La Plante/Partie I, chapitre II

Charles Delagrave (p. 10-15).
Partie I.
II. — L’Individu végétal

II
L’Individu végétal.

Bourgeons. — Individu. — L’arbre est un être collectif. — Preuves tirées de la vigne et du saule pleureur. — Le bourgeon est l’individu végétal. — Documents fournis par la taille des arbres et la greffe. — Définition de Dupont de Nemours.

Prenez un rameau de lilas ou de n’importe quel autre arbuste ; dans l’angle formé par chaque feuille et le rameau, angle qu’on nomme aisselle de la feuille, vous verrez un petit corps arrondi, revêtu d’écailles brunes. C’est là un bourgeon, ou, comme disent les jardiniers, un œil. Il est destiné à devenir un rameau implanté sur le premier, de même que ces autres bourgeons, les verrues nées sur le corps de l’hydre et du polype, deviennent d’autres hydres, d’autres polypes implantés sur l’animal-souche. Eh bien ! ce bourgeon, et par conséquent le rameau qui doit en résulter, est, pour l’ensemble de l’arbre, ce qu’un polype est pour l’ensemble du corail. Il constitue un membre de la famille, un habitant de la communauté, un individu de la société végétale. Mais tant qu’il est bourgeon, c’est un habitant nouveau-né, ou plutôt en voie de formation, très-faible encore, incapable de travail. Il ne prendra part à l’activité générale de l’arbre que le printemps prochain, lorsqu’il deviendra rameau. Jusque-là, c’est un nourrisson alimenté aux frais de la communauté ; il n’a rien à faire qu’à se fortifier et grandir, comme l’enfant dans ses langes et l’oiseau dans son nid.

Tout le travail revient aux rameaux couverts de feuilles, aux rameaux de l’année.
Fig. 5. Rameau avec bourgeons.
Ils sont les nourriciers de la communauté : par l’intermédiaire des racines, ils puisent dans le sol ; par l’intermédiaire des feuilles, ils puisent dans l’air ; et mélangeant, associant, combinant les matières premières arrivées par ces deux voies, ils préparent le liquide gommeux, la séve, dont se forme toute chose dans le végétal. L’année prochaine, ces rameaux si laborieux aujourd’hui seront, en quelque sorte, mis à la retraite, ils se reposeront ; et les bourgeons actuels, devenus forts et développés en rameaux, travailleront à leur tour à l’œuvre commune, jusqu’à ce que d’autres bourgeons les remplacent également. L’arbre se compose ainsi d’une série de générations annuelles échelonnées l’une sur l’autre. On peut les dénombrer en suivant, de proche en proche, les diverses ramifications depuis la tige jusqu’au dernier rameau. La génération actuelle est représentée par les rameaux feuillés. C’est là que réside l’activité végétale. Les bourgeons forment la génération immédiatement future. C’est pour eux surtout que l’arbre est en travail. Enfin la tige, les branches et leurs subdivisions, jusqu’aux rameaux feuillés, représentent les diverses générations passées. Ces générations d’un autre âge sont inactives, quelquefois même frappées de mort. Elles constituent en quelque sorte le polypier végétal, c’est-à-dire qu’elles servent de support aux jeunes générations.

Les preuves surabondent pour affirmer qu’un végétal n’est pas un être simple mais bien un être collectif, une association d’individus, vivant en commun, et que la comparaison d’un arbre avec un polypier couvert de ses polypes, loin d’être un jeu d’esprit, est la rigoureuse expression de la réalité. Je vais essayer, mon cher enfant, de vous le faire comprendre.

D’après son étymologie, le mot individu signifie qui ne peut être divisé. Il n’est pas évidemment question ici de la simple et brutale division de la matière telle que l’entend la physique, et consistant à faire d’un tout des parties plus ou moins petites sans se préoccuper de cette chose si délicate, le maintien de la vie, car à ce point de vue toute chose est divisible d’une manière indéfinie. On entend par individu tout être qui forme une unité vivante et ne peut être divisé sans perdre la vie. Un chien, un chat, un bœuf et chacun enfin des animaux qui nous sont le plus familiers, constituent autant d’individus, autant d’êtres indivisibles, qui périssent s’ils sont fractionnés. Qui s’avisera de porter la hache sur le chat pour le diviser en deux parties égales, dans l’espoir que les deux moitiés continueront à vivre et formeront deux animaux distincts ayant désormais leur existence propre ? Ce serait folie insigne, contraire à ce que nous enseignent et l’expérience de chaque jour et les convictions intimes puisées dans la conscience même de notre existence. Voilà l’indivisible, voilà l’individu.

Mais nous pouvons hardiment porter la hache sur l’arbre sans crainte de compromettre sa vie ; que dis-je ? avec la certitude de multiplier l’arbre par ce moyen autant de fois que nous le voudrons. Relativement à l’animal, dans l’immense majorité des cas, diviser, c’est détruire ; relativement au végétal, diviser, c’est multiplier.

Quand il veut planter un coteau nouvellement défriché, le vigneron va couper avec sa serpette, sur une vigne, autant de rameaux qu’il désire de plants. Mis en terre par une extrémité, ces rameaux prennent racine et deviennent en peu d’années autant de souches, qui portent vendange et donnent de vigoureuses pousses, servant à leur tour à d’autres plantations. Des étendues considérables, des cantons entiers, peuvent ainsi se couvrir de vignobles dont tous les ceps sont des tronçons directement ou indirectement détachés d’une souche unique primitive. Qui nous dira si des quelques souches, des quelques rameaux, apportés en Gaule, il y a vingt-quatre siècles, par les Phocéens, fondateurs de Marseille, ne dérive pas une grande partie de nos vignobles actuels par une série d’amputations, qui retranchent le superflu des plants anciens et de chaque tronçon font un nouveau plant ? Où est ici l’indivisible, où est l’individu ? Ce n’est certes pas le pied de vigne, qui se fractionne indéfiniment et revit dans chacun de ses rameaux détachés et mis en terre. Dire qu’un cep constitue un individu, c’est admettre que les milliers et les milliers de ceps qui proviennent, et peuvent provenir par fractionnement d’une souche, point de départ, ne sont entre tous qu’un seul et même végétal.

Comme la vigne se propage aussi par graines, beaucoup de nos vignobles, de près ou de loin, proviennent de semis. Or de chaque semence naît un nouveau plant. Cela n’infirme en rien cependant la multiplication plus fréquente par rameaux amputés, et les conséquences que l’on en déduit pour la détermination de l’individu végétal. Je prends toutefois un autre exemple. — On cultive dans toute l’Europe le bel arbre que nous appelons Saule pleureur à cause de ses longs et flexibles rameaux, qui pendent éplorés comme la chevelure d’une personne accablée d’affliction. La science lui donne le nom de Saule de Babylone, parce qu’il est originaire des bords de l’Euphrate, d’où il fut importé en Europe, du temps des croisades. Par une impossibilité absolue, ce saule n’a jamais porté de semences chez nous. Vous en faire exactement comprendre la raison serait prématuré, car vous ignorez encore comment se forment les semences des plantes. Je me bornerai à vous dire que, pour donner des graines fertiles, capables de germer, un saule pleureur ne suffit pas ; il faut absolument le concours de deux, pareils en tout excepté pour les fleurs. Eh bien ! de ces deux saules qui se complètent l’un l’autre pour donner des semences, nous n’en possédons qu’un. Des saules pleureurs répandus aujourd’hui à profusion dans l’Europe entière, aucun ne provient donc de graine ; tous dérivent, de proche en proche, par rameaux détachés, de celui que quelque noble croisé apporta de Babylonie et planta au bord des fossés de son manoir. Ne serait-ce pas, je vous le demande, chose insensée que de regarder comme un seul et même végétal les innombrables saules pleureurs de l’Europe, par la raison qu’ils sont en réalité des tronçons du premier ? Qui s’arrêterait à cette folle idée ? Chaque saule actuel est bel et bien un arbre à part, distinct des autres, ayant son existence propre.

La conclusion de ces deux exemples et d’une foule d’autres semblables saute aux yeux : un cep de vigne, un saule, un arbre, une plante quelconque, ne sont pas des individus. — Un rameau couvert de ses bourgeons ne l’est pas davantage, car il suffit d’un tronçon de ce rameau pour reproduire le végétal, s’il est mis en terre et convenablement soigné. La seule condition de la réussite, c’est que le tronçon porte au moins un bourgeon. — À la rigueur le bourgeon même suffit pour cette propagation par fractionnement ; mais alors, en général, le nouveau plant, au lieu d’être mis en terre, doit être confié à une branche qui le nourrit de sa séve. On nomme greffe, cette transplantation des bourgeons d’un végétal sur un autre. — Ainsi l’arbre peut se subdiviser en autant de nouveaux plants distincts qu’il possède de rameaux ; à son tour, le rameau peut en fournir autant qu’il porte de bourgeons ; mais le bourgeon n’est plus divisible, il périt par le fractionnement. L’individu végétal est donc le bourgeon.

Bien des faits, qui seraient inexplicables avec l’organisation d’un être réellement simple, deviennent d’une parfaite clarté si l’on considère l’arbre comme un être collectif, dont les divers individus, les bourgeons, vivent en commun tout en conservant une certaine indépendance. — Lorsqu’on taille un arbre fruitier en supprimant une partie de son branchage, cette large mutilation, comme n’en pourrait supporter sans périr aucun être simple, loin d’être mortelle à l’arbre, lui est au contraire favorable, parce que les bourgeons qu’on laisse profitent de la nourriture destinée aux bourgeons enlevés. — Si par le moyen de la greffe, on ajoute à un arbre des bourgeons provenant d’un autre arbre, la communauté n’est pas influencée par les nouveaux venus ; fils de la maison ou étrangers, les bourgeons se développent, fleurissent et fructifient chacun à sa guise, sans rien emprunter aux habitudes des voisins. Parmi les curiosités que l’on peut obtenir au moyen de ces associations artificielles basées sur la mutuelle indépendance des bourgeons, je vous citerai un poirier sur lequel la greffe avait réuni toute la collection des poires cultivées. Apres ou douces, arides ou juteuses, grosses ou petites, vertes ou vivement colorées, toutes ces poires mûrissaient sur le même arbre et se renouvelaient chaque année sans modifications, fidèles aux caractères de race, non de l’arbre nourricier mais des divers bourgeons implantés sur ce support commun.

La démonstration est, je crois, suffisante. Je conclus par cette originale définition de Dupont de Nemours : « Une plante est une famille, une république, une espèce de ruche vivante, dont les habitants, les citoyens ont la nourriture en commun et mangent au réfectoire. »