont fréquemment la tige caverneuse. Tôt ou tard, les couches intérieures, consumées par la pourriture, se réduisent en terreau, et le tronc finit par devenir creux, ce qui ne l’empêche pas de porter une vigoureuse couronne de branchage. Rien de plus étrange, au premier abord, que ces vieux saules rongés par les larves d’insectes ; excavés par la pourriture, éventrés par les années, qui se couvrent, malgré tant de ravages, d’une puissante végétation. Cadavres en décomposition au dedans, ils jouissent au dehors de la plénitude de la vie. La singularité s’explique si l’on considère que les couches centrales sont maintenant inutiles à la prospérité de l’arbre. Vieilles reliques de générations qui ne sont plus, elles peuvent être rongées par la pourriture ; le reste de l’arbre n’en souffrira pas tant que les couches extérieures se conserveront saines, car là seulement réside la vitalité. Détruit dans ses parties centrales par les outrages du temps, et rajeuni chaque année par des générations nouvelles de bourgeons, l’arbre traverse les siècles sans vouloir mourir. Par une prérogative inhérente à son organisation d’être collectif, il réunit les caractères les plus contradictoires. Tout à la fois, il est vieux et jeune, mort et vivant.

Les zones ligneuses empilées dans l’épaisseur du tronc sont, en quelque sorte, les feuillets d’un livre où la vie de l’arbre est écrite. Voici les principaux renseignements que fournissent ces archives végétales. — Lorsque sur un tronc coupé en travers, nous comptons cent cinquante couches ligneuses, par exemple, cela signifie que l’arbre a cent cinquante ans puisque chaque couche correspond à une année. Connaissant l’année de son abatage, on remonte ainsi à l’année de la germination de la graine qui l’a produit.

Les diverses zones de bois n’ont pas toutes la même épaisseur ; il y en a de minces, il y en a de larges. Les zones minces correspondent aux années où l’arbre a donné beaucoup de fruits ; les zones épaisses aux années où il en a peu ou point donné. Si l’arbre, en effet, utilise en faveur des fruits la majeure partie des matériaux dont il peut disposer, par une balance inévitable, il doit réduire la formation du bois nouveau ; s’il les convertit, au contraire, en bois, il doit diminuer la quantité de ses fruits. Tous les arbres à fruits nombreux et d’assez gros volume présentent de pareilles variations dans l’épaisseur de leurs couches ligneuses. Qu’un pommier, qu’un chêne, produisent une année des pommes et des glands en abondance, et pour compenser cet excès leurs tiges grossiront peu. Il y aura prospérité pour les fruits, disette pour le bois. Aussi pour rétablir la tige dans sa force, l’arbre se repose par périodes et cesse plus ou moins de fructifier. Presque tous nos arbres fruitiers mettent une année d’intervalle entre deux récoltes abondantes ; le chêne et le châtaignier en mettent deux ou trois ; le hêtre, cinq ou six. Les arbres, au contraire, dont les semences fines exigent peu de matériaux, fructifient tous les ans et produisent, malgré cela, des couches ligneuses toujours à peu près de même épaisseur. Tels sont le saule, l’orme, le peuplier.

L’inégalité en épaisseur des zones de bois reconnaît encore une autre cause. Il y a des années de pénurie générale pour la végétation : ce sont les années de grande sécheresse. Les racines trouvant très-peu à puiser dans la terre, le nouveau bois subit les conséquences de cette disette : il ne forme qu’une zone amaigrie. Au contraire les zones larges sont le signe des années où la terre s’est trouvée dans un état convenable d’humidité.

Au milieu des zones saines, tantôt larges, tantôt minces, d’autres se montrent, brunâtres, à demi désorganisées, cariées par places. Elles correspondent aux hivers exceptionnels par leur rigueur. Le bois de l’année, alors placé au dehors de la tige, a été frappé de mort par le froid en quelques points ; mais les années suivantes, des couches en bon état ont recouvert la zone maltraitée. Si par le dénombrement des couches, à partir de l’extérieur, on remonte à la date d’une zone désorganisée ; on est sûr de trouver une année exceptionnelle par ses froids.

Une couche d’épaisseur égale dans tout son circuit annonce une végétation régulière. Rien ne gênait l’arbre, cette année, ni dans le sol, ni dans l’air ; les racines, les branches, s’étalaient en liberté, et la nourriture affluait égale de partout. Une succession de zones pareilles est le signe de cet état favorable maintenu plusieurs années.

Mais une zone inégale, mince d’un côté, large de l’autre, dénote une végétation irrégulière. Du côté mince, l’arbre a souffert : les racines ont rencontré un mauvais terrain, un filon caillouteux ; l’essor des branches a été entravé par des arbres voisins ; l’ombre a étouffé le feuillage. Si l’inégalité des couches disparaît tout à coup pour faire place à la régularité, c’est que l’ordre a été rétabli. L’obstacle a été surmonté et les racines ont repris leur marche en avant ; les arbres voisins ont été abattus, et la ramée, que l’ombre étouffait, a repris sa vigueur.