X

QUELQUES PRODIGES


On pourrait croire que l’existence de Mlle Lucette s’écoule d’une manière extrêmement monotone. Tous les jours elle se réveille à peu près à la même heure le matin et elle s’endort à la même heure le soir. Ses repas et ses sommes se succèdent à des intervalles invariables. Elle se met en colère périodiquement et périodiquement a des accès de joie. D’autres fonctions plus intimes s’accomplissent avec la même ponctualité. Tout changement anormal dans ce programme est un mauvais symptôme et jette le trouble au sein de sa famille.

Il n’empêche, malgré toute cette régularité apparente, que l’existence de Mlle Lucette est une succession d’événements merveilleux et de phénomènes qui touchent au prodige. Trott ne remarque pas qu’il se passe tant de choses étonnantes. Mais sa maman, chaque fois qu’une dame vient la voir, ne tarit pas sur les faits et gestes de Mlle Lucette qui, paraît-il, sont des plus surprenants. L’autre jour, on aurait presque pu croire qu’elle allait dire papa ; une autre fois, positivement, elle a souri en regardant le portrait de sa grand’mère ; il y a quelque temps, elle a eu des mines impossibles toutes nouvelles ; il ne se passe pas de période de vingt-quatre heures où ne se produisent des faits analogues, pas tous aussi prodigieux évidemment, mais pourtant dignes du plus grand intérêt.

Trott est un peu humilié de ne pas se sentir à la hauteur de toutes ces merveilles. Il est certain que sa maman voit des choses qu’il ne soupçonne pas ; après tout, c’est bien naturel, puisqu’il n’est qu’un petit garçon. Dans tous les cas, il met la plus parfaite volonté à s’enthousiasmer. Quand il se produit un de ces grands phénomènes qui frappent même les plus incrédules, il sait faire sa partie dans le concert d’allégresse qui s’élève et tâche de rattraper par un excès d’admiration ses froideurs involontaires.

C’est presque tout de suite après sa naissance que Mlle Lucette a commencé à étonner le monde. Elle n’était pas depuis trois jours au monde qu’elle distinguait déjà parfaitement le jour de la nuit, la lumière du noir. Elle a ri vers l’âge de trois semaines. Elle a ri positivement. Son papa a prétendu qu’elle faisait tout simplement une grimace. C’est absolument faux. Elle faisait bien une grimace, si l’on veut, mais c’était une grimace de bonne humeur. Alors on peut très bien appeler cela rire. Et rire si jeune, c’est très remarquable.

Bientôt elle a reconnu maman, et nounou, et Trott, et papa. Elle avait des petits signes tout à fait intelligents. C’est extraordinaire. Puis elle a commencé à être méchante exprès. C’est adorable. Et à faire des petites mines. C’est trop délicieux. Il est survenu encore une innombrable quantité d’autres choses étonnantes. On aurait dit qu’on vivait au temps des miracles.

Quelquefois, il faut bien le dire, Trott ne trouvait pas tout cela extrêmement intéressant. Car, vraiment, il n’arrivait pas toujours à comprendre exactement ce qu’il fallait admirer. Depuis quelque temps, c’est beaucoup plus facile. Qui dira l’émotion, la fierté générale, le contentement intime qui s’épandit le jour où, désireuse d’apercevoir Trott qui jouait avec ses soldats, Mlle Lucette, qui était couchée dans son panier, empoigna vigoureusement des deux mains les bords de ce récipient et, d’un coup de rein, non sans que sa figure devînt écarlate, se trouva assise toute seule ? Nounou en eut les larmes aux yeux et se précipita au fond de la cuisine pour en ramener la vieille Thérèse, afin qu’elle fût témoin du prodige. Maman se mit à battre des mains et à embrasser sa fille avec frénésie. Papa sourit avec calme d’un air flatté, qui voulait être indifférent. Trott sauta en l’air à plusieurs reprises en criant de toutes ses forces. Et Jip, excité par ce vacarme, se mit à gambader par la chambre en aboyant comme un furieux… Tant et si bien que la jeune héroïne, épouvantée de toutes ces manifestations, se mit à rouler des yeux inquiets et finalement fondit en larmes désespérées… Mais on se la passait de main en main, on l’accablait de flagorneries… Et quelques instants après, lorsque à peine on l’avait recouchée dans son panier, soudain, par un effort identique, Mlle Lucette de nouveau se redressait… Alors c’était dans l’assistance des sourires satisfaits et extatiques de dévots dont les vœux sont exaucés… Ce n’était donc pas un hasard ; c’était une chose acquise et avérée : cette enfant savait maintenant s’asseoir seule !

Depuis ce temps, quoiqu’on ait peine à le croire, il y a eu des prodiges plus étonnants. Il y en a un entre autres qu’assurément personne ne pourrait deviner. Sans doute, il se manifeste en somme chez quelques autres enfants, peut-être même, à tout prendre, chez la totalité. Mais, pour les autres, cela n’a aucune importance, car ce n’est pas la même chose ; il n’y en a jamais eu, il n’y en aura jamais qui soient aussi…, qui aient autant de… Enfin, vous comprenez. Il n’y en a pas. Cette enfant exceptionnelle, après huit mois à peine d’existence terrestre, elle a… elle a percé une dent. Une dent qui était la première. Depuis quelques jours déjà, on attendait l’événement. Mlle Lucette était de très mauvaise humeur, elle changeait de couleur facilement, bavait à pleins seaux, ses gencives étaient gonflées, elle y frottait ses mains à chaque instant : autant d’indices précurseurs. Tous les matins, le cœur battant, maman passait l’inspection. L’autre jour déjà, il y avait un tout petit craquement, mais on n’osait encore rien dire. Tandis qu’aujourd’hui elle y est. Elle y est. Maman s’est précipitée comme une trombe dans le cabinet de papa pour lui apporter la nouvelle. Plus calme, papa a néanmoins montré une vive satisfaction, et, comme il arrive dans toutes les circonstances solennelles, toute la maison s’est réunie pour vérifier le prodige. On ne voit pas encore la dent certainement, mais on la sent quand on met le doigt…

Et c’est d’abord le doigt rose de maman qui s’introduit, et puis le grand doigt de papa, et puis le gros doigt de nounou, et puis le doigt maigre de Jane, et puis le doigt ridé de la vieille Thérèse. Sans doute, les convenances exigent que Trott offre aussi le sien. Il le présente. Mais maman lui dit :

— Non, mon chéri, c’est bien inutile. Et puis peut-être que tu n’as pas les mains très propres.

Trott se sent un peu froissé. Évidemment, si l’on veut, ses mains ne sont pas complètement immaculées, mais, enfin, elles ne sont pas beaucoup plus sales que d’autres… Qui sait si celles de Thérèse ou celles de nounou… Trott est poli, il se tait. Au fond, ça lui est tout à fait égal. Il ne tenait pas du tout à fourrer ses doigts dans la bouche de Lucette. Ça n’est pas si agréable. S’il l’offrait, c’est parce qu’il croyait que c’était l’usage. Il est visible, d’ailleurs, qu’elle commence à en avoir assez de déguster tous les doigts de la famille. Aussi, pour changer, on lui fait pénétrer une cuiller dans la bouche ; on la frappe doucement contre la gencive : il paraît que ça fait un petit bruit…

— Tu entends, Trott ?

Trott n’est pas sûr d’entendre très bien. Mais, puisque les autres entendent, il doit certainement entendre aussi, sans qu’il s’en aperçoive tout à fait. Après tout, puisque maman l’a dit, la dent est là. Les dames qui viennent lui faire une visite aujourd’hui n’ont pas, paraît-il, la même confiance que Trott. Chacune se dégante et tient à opérer elle-même la constatation du phénomène. En lui-même Trott plaint sa petite sœur et admire sa patience. Un sucre d’orge vaudrait beaucoup mieux. Ça doit être très ennuyeux à la longue. Enfin, chaque âge a ses épreuves…

Deux jours après, on a vu paraître une petite raie blanche sur la gencive supérieure. Alors Trott a annoncé avec fierté à Marie de Milly qu’il avait une petite sœur qui avait une dent, pas encore tout entière, mais déjà un bon morceau au moins. Et il s’est senti grandi d’être le frère d’une telle petite merveille. D’ailleurs, elle ne s’en est pas tenue là. Il en est bientôt venu une autre, et puis deux encore. Il paraît que ça va continuer. Qui sait si un jour elle n’en aura pas autant que Trott, qui commence à perdre les siennes ?

Sans doute, c’est infiniment remarquable que Mlle Lucette ait une dent. Mais, enfin, on s’y habitue en somme assez vite, et cela finit par ne plus vous amuser beaucoup. Il y a eu un autre prodige bien plus amusant : c’est que la petite sœur s’est mise à marcher à quatre pattes. Ça ne s’est pas fait non plus en un jour. Quand elle a su s’asseoir toute seule, elle à aussi su assez vite se retourner et se mettre sur le ventre. Les premiers jours, elle s’embrouillait un peu avec ses jambes, qui restaient toujours en dessous au lieu de glisser de côté. Mais, avec un peu d’exercice, elle est arrivée à les manœuvrer avec beaucoup d’aisance. Elle se mettait donc assez facilement sur le ventre et, dans cette position, éprouvait une véritable allégresse ; elle frétillait des bras et des jambes, se dressait sur ses mains et se laissait retomber, se livrait aux contorsions et aux discours les plus variés, se rendant, d’ailleurs, parfaitement compte de l’impression admirative qu’elle ne pouvait manquer d’éveiller. Mais là s’arrêtait son répertoire. Il ne fallait pas lui demander davantage. Les paroles les plus flatteuses et les instances les plus persuasives n’avaient d’autre effet que de lui faire multiplier les mêmes mouvements et « naviguer davantage sur la pointe de son ventre », comme dit papa. Elle n’arrivait pas à réaliser l’acte prodigieusement compliqué de coordonner les mouvements de ses bras et ceux de ses jambes, de manière à franchir un espace appréciable sur le parquet. Cela a duré ainsi pendant plusieurs jours ; et tout à coup, un beau matin, sans rime ni raison, après plusieurs tentatives inutiles et plusieurs chutes sur le ventre ou sur le nez, par on ne sait quel mystérieux phénomène, la voilà qui a démarré et qui a bien parcouru un mètre vingt-cinq centimètres avant de retomber sur le parquet. Cela est réellement prodigieux.

Il y a des gens malintentionnés ou malicieux qui affectent de ricaner à chaque progrès de Mlle Lucette. Par exemple, le capitaine de Martinet, un ami de papa, a l’air de se moquer dans sa barbiche à chacune de ces occasions. Cette conduite indigne vivement Trott. Dès l’instant que maman admire quelque chose, c’est que c’est admirable ; et alors le plus gros capitaine du monde n’a qu’à se taire et à admirer. Qu’est-ce qu’il va pouvoir dire, le capitaine de Martinet, quand il saura que Lucette a été toute seule depuis le fauteuil jusqu’à la table, elle qui, il y a quelques mois à peine, vivait dans le ciel où, naturellement, on ne peut pas apprendre à marcher (on enfoncerait dans les nuages), et qui, quand elle est descendue sur la terre, n’était encore qu’une si petite chose grouillante ?

Elle ne s’en est pas tenue là. Voilà quelque temps qu’en la soutenant sous les bras, on a commencé à essayer de lui apprendre à se dresser sur ses jambes comme une grande personne. Il paraît, c’est maman qui l’a dit, qu’un jour viendra où elle saura marcher et courir tout debout aussi bien que Trott en personne. Il parait même que cet événement sera réalisé avant que Trott ait de la moustache ou des pantalons longs. Il y a quelques jours, Mlle Lucette ne semblait pas avoir la moindre idée de ce qu’on attendait d’elle. Elle se contentait de se livrer aux gambades les plus incohérentes et de se lancer dans toutes les directions de la manière la plus fantaisiste, et la musculature de nounou n’était pas de trop pour la maintenir dans ses extravagances. Toutefois, peu à peu, elle a pris un goût très vif à cet exercice, et il semble que ses mouvements aient acquis un peu plus de régularité. On ne peut pas dire encore qu’elle fasse positivement des pas ; cela y ressemble pourtant un peu, et l’idée qu’un jour elle marchera apparaît comme moins invraisemblable. Elle sait rester debout, appuyée contre une chaise. Quelquefois on croirait qu’elle va se mettre en route. En son âme, Trott admet que de quadrupède elle deviendra bipède, peut-être prochainement.

Un autre grand événement se prépare. Papa et maman ont gravement délibéré sur l’alimentation de Mlle Lucette. Il paraît que l’heure approche où nounou sera appelée à d’autres fonctions. À déjeuner et à dîner, on ne parle plus que de lait stérilisé, de lait maternisé, de farine Nestlé, de bouillies variées, etc. On ne peut mettre trop de soin à choisir le produit alimentaire qui aura l’honneur d’entrer en compétition avec les fournitures de nounou. On est allé prendre l’avis de M. le docteur. Si on demandait celui de Trott, il conseillerait du chocolat ou bien de la tarte aux pommes. C’est ce qu’il y a de meilleur. Peut-être le chocolat vaudrait-il mieux, parce que pour manger la tarte aux pommes il faut beaucoup de dents, et peut-être que Mlle Lucette n’en a pas encore tout à fait assez. Mais on néglige de demander l’avis de Trott. Comme il est plus petit, il saurait pourtant mieux que papa et maman ce qu’aiment les enfants. Il faut dire que la pauvre Lucette ne doit pas être difficile. En son âme et conscience, Trott a toujours protesté contre son régime. Souvent elle n’avait pas faim, ou elle avait des petites coliques, ou elle était très grognon : Trott a toujours pensé que ce n’est pas étonnant que l’on soit mal disposé quand on a à chaque repas la même chose à manger, et quelle chose ! Ce n’est vraiment pas malheureux que la maman et le papa de Trott se décident enfin à donner autre chose à leur petite fille. Il vaut bien mieux prendre de bonne heure de bonnes habitudes, a dit papa l’autre jour. Eh bien, comme c’est sûr que la petite sœur ne pourra pas avoir ce menu-là pendant toute sa vie, on aurait bien mieux fait de lui donner tout de suite à manger quelque chose d’un peu meilleur. Chose curieuse, papa et maman ont attendu plus d’un an avant de se dire une chose que Trott s’était dite tout de suite. Si ce n’était pas eux, on croirait qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. Mais comme c’est eux, il est parfaitement sûr qu’ils ont tout à fait raison et que c’est Trott qui n’y entend rien, quelque singulier que cela puisse paraître.

Aujourd’hui est la date fixée pour cette grande innovation. Une assistance imposante est réunie. On prie nounou de se retirer. Elle jette un coup d’œil de rivale évincée à une casserole placée sur une lampe à esprit-de-vin et se retire d’un air offensé. Mlle Lucette semble ne pas se rendre compte de la gravité des circonstances. Elle piaffe avec ardeur sur les genoux de Jane et se livre à des démonstrations amicales à l’adresse de papa dont la présence a été requise. Il paraît qu’on craint d’avoir besoin de son autorité. En lui-même, Trott se permet d’en douter. Ça n’a pas l’air bien bon, cette bouillie claire, mais, à côté du breuvage d’autrefois, ça doit être exquis.

Les dernières dispositions sont prises. Très émue, maman s’avance, la casserole dans une main, une petite cuiller dans l’autre. Jane assied Mlle Lucette sur ses genoux, l’incline légèrement en arrière et lui place une petite serviette sous le menton. Elle se laisse faire sans hostilité préconçue. Pour sûr, elle est dans un de ses bons moments. Papa se place en vue, de manière à en imposer le cas échéant, et Trott est prié de se livrer aux exercices les plus divertissants qu’il puisse imaginer afin de captiver l’attention de sa petite sœur. Il se met donc à faire le clown. Cela consiste à branler la tête comme si elle allait tomber et à se contorsionner les bras et tout le corps. Il paraît qu’il n’y a rien au monde de plus comique.

Alors, avec décision, maman juge l’instant venu d’ouvrir le feu. La cuiller pleine dans la main, elle avance le bras. Les respirations s’arrêtent. L’instant est solennel. Il y a un silence religieux. Trott lui-même est impressionné de la gravité de l’acte qui s’accomplit, et il en oublie de faire ses grimaces. Soudain toutes les bouches se fendent et les poitrines se détendent. Ça a passé. Ça y est. Nounou est enfoncée. Parbleu ! Trott le savait bien. Il ne fallait pas être bien malin pour le deviner.

Pour deviner quoi ? on dirait que ça se gâte. Mlle Lucette commence à se trémousser d’une manière tout à fait inquiétante. Ah ! mais, c’est qu’il ne faut pas qu’elle se fâche… Maman et Jane exécutent un concert calmant…

— Ça devait être trop chaud.

Peut-être bien. Papa conseille d’un air entendu :

— Faites attention que la deuxième cuillerée soit à la bonne température.

Mlle Lucette, la bouche ouverte, est en train de considérer Jane qui lui raconte beaucoup d’histoires.

Subrepticement, d’un mouvement précis, maman lui déverse dans la gorge cette deuxième cuillerée…

Il paraît que ce n’est tout de même pas si bon que ça.

Mlle Lucette, prise en traître, a dû avaler pour ne pas étouffer. Mais il est visible que la moutarde lui monte au nez. Elle devient très rouge.

Ses bras s’agitent violemment. Ses lèvres se plissent, hostiles…

— Amuse-la, Trott.

Consciencieusement Trott exécute tout son répertoire. Il y va de tout son cœur et se convulse toute la figure. Mlle Lucette le contemple froidement, avec une expression de dédain qui signifie, à ne s’y point tromper : « Espèce de pitre, remue-toi si tu veux, je ne suis pas ta dupe. » Et quand maman essaye de profiter d’un instant qu’elle croit propice, Mlle Lucette, d’un rapide revers de main, envoie la troisième cuillerée de lait asperger Jane et papa.

Papa est très mécontent. Il fait la grosse voix. Intimidée quelques secondes, Mlle Lucette n’ose s’opposer complètement à une nouvelle tentative. Elle se laisse verser le lait dans la bouche. Mais elle ne l’avalera pas. Avec une patience inaltérable et un merveilleux sang-froid, elle commence à se gargariser.

Maman multiplie les supplications et papa les menaces sans le moindre résultat… Ah ! si, pourtant, la voilà qui ferme la bouche. Elle va se décider à avaler. Hélas ! deux ruisseaux de lait se mettent à dégouliner des deux coins de la bouche sur la bavette.

Maman est très patiente quelquefois, mais pas toujours. Elle commence à être tout à fait en colère, et se met à gronder très fort. Résolue à procéder par intimidation, elle enfonce encore une fois son instrument avec un admirable courage. Mais elle a trouvé à qui parler. D’un souffle énergique, Mlle Lucette disperse une bonne partie du liquide parmi l’assistance et se précipite le reste dans la trachée-artère. Alors c’est une scène affreuse. Des quintes de toux abominables là secouent tout entière ; sa figure tourne au violet ; et tout son corps se tord comme s’il était placé sur un fer rouge. En vain Jane s’efforce de la maintenir, maman lui tape dans le dos, et papa éperdu se livre à des exhortations dont le sens lui échappe complètement. Non contente de s’être étouffée avec son lait, elle s’étouffe de colère, elle s’étouffe de douleur. Ce sont de vrais râles qu’elle pousse. Tout le monde parle, crie, s’agite à la fois. C’est un brouhaha, un vacarme, un tohu-bohu indescriptible. Ahuri, réfugié dans un coin, Trott est muet de stupeur. Comment est-ce que tout cela va finir ?

Il faut beaucoup de temps et de caresses, des baisers tendres, des paroles mielleuses, toute une kyrielle d’aménités et de platitudes pour ramener Mlle Lucette à son état normal. Et, même quand on y est arrivé, il est visible qu’elle demeure aigrie. Maman, qui est vraiment très courageuse et ne doute de rien, veut replonger la cuiller fatale dans le lait. Mais, avant même qu’elle l’ait sortie de la tasse et approchée des lèvres de Mlle Lucette, celle-ci empoigne d’une main une oreille de Jane qu’elle secoue frénétiquement et se fourre l’autre main au fond du cou en poussant des cris d’agonie…

Papa est marin. Il sait que rien ne peut résister aux éléments déchaînés. Le sage doit laisser passer la bourrasque, quitte à se remettre à l’œuvre plus tard. Donc, d’une voix humiliée, il conseille la retraite. Mlle Lucette suit des yeux la tasse funeste jusqu’à ce qu’on l’ait enlevée de la chambre. Il est patent qu’une défiance absolue l’a envahie. Mais soudain voici que son œil s’illumine et qu’un gazouillis gracieux jaillit de ses lèvres…

Énorme, triomphante, sereine de sa puissance, nounou est apparue, et bébé se précipite vers elle, avide de puiser dans son sein l’oubli et la consolation.

Cependant papa et maman demeurent penauds et se taisent. Trott est outré de l’entêtement de la petite sœur et navré de son mauvais goût. Il paraît que c’est joliment difficile d’apprendre aux petits enfants à manger comme les grandes personnes. Trott pressent que peut-être demain ce sera la même chose, et après-demain aussi… La vie est une chose très compliquée.