IX

PAUVRE JIP !


Miss vient de s’en aller. Quelle chance ! C’est extraordinaire comme elle reste longtemps. On n’imagine pas ce que ça peut durer, cette heure qu’elle passe en tête à tête avec Trott. C’est plus que tout le reste de la journée. On s’y ennuie tant, oh ! tant ! Avant qu’elle arrive, Trott se sent une espèce de malaise général très caractéristique. C’est, en un peu moins terrible, comme d’aller chez le dentiste ; ou, en beaucoup plus désagréable, comme de venir dire bonjour au salon à une dame qu’on ne connaît pas. Au moment où elle franchit la porte, Trott a un peu mal au ventre, et, au moment où elle commence à enlever son voile, il sent un accablement énorme s’affaisser graduellement sur lui. Pendant toute la première demi-heure de la leçon, tant que l’aiguille de la pendule descend, cet accablement s’étend, s’alourdit, l’emplit d’une torpeur croissante. Il a toutes les peines du monde à articuler sa fable ou à répondre aux questions de Miss. Quelquefois même il n’arrive pas à dire des choses qu’il sait très bien ; il s’ennuie trop. Mais à peine l’aiguille a franchi la demie et commence à remonter, que soudain les esprits de Trott s’allègent et s’exaltent. Et bientôt ils s’exaltent beaucoup trop, car voilà que Trott, malgré tous ses efforts, ne peut plus rester en place. C’est comme si des courants électriques passaient dans ses membres, des courants qui bientôt se transforment en décharges. Malgré lui ses bras remuent, il se tortille sur sa chaise, regarde par la fenêtre ; ses jambes s’allongent et piétinent sous la table ; hier, dans une détente trop brusque, il a même envoyé un vigoureux coup de pied dans les tibias de Miss ; ça a sonné comme quand on tape sur du bois. À la fin, il est dans une espèce de surexcitation nerveuse, d’exaspération générale, qui lui secoue tous les muscles ; sournoisement son œil ne quitte plus la cheminée, il répond tout de travers, ne regardant qu’une chose, l’aiguille qui monte, qui monte… Et quand arrive l’heure de la délivrance, quand Miss a fermé son cahier et se saisit de son ombrelle ou de son parapluie, le cœur de Trott déborde d’une allégresse surhumaine, telle celle des Israélites s’enfuyant d’Égypte. À peine Miss dehors, c’est une frénésie de gambades, de cabrioles, de cris, de rires. Il faut liquider tout l’ennui amassé.

D’habitude, Trott va s’amuser à ce moment avec sa petite sœur. Mais aujourd’hui elle n’est pas encore rentrée de la promenade. On ne sait pas où elle est allée. Trott ne peut pas sortir à sa rencontre. Alors maman lui dit :

— Va courir un peu au jardin. Ça te fera toujours prendre l’air.

Ça n’est pas très amusant, mais enfin, avant tout, il s’agit de remuer et de crier. Une bonne idée vient à Trott. Il va faire une partie avec Jip, son bon caniche noir. Où est donc ce brave Jip ?

Voilà plusieurs jours que Trott le voit à peine. Il n’y a pas à dire, c’est très absorbant d’avoir une petite sœur. Allons ! Jip, Jip !… Maman dit :

— Il doit être à la cuisine.

Trott s’y précipite ; et, sur une chaise de paille, il aperçoit un gros paquet noir pelotonné. C’est Jip.

— Jip !

Le paquet ne bouge pas. À un bout, un œil jaune brille ; à l’autre, le petit pompon qui sert de queue s’agite un peu.

— Jip, viens donc !

Jip se décide à lever la tête, regarde Trott, ouvre la gueule toute grande et baille. Puis il replace sa tête sur ses pattes, comme s’il voulait se rendormir.

Trott est offensé. Il saisit la chaise et la secoue de toutes ses forces. Il faudra bien qu’il descende.

La vieille Thérèse dit :

— Pauvre bête ! il se fait vieux, lui aussi.

Enfin Jip s’est décidé à dégringoler et à suivre Trott. Il semble d’ailleurs le faire par pure complaisance et sans y tenir autrement. Il marche à petits pas, en ayant l’air de les compter, sans remuer la queue et sans lever le nez. Qu’a-t-il donc, lui qui était toujours si exubérant autrefois ? Même dehors il est long à se dérider ; et pendant un bon moment il se contente de trotter à côté de Trott avec une contenance résignée. Qu’il est devenu grognon, ce pauvre Jip ! Enfin, à force de bonnes paroles et d’admonestations, il commence à se dégourdir. Et à la fin le voilà qui se met à galoper en aboyant à côté de Trott tout à fait comme autrefois. À la bonne heure ! ils font des courses folles à travers le jardin. Il y a surtout un jeu qui est très amusant. On renverse les chaises par terre et on saute en même temps par-dessus. Jip saute très bien, Trott un peu moins, mais ça va tout de même. C’est excessivement difficile, tout à fait comme au cirque. Quel dommage qu’il n’y ait pas de spectateurs !

Ah ! voilà la petite sœur qui rentre. Elle est assise dans la voiture que pousse nounou, toujours majestueuse.

— Bonjour, Lucette.

Son caractère s’amadoue chaque jour en ce moment. Elle honore Trott d’un sourire aimable et crache deux ou trois fois devant elle. C’est une faveur spéciale. Elle y joint un gloussement de haute bienveillance. Voilà un public tout trouvé. Peut-être que Lucette ne comprendra pas encore très bien la représentation, mais certainement nounou doit être grand amateur de steeple.

— Regarde, Lucette, regardez, nounou, comme c’est beau, ce que nous allons faire. Viens, Jip !

Jip n’est plus là. Où est-il ? Tiens, le voilà assis là-bas. Il tourne le dos à moitié et regarde par terre d’un air absorbé. On dirait qu’il a craint d’être indiscret.

— Jip !

Jip ne bouge pas : telle une borne.

C’est trop fort. Trott se précipite vers lui, lui donne deux bonnes tapes et l’amène près de la petite sœur eu le tirant par son collier. Il se laisse traîner passivement.

— Allons, Jip, maintenant cours avec moi et saute.

Trott s’élance. Jip, lui, se remet sur son derrière. On dirait que ses moustaches sont plus minces et son museau plus étiré. Au lieu de dresser ses oreilles comme il fait d’habitude quand il joue, il les laisse tomber toutes plates contre la tête. Il regarde Trott en face, de ses yeux d’or, se lèche les babines, et, sans bouger une patte, remue tout doucement la queue comme s’il voulait dire : « Je comprends très bien, mais ça m’est égal. »

Trott est indigné. Deux fois, trois fois il recommence sans plus de succès. C’est irritant. Trott fait la grosse voix. Jip baisse la tête d’un air soumis. Mais il n’en est pas plus obéissant.

— Tu ne vois donc pas, Jip, que c’est pour amuser la petite sœur !

Trott, qui est très fort, prend les deux pattes de devant de Jip dans ses mains et le force à se tenir debout à côté de la voiture de Lucette.

— Regarde la petite sœur, comme elle est gentille !

Lucette avance la main pour caresser Jip ou peut-être pour lui empoigner une touffe de poils…

On n’a pas le temps de voir. Jip fait un mouvement de tête brusque, pousse un très vilain grognement et s’enfuit à toutes jambes, le pompon de sa queue tout à fait baissé.

Trott est ahuri. Jip, le bon Jip, a grogné ! il a voulu mordre la petite sœur ; il boude et il n’est plus gentil du tout. Qu’est-ce qui se passe ? Nounou, psychologue, dit avec un gros rire :

— Il est chaloux.

Chaloux ! Jip est chaloux ! c’est-à-dire non, jaloux ! De qui ? de la petite sœur ! Est-ce possible ?

C’est peut-être vrai. Qu’il est vilain, et comme Trott va le fouetter !

Trott se met à sa recherche. Et tout en cherchant, il réfléchit à cette méchanceté de Jip. Et pendant qu’il réfléchit, peu à peu ses pensées se transforment… Après tout, autrefois Jip et Trott étaient presque inséparables ; tous les jours ils faisaient ensemble de bonnes parties. Depuis que la petite sœur est là, surtout depuis qu’elle devient plus gentille, ça n’est plus tout à fait comme cela. Trott ne s’est plus guère occupé de Jip ces derniers temps. Il l’a à peine vu. L’autre jour, il lui a même donné un coup avec sa baguette de cerceau, parce qu’il voulait jouer quand Trott était pressé de dire bonsoir à Lucette. Tout cela a fait de la peine à Jip, et il est jaloux. Il voit qu’on ne fait plus attention à lui. Il croit qu’on ne l’aime plus. Alors il est tout triste. Un petit souvenir gratte au cœur de Trott. Est-ce qu’autrefois, tout au commencement, il n’a pas été un peu comme ce pauvre Jip ? et, maintenant même, est-ce que quelquefois encore il n’a pas un tout petit sentiment de ce genre quand il voit donner à Lucette un de ses joujoux, ou qu’on l’embrasse, ou qu’on la caresse un peu trop longtemps ?

Trott rougit tout seul. Peut-être y a-t-il bien quelque chose comme ça. C’est désagréable évidemment d’être oublié ; surtout, ça vous fait beaucoup de peine. Et Trott a cru qu’on l’abandonnait lui-même, Trott qui est un petit garçon, qui sait combien ses parents l’aiment et qui est très intelligent. Jip n’est qu’une bête, une très bonne bête, et c’est vrai qu’on le traite comme si on l’oubliait tout à fait. Et pourtant c’est un si bon ami ! Une fois, quand Trott a été malade, il venait si souvent pleurer à la porte qu’on avait été obligé de l’attacher : et le jour où il a revu Trott, il a été comme fou de joie. Ça n’est pas Puss qui aurait été comme ça ; ça n’est pas lui non plus qui aurait du chagrin qu’on l’oublie. C’est un égoïste qui ne tient pas aux autres et qui se moque bien qu’on l’aime ou non, pourvu qu’il ait son lait et son coussin. Tandis que Jip a du cœur ; il est heureux qu’on l’aime, et il a de la peine quand on ne l’aime pas ; et il ne peut le dire à personne, et personne ne le console. Il ne sait que se réfugier mélancoliquement à la cuisine, chez Thérèse qui le bouscule quelquefois.

Trott est très ému. Il a cherché le pauvre Jip par tout le jardin sans le rencontrer. Peut-être est-il retourné chez Thérèse. Il faut que Trott le console… Mais Jip n’a même pas pu regagner la cuisine. La porte de la maison était fermée. Alors il s’est couché tout contre, attendant que quelqu’un vienne lui ouvrir. Et le voilà qui aperçoit Trott. Il se met à remuer faiblement la queue et à se tortiller avec embarras ; et quand Trott approche, il baisse la tête d’un air humble, comme s’il s’attendait à être fouetté. C’est qu’il a une conscience rigide, le pauvre Jip, la conscience d’un soldat fidèle, ou celle d’un chrétien irréprochable : il sait qu’il a la consigne de tout souffrir sans riposter. Et le remords d’avoir mal agi se joint à la tristesse pour l’accabler. Il fait tout noir dans sa pauvre âme simple.

Trott appelle :

— Jip ! mon bon Jip !

Il approche à petits pas douloureux et craintifs. Trott s’est assis sur le gazon. Jip se traîne languissamment jusqu’à lui et s’offre au châtiment mérité. Trott est attendri. Il a presque envie de pleurer en le voyant si repentant et si triste. Et, pour le consoler, il lui plante un gros baiser sur son museau noir qui brille.

Alors, comme le soleil perce brusquement un nuage, la douleur de Jip s’illumine et s’enfuit. Il se sent pardonné, et, pour prouver son soulagement, il veut lécher la figure de Trott à grands coups de langue. Trott se défend gentiment et le fait tenir tranquille. Il lui passe un bras autour du cou, et se met à lui expliquer très doucement les complications de la vie. Jip ne comprend pas tout ; peut-être même qu’il ne comprend presque rien. Mais, sûrement, il comprend que Trott l’aime et qu’on est réconcilié. C’est tout ce qu’il lui faut. On sonne le déjeuner. Trott et Jip font leur entrée côte à côte. En les voyant, papa s’écrie :

— Tiens ! ce brave Jip, tu as bien fait de le ramener. On ne le voyait plus du tout.

Et Jip remue la queue et vient saluer chacun avec un air de parent pauvre qui s’aperçoit tout à coup qu’on songe à lui et qui ne sait comment remercier, trop heureux pour garder la moindre rancune d’avoir été si longtemps oublié. En lui-même Trott pense qu’il a bon cœur, très bon cœur, et, se rappelant comme il a eu de la peine lui-même, il se baisse très vite pour donner à Jip une caresse encore plus tendre que celle de tous les autres.