La Plante/Partie I, chapitre I

Charles Delagrave (p. 1-10).
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Partie I.
I. — Le Polypier et l’Arbre

I
Le Polypier et l’Arbre.

L’hydre. — Sa structure. — Sa multiplication par bourgeonnement. — Le corail. — Polypes et polypiers. — Multiplication des polypes. — Longévité des polypiers. — Variété de leur structure. — Îles madréporiques. — Importance géographique des madrépores. — Les coraux des anciens âges. — Organisation fondamentale du végétal.

La plante est sœur de l’animal : comme lui, elle vit, se nourrit, se reproduit. Pour comprendre la première, il est souvent très-utile de consulter le second ; comme aussi, pour comprendre le second, il convient de chercher des renseignements auprès de la première. Je commencerai donc, mon cher enfant, par vous parler de quelques animaux singuliers dont la manière de vivre nous expliquera la structure fondamentale de la plante et nous fournira le plus fécond aperçu sur la végétation.

Au milieu des petites feuilles rondes, appelées lentilles aquatiques, qui flottent serrées l’une contre l’autre et forment un gai tapis à la surface des eaux dormantes, vit, dans nos fossés, une curieuse bestiole que les naturalistes nomment Hydre. Le délicat animalcule, en entier composé d’une sorte de gelée verte, mesure au plus une paire de centimètres de longueur. Figurez-vous un petit sac allongé, collé par une extrémité à quelque plante aquatique et terminé à l’autre par huit bras flexibles en tous sens ; voilà l’hydre. Les bras, ou comme on dit encore les tentacules, sont disposés en cercle autour d’un orifice en communication avec l’intérieur du sac, c’est-à-dire avec la cavité où se fait la digestion des aliments. Cet orifice a deux emplois qui, chez un animal moins bizarre que celui-ci, paraîtraient souverainement incompatibles : il avale la proie saisie par les tentacules, il rejette les résidus non employés par la nutrition. Pour se procurer la nourriture, la bestiole étale ses bras dans l’eau et se tient en repos.
Fig. 1. L’Hydre.
Si quelque menu gibier vient à passer, le bras voisin se replie aussitôt, enlace la proie et la porte à la bouche.

Dans un verre d’eau garni de lentilles aquatiques, mettons une hydre de belle taille. Au bout de quelques semaines, de quelques mois peut-être, suivant la saison, nous verrons deux, trois, quatre petites verrues se montrer vers la partie inférieure du sac de l’animal. Ces verrues grossissent, se gonflent, se couronnent de huit menus mamelons de jour en jour plus saillants ; enfin elles s’ouvrent à la manière d’un bouton qui s’épanouit. Devinez ce que sont ces étranges fleurs animales ? Ce sont de petites hydres, avec leur poche digestive et leurs huit bras, de petites hydres implantées sur la mère de la même façon que les rameaux sont implantés sur la branche. Les petites verrues d’où elles sont nées, nous les appellerons bourgeons, parce qu’elles produisent des animaux semblables à l’animal souche, de même que les bourgeons d’un arbre donnent naissance à des rameaux.

L’hydre, en réalité animal, puisqu’elle se déplace et se transporte où elle veut, puisqu’elle est sensible à la douleur, qu’elle chasse, saisit une proie et la dévore, l’hydre se comporte ici à l’exemple du végétal : elle bourgeonne des êtres semblables à elle, elle pousse de petites hydres, comme la tige d’une plante pousse des rameaux.

Mais ces petites hydres, toutes jeunes encore, incapables de chasser pour elles-mêmes et de gagner leur vie, il faut que la mère-souche quelque temps les nourrisse.
Fig. 2. Le Corail.
À cet effet, le sac à digestion de l’hydre-souche communique avec les cavités des jeunes ; les estomacs des nourrissons débouchent dans l’estomac de la mère. Seule, celle-ci chasse, mange et digère ; mais la bouillie alimentaire, préparée à point, s’infiltre de la mère dans les nourrissons par les détroits des communications stomacales, et de la sorte les petites hydres se trouvent repues sans avoir rien mangé. Un jour vient, où, sevrage radical, le détroit de communication d’estomac à estomac se ferme ; puis un étranglement apparaît au point de jonction de l’animal-rameau avec l’animal-souche, et les jeunes hydres, vrais fruits arrivés à maturité, se détachent pour aller vivre ailleurs d’une vie indépendante et bourgeonner à leur tour une nouvelle lignée.

Maintenant jetez les regards sur la figure. Ne diriez-vous pas un arbuste en fleurs ? Ce n’est pourtant pas une plante ; c’est un pied de corail. Vous connaissez les belles perles rouges avec lesquelles on fait des colliers. On vous a dit que c’était du corail. Fort bien ; mais, avant d’être façonné en perles par la main de l’ouvrier, sachez que le corail a la forme d’un petit arbuste d’un rouge vif, avec tige, branches et rameaux. Seulement, l’arbrisseau n’est pas en bois : il est en pierre aussi dure que le marbre, ce qui ne l’empêche pas de se couvrir, au fond de la mer, d’élégantes petites fleurs. Or ces prétendues fleurs épanouies sur des rameaux de pierre sont en réalité des animaux, dont le corail est la demeure commune, l’habitation, le support. On les appelle des polypes. Leur organisation est calquée sur celle de l’hydre.
Fig. 3. Un polype du corail.
Chacun d’eux est un globule creux de matière gélatineuse, un petit sac dont l’orifice est bordé de huit lamelles frangées, de huit tentacules s’épanouissant comme les pétales d’une fleur. À part la forme un peu différente, vous reconnaissez dans l’habitant du corail la structure générale de l’hydre. C’est toujours une poche digestive fixée par la base et couronnée de huit bras propres à saisir une proie. Tel qu’il est dans la mer, le corail est revêtu d’une écorce molle criblée d’une foule d’enfoncements cellulaires, dans chacun desquels un polype est logé. Au-dessous de cette écorce vivante se trouve le support pierreux, d’un rouge vif.

Bien que cantonnés chacun dans une cellule spéciale et doués d’une existence propre, les polypes d’un même pied de corail ne sont pas étrangers l’un à l’autre. Ils communiquent tous par l’estomac : ce que l’un digère profite à tous. Avec leurs bras frangés épanouis en rosette, les polypes happent au passage, comme le fait l’hydre, les particules nutritives amenées par les eaux. Le hasard ne les favorise pas tous de la même manière : tel fait une chasse abondante, tel autre ne referme pas une seule fois le filet de ses tentacules. N’importe : la journée finie, la nourriture a été égale pour tous ; les estomacs qui ont digéré ont fourni leur ration aux autres.

Comment s’est établi d’estomac à estomac cet étroit communisme que, dans ses plus folles aberrations, l’esprit humain n’aurait jamais conçu ; comment s’est organisé cet étrange réfectoire où l’individu qui mange nourrit son voisin qui n’a pas mangé ? Voici : — Tout pied de corail débute par un seul polype, qui, issu d’un œuf et d’abord errant dans les eaux, finit par se fixer à une roche sous-marine pour y fonder une colonie. Ce polype, une fois qu’il a pris domicile, bourgeonne à la manière de l’hydre, à la manière de la plante. Un nouveau polype pousse donc sur le flanc du premier. La communication entre la cavité digestive du polype rameau et celle du polype souche est d’abord indispensable, afin que la nourriture saisie et digérée par ce dernier profite au jeune, incapable de se suffire encore à lui-même. Cette communication a lieu absolument comme chez l’hydre, avec cette différence qu’elle n’est pas destinée à s’interrompre un jour. Les polypes du corail, arrivés à maturité, ne se séparent pas pour aller s’établir ailleurs ; ils continuent à vivre en famille, indissolublement unis entre eux.

Or, le premier polype issu d’un bourgeon est suivi d’un second, d’un troisième, d’un quatrième, etc. Les fils, à leur tour, bourgeonnent des petits-fils ; ceux-ci, des arrière-petits-fils ; et ainsi de suite, sans limites arrêtées, si bien que les générations successives s’échelonnent sans fin par de nouveaux bourgeonnements, de jour en jour plus nombreux. Quant au domicile commun ou corail, il résulte de l’exsudation de tous ses habitants, qui suent de la pierre comme l’escargot transpire les matériaux de sa coquille. Chaque polype nouveau-né apporte son contingent de matière pierreuse, et l’édifice grandit, se ramifiant de plus en plus. C’est ainsi que se forment le corail et une foule de productions marines analogues nommées polypiers, c’est-à-dire habitations de polypes. À ce titre, le corail est lui-même un polypier.

D’après son mode de formation, il est visible qu’un polypier n’a pas de fin nécessaire et qu’il ne doit périr que d’accident. Les polypes vieux meurent sans doute, comme meurt tout animal ; mais avant, ils laissent sur le polypier de nombreux rejetons, qui en laissent, à leur tour, d’autres plus nombreux ; et cela se continuant toujours, il n’y a aucune raison pour que le polypier dépérisse. Loin de là : s’il ne survient aucun accident, le polypier, toujours restauré, toujours agrandi par des générations nouvelles, atteindra, plein de vigueur, tel âge que l’on voudra. L’abeille et le polype meurent, l’essaim et le polypier restent ; l’individu périt, la société persiste. On trouve dans la mer Rouge des polypiers tellement volumineux, qu’en évaluant leur âge d’après la lenteur de leur accroissement, on arrive à une prodigieuse antiquité. Aujourd’hui encore en pleine activité, ils comptent de trois à quatre mille ans d’existence ; ils datent de la construction des pyramides ; ils sont contemporains des patriarches et des pharaons ! Pour les agglomérations des polypes, le temps me compte pas ; l’individu meurt, mais la communauté traverse les siècles, toujours jeune, toujours en travail.

Les polypes sont très-nombreux en espèces, et leurs constructions affectent des formes très-variées. Généralement les polypiers, appelés encore coraux ou madrépores, sont d’un blanc pur, couleur naturelle du carbonate de chaux, dont ils sont composés ; plus rarement, ils sont rouges, comme le corail, ou teints d’autres nuances. Rien de plus gracieux que leurs formes. Ici, ce sont des arbustes de pierre aussi élégamment ramifiés que des arbustes véritables ; là, des tubes parallèles groupés comme des tuyaux d’orgue, des amas de cellules pareils à des rayons d’abeilles. Ailleurs, le polypier s’arrondit en tête de
Fig. 4. Formes diverses de Polypiers.
chou-fleur, en champignon, dont la surface, hérissée de lamelles régulièrement assemblées, dessine une multitude d’étoiles, un réseau de mailles géométriques, un labyrinthe de plis et de sillons ; ailleurs encore, il s’aplatit en grande lame pierreuse, aussi mince qu’une feuille, aussi découpée qu’une dentelle. Sur tous s’épanouissent des milliers de fleurs animales, c’est-à-dire de polypes, qui étalent leurs tentacules en délicates rosettes, et, au moindre danger, les reploient brusquement.

Rien ne manque à ces frêles ouvriers pour mener à fin des constructions bien au-dessus de toutes les forces humaines. La durée, le nombre, les matériaux, pour eux, n’ont pas de limites. Dans les mers chaudes des tropiques, sur tous les points favorables où leurs colonies se donnent rendez-vous au travail, ils entassent étage sur étage, polypier sur polypier, jusqu’à ce que le niveau des flots mette un terme à l’échafaudage de leurs bâtisses. Mais alors le travail, arrêté dans le sens de la hauteur, se poursuit dans le sens horizontal ; le sommet de l’édifice madréporique devient un écueil ; l’écueil, un îlot ; l’îlot, une île ; et l’océan compte une terre de plus.

Une île madréporique est donc le plateau terminal d’une agglomération de polypiers dont la base a ses racines sur quelque haut-fond de la mer. Ce n’est d’abord qu’une étendue stérile ; mais tôt ou tard, les courants de la mer, les vents y apportent des graines, et la végétation finit par ombrager sa surface éblouissante de blancheur. Quelques insectes, quelques lézards venus avec les bois flottants, la peuplent d’ordinaire les premiers ; puis, les oiseaux de mer y construisent leurs nids, les oiseaux terrestres égarés y viennent chercher refuge. Enfin, quand le sol est devenu fertile, l’homme apparaît et y bâtit sa hutte.

Les îles de coraux dépassent à peine le niveau des eaux. Elles consistent généralement en bandes de terre circulaires ou ovales, entourant un lac peu profond en communication avec la mer. Leur aspect est aussi remarquable par sa singularité que par sa beauté. Figurez-vous une ceinture de terre couverte de cocotiers, dont la sombre verdure se détache vigoureusement sur le bleu limpide du ciel. Au centre de cette zone boisée dorment les eaux limpides d’un lac salé, où les polypes continuent leurs constructions en compagnie de divers coquillages ; en dehors s’étend une plage du blanc le plus pur, uniquement formée d’un sable de coraux broyés, et cerclée d’un anneau de récifs, où l’océan, toujours houleux, brise ses flots en tourbillons d’écume. Dans son assaut brutal, la vague menace d’engloutir l’île à chaque instant. L’île, si basse, si faible, si exposée, résiste cependant grâce aux polypes, qui prennent part à la lutte et nuit et jour sont à l’œuvre pour réparer l’édifice compromis, pour l’entourer, atome par atome, d’un rempart de récifs toujours démoli, toujours reconstruit. Avec leur corps mol et gélatineux, ils tiennent tête, eux chétifs, aux fureurs de l’océan ; avec leur patiente architecture, ils maîtrisent la formidable puissance des vagues, que ne pourraient dompter des barrières de granit.

Jetez maintenant un coup d’œil sur la mappemonde, si vous voulez vous faire une idée de l’étendue des terres bâties par les polypes ; voyez cette nuée d’archipels de petites îles qui, à travers l’océan Pacifique, s’étend de l’Amérique à l’Asie. Eh bien ! beaucoup de ces archipels sont en entier d’origine madréporique ; et ceux dont l’origine est différente sont au moins entourés d’une ceinture de coraux. Le seul archipel des Maldives, dans la mer des Indes, comprend douze mille écueils, îlots ou îles de construction madréporique. Un banc de coraux situé sur la côte orientale de la Nouvelle-Hollande couvre une superficie de 88,000 kilomètres carrés. La cinquième partie du monde, l’Océanie, est donc, pour une grande part, l’œuvre des polypes. Dût-il à cet immense labeur consacrer cent mille ans, le genre humain entier ne viendrait à bout du travail accompli par l’animalcule glaireux des coraux. Le rôle de ces faiseurs de mondes n’a pas été moindre dans les anciennes mers, d’où nos continents sont sortis. Certaines assises du globe, certaines chaînes de montagnes, sont formées de polypiers ; dans telles étendues du sol de la France, on ne marche que sur de vieux coraux ; bien des villes sont bâties avec une pierre dont le moindre fragment renferme des débris de madrépores.

Cette histoire préliminaire de l’hydre et du corail nous amène directement au but, à la plante, dont j’avais à cœur de vous dévoiler tout d’abord l’organisation fondamentale. Cette organisation, qui nous expliquera plus tard une foule de faits sans elle inexplicables, peut se résumer ainsi : un végétal est comparable à un polypier couvert de ses polypes ; ce n’est pas un être simple, mais un être collectif, une association d’individus, tous parents, tous étroitement unis, s’entr’aidant les uns les autres et travaillant à la prospérité de l’ensemble ; c’est, de même que le corail, une sorte de ruche vivante dont tous les habitants ont la vie en commun.