XI

UNE PROMENADE


Aujourd’hui, Jane est indisposée. Alors Trott ira se promener tout seul, avec nounou et Mlle Lucette. C’est excessivement flatteur. Nounou pousse la voiture de Mlle Lucette et est très occupée d’elle. Elle ne fait donc aucune attention à Trott. Il pourrait, s’il lui plaisait, se livrer à toutes les fantaisies sans que personne puisse l’en empêcher : exécuter des culbutes au milieu de la rue, ou marcher dans les ruisseaux, ou cracher par terre. Il est tout à fait évident que Trott ne commettra aucune de ces actions. Mais, physiquement, il le pourrait. Cette idée seule est déjà une volupté. Il emmènera Jip qui, depuis la réconciliation, ne demande pas mieux. Alors ce sera un cortège tout à fait respectable. Trott aura l’air presque aussi imposant que ces gros domestiques anglais qui promènent un colley à côté d’une nurse qui pousse une petite voiture. Il n’y a pas à dire, ça fait plaisir. Trott se sent quelqu’un. Il va lui-même chercher toutes ses affaires, et s’en laisse affubler avec docilité. Il descend au jardin où la petite voiture de Mlle Lucette est toute prête, attendant son contenu. Jip voudrait jouer et courir. Mais Trott refuse gravement. Un jeune gentleman qui va se promener avec une charmante miss ne peut pas commencer par courir avec son chien quand il est déjà tout habillé. Jip ne s’en offusque pas. Il se livre à des rondes folles sur la pelouse devant la maison et soudain se précipite sur Puss qui se promenait d’un air nonchalant. Puss crache et s’élance d’un bond sur l’appui de la fenêtre, d’où il contemple son adversaire avec des yeux mi-clos et ironiques.

Enfin, on voit apparaître l’héroïne dans les bras de sa nounou. Elle est toute pomponnée, tout emmitouflée dans son manteau blanc. On lui a mis un voile parce qu’il y a beaucoup de vent. On ne peut pas distinguer au travers l’expression exacte de ses traits. Mais il semble que la bonne humeur en soit absente. Elle pousse de temps en temps des grognements qui ne présagent rien de bon. Pourtant, elle se laisse mettre dans sa voiture sans protester positivement. Maman, sur le seuil, recommande à nounou de se promener dans un endroit bien protégé du vent, pour que bébé ne s’enrhume pas.

Trott propose :

— Sur la promenade de Valade ?

Maman dit :

— Si tu veux.

Trott est content. La promenade de Valade est pour lui quelque chose d’imposant, quelque chose qui ressemble à un sanctuaire, où l’on ne va qu’avec une certaine solennité. C’est l’endroit où tout le beau monde se rencontre. C’est beaucoup plus intimidant que la plage. Peut-être que Marie de Milly sera là. Quelle chance ce serait ! Leur cortège doit vraiment avoir assez grand air : un joli poupon tout blanc dans une belle voiture poussée par une nounou colossale, beaucoup plus grande qu’un homme, sur le crâne de laquelle s’agite un énorme nœud alsacien, semblable à un papillon sur le point de s’envoler. À côté d’elle, on verra passer, une élégante badine à la main (c’est une baguette ébranchée par Bertrand), un jeune gentilhomme de la meilleure venue, escorté d’un superbe caniche noir. La vision de ce tableau emplit Trott de satisfaction. Certainement, il n’est pas vaniteux, et il n’aimerait pas du tout être en représentation tous les jours. Mais il y a des moments où, si modeste qu’on soit, le sentiment de votre importance n’est pas fait pour vous déplaire. Trott marche avec gravité, conscient de la solennité de son rôle.

Il ne semble pas que Mlle Lucette soit suffisamment pénétrée du sien. Il n’y a pas à dire : elle paraît s’être éveillée du mauvais côté. Trott lui adresse de temps en temps la parole sur un ton aimable. Il n’obtient rien que des petits grognements haineux. Elle semble concentrée dans une seule idée fixe qui est d’avaler le voile que l’on a placé sur sa figure. Elle tâche de le happer par le milieu, et puis, peu à peu, à force de le sucer, de se l’ingérer tout entier. Un rond mouillé qui grandit se dessine sur le voile aux alentours de la bouche. Trott essaye de la détourner de ce passetemps qu’il ne trouve pas du meilleur goût. Mais c’est sans succès. Il s’adresse à nounou, d’un air d’intelligence :

— Nounou, est-ce que vous ne pourriez pas empêcher Lucette de sucer comme ça son voile ?

Nounou arrête la voiture, extrait le voile de la bouche où il s’engouffre et l’étire. Pour témoigner son déplaisir, Mlle Lucette accentue ses grognements, et elle se jette brusquement de côté dans sa voiture, arrachant un cri de terreur à nounou qui croit déjà la voir étalée sur le trottoir. S’apercevant de ce succès, elle récidive à deux ou trois reprises ; mais elle voit qu’on n’y fait plus attention ; alors elle se tient coite, grognon et malveillante.

Cependant on est arrivé à la promenade de Valade. Il y a là, sous les arbres verts, tout un peuple de nounous enrubannées et de poupons roses et blancs. Il y a aussi, assises sur des chaises, ou se promenant dans les allées, un tas de belles dames avec des messieurs pommadés qui viennent s’incliner devant elles. C’est un endroit aristocratique où l’on ne circule qu’avec une tenue un peu gourmée, où il serait tout à fait malséant de se livrer à des jeux trop bruyants…

Mlle Lucette n’est pas impressionnée par la solennité du lieu. Elle continue de se pencher tantôt à droite, tantôt à gauche, d’essayer de se jeter en arrière, de grommeler… Trott est mécontent. Une tenue plus convenable serait tout à fait à désirer. Il essaye discrètement d’insinuer quelques bons conseils. Ils n’ont pas le moindre succès. Enfin nounou s’arrête près d’un banc. Elle extirpe Mlle Lucette de sa voiture et la met sur ses pieds en la soutenant sous les épaules. Certainement ça va la calmer. Et, de fait, pendant un moment cela va beaucoup mieux. Trott a même la satisfaction d’entendre une jolie petite dame dire à une autre : « Regardez donc cet amour de poupon ! » Et toutes deux parlent un moment en regardant Mlle Lucette. Ça, c’est très bien. Jip est venu s’asseoir à côté de Trott, la langue pendante. Trott se dit à part lui qu’ils doivent tous ensemble former un groupe fort intéressant. Il se sent fier. Quel dommage que Marie de Milly ne soit pas venue ! Il pourrait lui montrer son chien et sa petite sœur…

La petite sœur ne se montrerait peut-être pas sous un jour très favorable. Elle a les nerfs très excités, et s’impatiente contre nounou, qui ne veut pas la laisser s’accroupir par terre. C’est une succession de petits cris qui deviennent de plus en plus stridents. Sur une chaise en face, de l’autre côté de l’allée, un vieux monsieur qui lisait un journal lève le nez d’un air impatienté et puis s’en va s’asseoir plus loin. C’est humiliant. Mlle Lucette n’est pas humiliée. Elle envoie des coups de griffe de tous les côtés, et de temps en temps empoigne son voile des deux mains pour tâcher de l’arracher. Nounou a fort à faire pour la contenir. Son beau bonnet lui-même n’est pas épargné. Mlle Lucette en a attrapé une coque et l’a secouée si vigoureusement que le papillon s’incline d’un air affaibli. Elle a voulu aussi arracher à Jip une poignée de laine. Mais Jip s’est mis hors de portée, et, la gueule de travers, il la contemple d’un air goguenard ; évidemment, Mlle Lucette perçoit la goguenardise de ce regard… Cela l’irrite très violemment. Son teint devient plus animé. Elle piétine avec colère. Il y a lieu d’appréhender toutes sortes de choses.

À ce moment, une voix dit bonjour à Trott. C’est Marie de Milly. Elle n’arrive pas bien à propos. Cependant Trott fait bon visage. Il présente Jip. Il lui fait donner la patte. Mais Marie de Milly le connaît déjà. C’est la petite sœur qu’elle veut voir. Il semble que la petite sœur ne veut pas être vue. Quand Marie de Milly, qui est si jolie, s’approche, elle se rejette en arrière, derrière le cou de nounou. Trott est très fâché. Marie de Milly rit. Elle fait une nouvelle tentative. Mlle Lucette commence à crier pour tout de bon. Marie de Milly essaye encore. Cinq griffes roses lui effleurent le nez. Alors elle dit à Trott :

— Ta petite sœur n’est pas bien gentille.

Et elle s’éloigne. Trott la suit jusqu’à ce qu’elle ait rejoint sa bonne. Il essaye d’excuser Mlle Lucette. Marie de Milly daigne l’écouter et tâche d’avoir l’air convaincue, mais, en lui-même, Trott se doute bien qu’elle garde une fort mauvaise impression, et il en est affligé. Il lui dit adieu et, soudain, tressaille et se retourne brusquement.

Mlle Lucette a été remise sur ses pieds par nounou qui veut l’apaiser. Mais elle n’est pas de bonne humeur, loin de là. Elle crie des injures abominables aux passants qui, heureusement, ne s’en doutent pas… Cependant, elle s’arrête net dans ses vociférations. Qu’y a-t-il ? Sous le banc, il y a une pelure d’orange. On ne peut pas dire qu’elle soit immaculée. Mais, telle quelle, c’est une des plus belles œuvres de la création. Par une pantomime expressive, Mlle Lucette intime l’ordre à nounou de lui en faire hommage. Nounou répond d’un ton insinuant :

— Pê ! pê ! sale !

Mlle Lucette est patiente, au moins jusqu’à un certain point. Il est évident que son ordre n’a pas été compris. Elle le réitère donc de la manière la plus compréhensible. Nounou lui offre sa poupée. Mlle Lucette l’envoie promener d’un revers de main. Elle découvre la noirceur de l’âme de son esclave. Alors éclate la série de hurlements qui a fait tressaillir Trott.

Immobile, il contemple avec détresse le révoltant spectacle qui afflige sa vue. Mlle Lucette se débat avec des râles d’agonie, comme si on lui plongeait un fer rouge dans les entrailles. Quelques personnes s’arrêtent. Deux messieurs rient. Une dame murmure : « Encore une mauvaise femme qui martyrise un enfant. » Une bonne dit à une petite fille : « Regarde ce bébé, tu es aussi laide que lui quand tu es méchante. » D’autres propos peu flatteurs parviennent aux oreilles de Trott. Il est très décontenancé. Une envie le saisit de se sauver très vite tout seul. Personne ne saurait qu’il est le frère de cette petite peste. C’est impossible. On ne se promène pas tout seul ; et puis, ce serait très mal d’abandonner nounou dans le malheur.

Héroïque et résigné, Trott la rejoint. Il s’unit à elle pour s’efforcer d’adoucir Mlle Lucette. Peine perdue ! elle continue de s’égosiller. Pour comble de malheur, Jip, à la fin énervé, dresse soudain la tête et se met à hurler à la lune. Ça, c’est complet. Maintenant tout le monde s’arrête. Une espèce de cercle de curieux se forme. Un vieux monsieur rit si fort qu’il s’étouffe et devient violet. Trott est humilié jusqu’au fond de l’âme. Il se sent déshonoré. Il a envie de pleurer. Heureusement le calme de nounou le soutient. Elle sourit avec placidité. Elle a l’air de trouver tout cela fort naturel. Il n’y a pas à dire, c’est une nature d’élite. Ravigoté, Trott administre à Jip deux ou trois bonnes tapes qui lui détendent les nerfs ; Jip se tait. De son côté, nounou se décide à employer les grands moyens : elle retire une bouteille de lait du fond de la voiture. Cette vue commence par procurer un sursaut de rage à Mlle Lucette. Mais ce sont les dernières convulsions. Elle se résigne à boire son biberon, non sans s’arrêter de temps en temps pour grommeler. Le cercle des curieux se dissipe. Seule une petite pauvresse, le doigt vissé dans son nez, demeure immobile, rêveuse. Mais elle n’est pas digne de l’attention de Trott. Il se sent un peu remonté. Pourtant il a très envie de quitter ces lieux témoins du scandale. Aussi c’est avec un vrai soulagement qu’il entend nounou déclarer que décidément le vent est trop fort, et qu’il faut rentrer pour que Mlle Lucette ne risque pas de s’enrhumer.

On se hâte. Réintégrée dans sa voiture, Mlle Lucette semble un peu mieux disposée. Elle daigne oublier la pelure d’orange. Elle regarde autour d’elle d’un air sinon aimable, au moins indifférent. Mais on dirait qu’elle est absorbée dans ses pensées, qu’elle écoute des voix intérieures…

Pas de chance : voilà Mme Ray et une dame anglaise. Pourvu que nounou ait la bonne idée de passer bien vite sans qu’on la voie ! Mais non, Mme Ray et son amie et nounou et sa voiture s’arrêtent en même temps. Nounou est très fière d’exhiber son poupon. Les dames s’extasient et lui font des compliments. Mme Ray essaye d’attirer l’attention de Mlle Lucette. Pourvu que celle-ci n’aille pas de nouveau se fâcher ! On ne peut pas dire qu’elle semble en colère. Mais elle est très rouge et a l’air de ne pas même soupçonner la présence de Mme Ray en particulier, celle du monde extérieur en général. Elle semble absorbée par un travail intérieur ; ses regards vont en dedans… Trott est inquiet. Il vaudrait beaucoup mieux s’en aller. C’est déjà bien joli que Lucette n’ait pas crié. Qu’est-ce que nounou peut bien attendre ? Elle donne un tas de renseignements aux dames qui l’interrogent, sans se presser. Mlle Lucette devient de plus en plus rouge. Enfin Mme Ray se penche pour l’embrasser. Trott pousse un soupir de soulagement… prématuré. Au moment précis où Mme Ray se penche, on entend un petit bruit particulier… Mme Ray se relève très vite. Les couleurs de Mlle Lucette ont repris leur aspect normal…

Cheminant à petits pas, Trott dévore sa honte. C’en est trop pour une seule après-midi. Avec ça le vent le bouscule si fort qu’il est presque jeté par terre. Jip trottine tout de travers, le poil retourné. Le bonnet de nounou s’ébat dans les cabrioles les plus fantastiques. Tout cela s’harmonise avec les pensées de Trott. Ah ! c’est une jolie après-midi ! Son cœur est gonflé d’amertume. Ce n’est pas encore une femme du monde, Mlle Lucette. Il jette sur elle un regard furibond.

Mlle Lucette est maintenant tout à fait de bonne humeur. Elle regarde avec satisfaction les messieurs courir après leurs chapeaux, les arbres se secouer et les feuilles s’envoler en sarabandes effrénées. Elle approuve tout cela et sourit à Trott d’un air charmant. Trott lui fait de gros yeux. C’est inutile. Puisqu’il n’y a plus rien qui la gêne, pourquoi serait-elle de mauvaise humeur ? Elle redouble de grâces…

Il n’y a pas moyen d’être fâché contre elle. Elle est trop petite. Et puis, vraiment, elle est trop gentille. En franchissant le portail, Trott lui a pardonné. Pourtant, quand maman lui demande s’ils ont fait une bonne promenade, il répond d’un ton pénétré :

— Assez bonne, merci. Mais j’aimerais mieux, une autre fois, ne plus aller avec Lucette à la promenade de Valade. Elle est un peu petite, tu sais…