La Plante/Partie I, chapitre III

Charles Delagrave (p. 16-23).
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Partie I.
III. — Longévité de quelques arbres

III
Longévité de quelques arbres.

Cause de la longue durée des arbres. — Exemples fournis par les châtaigniers. — Le châtaignier aux cent chevaux. — Longévité de quelques tilleuls. — Le chêne du cimetière d’Allouville. — Âge de quelques ifs. — Le sequoia géant de la Californie. — Le cyprès de Fernand Cortez. — Les baobabs de la Sénégambie. — Le dragonier d’Orotava.

S’il est réellement un être collectif où des générations successives s’échelonnent l’une sur l’autre, l’arbre doit durer très-longtemps et ne périr pour ainsi dire que d’une mort accidentelle,
Fig. 6. Coupe transversale de la tige d’un jeune chêne.
puisque aux vieux bourgeons en succèdent chaque année de nouveaux, qui maintiennent la communauté végétale toujours jeune et toujours riche d’avenir. L’individu périt mais la société persiste, vous disais-je au sujet des polypiers ; et je vous parlais de certains d’entre eux qui, aujourd’hui encore, dans les eaux de la mer Rouge, sont en pleine prospérité bien que leur commencement date peut-être des vieux pharaons. L’individu périt et la société persiste, répéterai-je au sujet de l’arbre ; et je citerai à l’appui certains vieillards du monde végétal qui luttent d’antiquité avec les coraux de la mer Rouge et même les dépassent.

Mais comment d’abord reconnaître l’âge d’un arbre ? Pour les arbres de nos régions, c’est chose des plus simples. Considérez la figure 6, représentant la coupe transversale de la tige d’un jeune chêne. Depuis la moelle, occupant le centre, jusqu’à l’écorce, se comptent six couches circulaires emboîtées l’une dans l’autre, six assises de bois concentriquement superposées. Elles se distinguent fort bien quand le tronc a été coupé avec netteté à l’aide d’un instrument bien tranchant. On les nomme couches ligneuses annuelles, par la raison qu’il s’en forme une chaque année, ainsi que je le démontrerai en son lieu. Les branches en comprennent un nombre plus ou moins grand suivant leur âge ; le tronc les comprend toutes. Il suffit donc de compter les cercles annuels de bois dont se compose le tronc pour connaître l’âge d’un arbre abattu : autant de couches, autant d’années. Ainsi, le chêne dont la figure reproduit la section est âgé de six ans. Si l’arbre est encore debout, on mesure l’épaisseur moyenne d’une couche sur la section de quelque branche, et de cette épaisseur on déduit l’âge de l’arbre en la comparant à l’épaisseur du tronc.

Les exemples de longévité végétale surabondent. Les auteurs parlent, par exemple, d’un châtaignier de Sancerre, dont le tronc présentait 4m,22 de tour. D’après les évaluations les plus modérées, son âge devait être de trois à quatre siècles.

On connaît des châtaigniers beaucoup plus gros, notamment celui de Neuve-Celle, sur les bords du lac de Genève, et celui d’Esaü, dans le voisinage de Montélimart. Le premier a treize mètres de circonférence à la base. Dès l’an 1408, il abritait un ermitage, l’histoire en fait foi. Depuis, quatre siècles sont venus s’ajouter à son âge, la foudre l’a frappé à diverses reprises ; n’importe, il est toujours vigoureux et richement feuillé. Le second est une majestueuse ruine ; ses hautes branches sont ravagées ; son tronc, de onze mètres de tour, est labouré de profondes crevasses, rides de la vieillesse. Dire l’âge des deux colosses n’est guère possible. Peut-être faut-il compter ici par mille ans, et pourtant les deux vieillards fructifient encore, ils ne veulent pas mourir.

Le plus gros arbre du monde est un châtaignier qui se trouve sur les flancs de l’Etna, en Sicile. On l’appelle le châtaignier aux cent chevaux parce que Jeanne, reine d’Aragon, visitant un jour le volcan et surprise par un orage, vint s’y réfugier avec son escorte de cent cavaliers. Sous sa forêt de feuillage, gens et montures trouvèrent largement un abri. Pour entourer le géant, trente personnes tendant les bras et se donnant la main ne suffiraient pas ; la circonférence du tronc mesure cinquante mètres et plus. Sous le rapport du volume, c’est moins une tige d’arbre qu’une forteresse, une tour. Une ouverture, assez large pour permettre à deux voitures d’y passer de front, traverse de part en part la base du châtaignier et donne accès dans la cavité du tronc, disposée en habitation à l’usage de ceux qui viennent faire la cueillette des châtaignes, car le vieux colosse a toujours la séve jeune et rarement il manque de fructifier. Il est impossible d’évaluer l’âge du géant, car on soupçonne qu’un tronc aussi monstrueux provient de la soudure de plusieurs châtaigniers rapprochés, primitivement distincts.

Neustadt, dans le Wurtemberg, possède un tilleul dont les branches, surchargées par les ans, sont soutenues au moyen d’une centaine de piliers en maçonnerie. L’une de ces branches atteint une longueur d’une quarantaine de mètres. La ramée entière couvre une étendue de cent trente mètres de circuit. En 1229, cet arbre était déjà vieux, car les documents de l’époque l’appellent le gros tilleul. Son âge probable est aujourd’hui de sept cents à huit cents ans.

Le vétéran de Neustadt avait un aîné en France au commencement de ce siècle. En 1804, se voyait au château de Chaillé, près Melle, dans les Deux-Sèvres, un tilleul de quinze mètres de tour. Il portait six branches principales étayées de nombreux piliers. S’il existe encore, il n’a pas moins de onze siècles.

On montrait dans le temps, à Saint-Nicolas de Lorraine, une table d’un seul morceau de noyer qui avait plus de huit mètres de largeur sur une longueur proportionnée. Suivant la tradition, l’empereur Frédéric III aurait donné, en 1472, un somptueux repas sur cette table. D’après la croissance ordinaire des noyers, on estime que l’arbre dont le tronc a formé ce meuble devait avoir neuf siècles.

Dans le voisinage de Balaklava, en Crimée, on cite un noyer énorme, qui produit par année cent mille noix. Cinq familles le possèdent en commun. Son âge est estimé à deux milliers d’années.

Le cimetière d’Allouville, en Normandie, est ombragé par un des doyens des chênes de la France. La poussière des morts où plongent ses racines semble lui avoir communiqué une exceptionnelle vigueur. Son tronc mesure dix mètres de circuit au niveau du sol. Une chambre d’anachorète, que surmonte un petit clocher, s’élève au milieu de l’énorme branchage. Le bas du tronc, en partie creux, est, depuis 1696, disposé en chapelle dédiée à Notre-Dame de la Paix. Les plus grands personnages ont tenu à honneur d’aller prier dans le rustique sanctuaire et de méditer un instant sous l’ombrage de l’arbre millénaire, qui a vu tant de sépultures s’ouvrir et se fermer. D’après ses dimensions, on donne à ce chêne neuf cents ans d’âge environ. Le gland qui l’a produit a donc germé avant l’an mille. Aujourd’hui, le vieux chêne porte sans effort ses monstrueuses branches ; chaque printemps, il se couvre d’un feuillage vigoureux. Glorifié par les hommes et ravagé par la foudre, il poursuit impassible le cours des âges, ayant devant lui peut-être un avenir égal à son passé.

On connaît des chênes beaucoup plus vieux. En 1824, un bûcheron des Ardennes abattit un chêne gigantesque, dans le tronc duquel furent trouvés des débris de vases à sacrifices et des médailles antiques. D’après les calculs des botanistes les plus experts, ce géant remontait à l’époque de l’invasion des barbares ; il avait pour le moins de quinze à seize siècles d’existence.

Après le chêne d’Allouville, mentionnons encore quelques compagnons des morts, car c’est surtout dans les champs de repos, où la sainteté du lieu les protége contre les injures de l’homme, que les arbres parviennent à un âge avancé. Deux ifs, situés dans le cimetière de la Haie-de-Routot, département de l’Eure, méritent entre tous l’attention. En 1832, ils ombrageaient de leur sombre verdure tout le champ des morts et une partie de l’église, sans avoir encore éprouvé de dommages sérieux, lorsqu’un coup de vent d’une violence extrême jeta à terre une partie de leurs branches. Malgré cette mutilation, les deux ifs sont toujours de majestueux vieillards. Leurs troncs, entièrement creux, mesurent l’un et l’autre neuf mètres de circonférence. Leur âge est estimé à quatorze cents ans.

Ce n’est pourtant encore que la moitié de l’âge où d’autres arbres de la même espèce sont parvenus. Un if du cimetière de Forheingal, en Écosse, mesurait vingt mètres de tour. Son âge probable était de deux mille cinq cents ans. Un autre, situé dans le cimetière de Braburn, dans le comté de Kent, avait, en 1660, une taille si prodigieuse, que toute la contrée en parlait. On lui attribuait alors deux mille huit cent quatre-vingts années. S’il est encore debout, plus de trente siècles pèsent aujourd’hui sur ce patriarche des arbres de l’Europe.

Les géants par excellence du règne végétal sont certains conifères, le Sequoia géant, analogues aux cyprès et connus de la science depuis peu de temps. Ils habitent, au nombre de quatre-vingts à quatre-vingt-dix, un district d’environ un tiers de lieue de rayon sur les hautes pentes de la Sierra Nevada, en Californie. Aussi droits que des fûts de colonne, ils s’élancent à une élévation de cent mètres, d’où ils dominent les grands arbres d’alentour comme nos peupliers dominent les haies voisines. Les plus petits mesurent dix mètres de tour à la base du tronc ; les plus gros, trente. Le châtaignier de l’Etna a le double de ces derniers en grosseur, mais il est bien loin d’avoir leur élévation. À leurs pieds, il ferait l’effet d’un grand fourré de broussailles. Et puis l’arbre aux cent chevaux provient apparemment de plusieurs troncs rapprochés et soudés ensemble, tandis que les colosses californiens sont formés chacun d’un seul tronc, bien isolé, bien régulier. Cette famille de géants n’a pas été respectée par les chercheurs d’or ; quelques-uns sont tombés sous la hache. Pour monter sur le tronc de l’un d’eux gisant à terre, il fallait une grande échelle, comme pour monter sur le toit d’une maison. La prodigieuse tige avait en effet neuf mètres d’épaisseur. L’écorce en fut enlevée d’une seule pièce sur une longueur de sept mètres et disposée en appartement avec tapis, piano et des siéges pour quarante personnes.
Fig. 7. Abatage d’un Sequoia géant en Californie.
Un jour, pour jouer à la main chaude, cent quarante enfants trouvèrent place dans le monstrueux étui d’écorce. Quel était l’âge du géant ? — La réponse ici ne laisse aucune place au doute. L’arbre, admirablement conservé jusque dans ses parties les plus centrales, montrait plus de trois mille couches de bois concentriques. Il avait donc trois mille ans pour le moins. Trois mille ans, c’est un bel âge. Cela nous reporte juste à l’époque où Samson lâchait dans les moissons des Philistins des bandes de renards traînant à la queue des torches incendiaires.

Au Mexique, nous remontons plus haut ; nous y trouvons un contemporain de Noé. C’est un cyprès en grande vénération chez les indigènes. Il est situé dans le cimetière de Santa-Maria de Tesla, à deux ou trois lieues d’Oaxaca. Fernand Cortez, le conquérant du Mexique, abrita, dit-on, sa petite armée sous son ombrage. Les calculs des botanistes lui attribuent quatre mille ans d’existence.

Dans la Sénégambie, au voisinage du cap Vert, se trouve un arbre étrange, sorte de mauve gigantesque, qui, pour l’âge, l’emporte encore sur le cyprès de Cortez ; c’est le baobab ou adansonie. La tige atteint à peine quatre ou cinq mètres d’élévation, mais elle a de vingt cinq à trente mètres de tour. Cette robuste base n’est pas de trop pour soutenir le couronnement du feuillage, disposé en dôme de deux cents mètres de circuit. Les feuilles sont grandes, laineuses, découpées à la manière de celles du marronnier ; les fleurs ressemblent à celles de la mauve, avec des dimensions plus grandes ; les fruits ont l’aspect de potirons brunâtres, divisés en une quinzaine de tranches. Les nègres donnent à l’adansonie un nom qui signifie l’arbre millénaire. Jamais dénomination n’a été plus justement appliquée. Il résulte, en effet, des recherches d’Adanson, que certains de ces vétérans sénégambiens sont âgés de six mille ans. On se refuserait à croire à une telle antiquité, si les déductions qui la proclament n’avaient l’évidence brutale d’une règle de trois.

En 1749, Adanson observa aux îles de la Magdeleine, près du cap Vert, des baobabs visités trois siècles auparavant par des voyageurs anglais. Ces voyageurs avaient gravé des inscriptions sur le tronc, et ces inscriptions furent retrouvées par le botaniste français recouvertes par trois cents couches ligneuses.

Le baobab produit donc, comme nos arbres, une couche de bois par an. Or, de l’épaisseur totale des trois cents couches observées, pouvait se déduire l’épaisseur moyenne d’une seule ; et celle-ci une fois connue, il était facile, en la comparant au rayon du tronc, de remonter à l’âge de l’arbre. C’est ce que fit Adanson. La conséquence de ce calcul élémentaire fut que certains baobabs ont six mille ans d’existence. Ces patriarches s’affaissent-ils au moins rongés par la rouille des siècles ? Nullement. Leur écorce est verte et lustrée ; à la moindre blessure, il s’en échappe une séve abondante. Ils ont la vigueur du jeune âge ; ils ont devant eux encore des siècles et des siècles d’avenir.

On attribue la même antiquité de six mille ans à un arbre célèbre, le dragonier de la petite ville d’Orotava, aux îles Canaries. Dix hommes se tenant par la main ne suffiraient pas pour embrasser le tronc du colosse, que couronne un énorme branchage à longues feuilles aiguës comme des épées. En 1819, un ouragan terrible ébranla cette forêt aérienne et le tiers de la masse rameuse s’abattit avec un épouvantable fracas. Le colosse mutilé garde cependant toujours son imposant aspect ; inébranlable sur sa base, il ajoutera sans doute encore de longs siècles aux soixante qu’il compte déjà.