XIII

UNE MATINÉE
(FRAGMENTS DRAMATIQUES)


Les événements qui suivent se déroulent à peu près tous les matins. Il n’est donc pas hors de propos de les rapporter avec quelque détail.

Tout dort. Pas un bruit de pas dans la maison. Les persiennes fermées et les rideaux tirés maintiennent le noir dans la chambre ; pas le noir complet, un noir transparent, atténué. Au haut des rideaux il y a un petit intervalle où filtre un rayon de jour.

Le ronflement égal de nounou se rythme par la chambre, et les petites poussières lumineuses dansent en mesure au plafond. Nounou rêve de vaches, de Bertrand et de lapin en sauce (ses trois passions). Mlle Lucette, de son côté, dort aussi…

Dort-elle ? On ne peut pas dire qu’elle ne dort pas, puisque ses paupières sont encore closes et qu’elle ne crie pas. Mais elle est bien près du réveil. Sa respiration est légère et capricieuse, elle a des tortillements significatifs et se frotte les poings sur les yeux. Ça ne va pas durer. Ses yeux s’ouvrent.

Mlle Lucette regarde le noir. C’est curieux de se réveiller dans le noir comme ça chaque matin. C’est curieux. Est-ce que c’est encore la nuit ? Non, on n’a plus sommeil. Et puis, voilà un petit rayon de jour qui pénètre. Bonjour, lumière. On peut causer. Causons. On jacasse doucement, à petits cris d’oiselet qui s’étire, encore trop frileux pour sortir de la tiédeur du nid. Un ronflement répond. Nounou continue de rêver. Bertrand est en train de traire une vache : il en sort la sauce du civet… Nounou ronfle…

Mlle Lucette prête l’oreille. Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Plusieurs idées se croisent en même temps dans son cerveau : J’ai faim, j’ai besoin de me remuer, je n’aime pas le noir. Nounou dort. Quelle honte ! Rassemblant ses forces, Mlle Lucette pousse deux ou trois cris stridents en lançant ses jambes en l’air.

Les rêves de nounou se brouillent. Bertrand veut faire avaler la vache à nounou ; le lapin en sauce pousse des cris affreux. Ce n’est pas le lapin, c’est Lucette. Machinalement, nounou secoue son lit en bâillant :

— Toto ! toto !

Ah ! tu crois ça !… Seul le sommeil de la mort pourrait résister aux vocalises de Mlle Lucette. Geignante, nounou se réveille tout à fait. Au village elle se levait à cinq heures. Il en est bientôt sept. C’est dur d’être réveillée de si bonne heure…

Assise dans son lit, Mlle Lucette triomphe, non sans continuer à stimuler du geste et de la voix son esclave qui vacille encore de lourd sommeil…

Les rites accoutumés s’accomplissent. On est gavé, chaussé, culotté. Il ne fait pas bien beau aujourd’hui. Trott prend sa leçon. Mlle Lucette restera au petit salon avec sa maman jusqu’à l’heure du bain. Il s’agit de se divertir et de se donner de l’exercice.

La nuit emmagasine dans les membres de Mlle Lucette une force malfaisante qui a besoin de se dépenser. Maman l’a souvent répété : sa fille est sans doute un ange, mais, s’il y a un moment où elle tienne du démon, c’est celui qui précède son bain, celui où elle est livrée aux seuls soins de sa maman, celui plutôt où sa maman est livrée à ses fantaisies.

Mlle Lucette subit à ce moment des impulsions déconcertantes, multiples et impétueuses.

Il faut commencer par courir sur le parquet, à droite et à gauche, aussi vite que possible, de-ci et de-là. Pan ! on tombe sur le nez. Ça fait mal. Il serait peut-être à propos de crier. Non, il y a là un joli petit débris. Il faut se dépêcher de l’avaler. Ça n’est peut-être pas très bon. Tant pis !

— Lucette, montre-moi tout de suite ce que tu as mis dans ta bouche.

Malgré une résistance opiniâtre, maman contraint Mlle Lucette à une exhibition humiliante. Elle la dépouille honteusement de son butin : un charmant fragment de vieux soulier.

On ne peut donc pas vous laisser tranquille ! Faut-il toujours être tracassée et persécutée ! Il n’y a qu’une seule chose à faire : aller donner à maman une bonne tape. C’est trop fort. À cette fin, Mlle Lucette recommence sa navigation sur le parquet. Mais, chemin faisant, elle rencontre un fauteuil. Un fauteuil où un livre est oublié. Avec quelques efforts, Mlle Lucette se met debout et s’en saisit. C’est défendu de toucher aux livres de papa. Mais on ne résiste pas à l’entraînement des passions. Ce livre est adorable. On l’ouvre, on le ferme, on le secoue. Voilà une page extirpée, et puis une autre ! Ça fait du bruit de déchirer du papier. Maman lève le nez.

— Lucette, que fais-tu ?

Mlle Lucette, le livre pressé sur son cœur, s’enfuit sur deux pattes. Mais, est-ce le trouble de sa conscience, la maladresse de ses muscles ou la traîtrise du tapis ? elle s’étale par terre de tout son long.

— Voyez-vous, mademoiselle la vilaine ! Eh bien, votre papa sera content !

Puisqu’on gronde, Mlle Lucette juge opportun de se mettre à geindre et de gémir : « Bobo, bobo. » La gronderie se transforme en consolation. C’est toujours ça de gagné.

— Là, maintenant va jouer avec ton petit ménage et laisse-moi finir ma lettre à tante Madeleine.

Mlle Lucette tapote pendant cinq minutes parmi ses assiettes, ses tasses et ses cuillers. Elle en exécute rapidement un semis à travers la chambre. De temps en temps il faut que maman se lève, car elle jette une partie des vaisselles sous les meubles, et c’est naturellement de celles-là qu’elle a besoin. À la dixième reprise maman déclare, énervée :

— Tu sais, si tu les jettes encore, je n’irai plus les chercher.

Mlle Lucette répond par un grognement de défi ; si une grande personne se raclait la gorge comme elle vient de faire pour produire ce grognement, elle aurait cinq minutes de quintes de toux abominables. Mlle Lucette pratique cet exercice gaillardement, et même elle récidive.

— Voulez-vous vous taire, mademoiselle !

Lucette regarde sa maman, se tait et astucieusement projette une théière sous le canapé. Puis elle se met à larmoyer avec une pantomime désespérée. Mais maman demeure immuable. On pourrait bien essayer de se fâcher tout à fait. Ce serait peut-être dangereux, et puis on n’en a pas très envie. Après avoir achevé de disperser ses ustensiles, Mlle Lucette se met en quête d’une distraction nouvelle. Elle essaye de se promener d’abord sur ses deux pieds et se jette par terre à plusieurs reprises, en partie pour forcer maman à se déranger. Puis, voyant qu’elle ne se dérange plus, elle se met à cheminer à quatre pattes. Cette allure a l’avantage de cirer le parquet et d’essuyer le tapis avec la robe fraîche qu’elle vient d’endosser. Elle en a d’autres. Sur l’étage inférieur d’un petit guéridon, Mlle Lucette aperçoit le panier à ouvrage de sa maman. Son cœur tressaille de félicité. Elle s’assied confortablement devant ledit panier : elle en extrait des paires de ciseaux, des rubans, des bouts d’étoffe, en répand des paquets d’aiguilles, des étuis d’épingles, des boîtes à boutons, dévide des pelotons de fil, des lacets, etc. Est-il possible que tant de trésors soient réunis en un seul lieu sur la terre !… Tout à coup maman, inquiète du silence et pressentant quelque cataclysme, se retourne. Elle pousse un cri d’horreur en apercevant Mlle Lucette environnée de sa mercerie. Le plancher a l’air d’un champ de bataille. Cette fois-ci c’est trop fort. Maman est vive. Elle administre deux petites tapes sur les mains de sa fille et la plante dans un coin.

— Allez, mademoiselle, en pénitence.

Mlle Lucette se répand en lamentations qui varient de la plainte gémissante au hurlement. La vie lui apparaît sous les couleurs les plus noires. On est toujours victime de l’injustice et de la brutalité. Il faudrait pouvoir griffer maman, déchirer sa robe, arracher ses cheveux. On lui adresse les injures les plus grossières, les menaces les plus affreuses ; mais le tout est incompréhensible. Tout est mauvais. Nounou est un peu plus gentille. Mais c’est aussi une peste. L’humanité est détestable, même Trott. Il n’y a que la mercerie qui mérite quelque intérêt, et l’on en est privé.

À la longue, Mlle Lucette s’ennuie de ronchonner et de demeurer dans son coin, et elle se remet mélancoliquement à errer à quatre pattes sur le parquet. Peut-être, avec de la chance, rencontrera-t-elle quelque chiffon oublié, un bout de bois, une substance quelconque à s’enfouir dans le gosier. Il n’y a rien. Alors, dégoûtée de cette allure, elle se met en devoir de se relever. Justement elle est à côté de la petite table. Pour se redresser elle empoigne des deux mains le tapis, qui pend, et, l’entraînant, elle retombe sur son séant avec des hurlements affreux, au milieu d’une avalanche de porcelaines, de vases, d’albums à photographies, de bibelots de toute sorte.

Arrachée à sa lettre, maman jette de nouveau un cri aigu et se précipite. Elle s’assure d’abord que sa fille n’a pas subi de lésion sérieuse et, rassurée, se met avec navrement à recueillir les miettes de ses objets fracassés, tout en adressant à Mlle Lucette des admonestations sévères. Mlle Lucette n’en prend pas grand souci ; consolée de ses bosses, elle suit avec intérêt les mouvements de sa maman et lui donne une foule de conseils peu intelligibles.

Enfin la porte s’ouvre. Maman pousse un « ouf ! » de soulagement. C’est nounou.

— Fiens, pépé, pour ton pain.

Mlle Lucette comprend fort bien ce langage. Aussi, pour faciliter la tâche à nounou, elle commence par se réfugier sous un fauteuil, puis sous la table, puis à se sauver aussi vite qu’elle peut. Elle est rattrapée par le fond de sa culotte, enlevée à bras-le-corps et emportée. C’est l’instant de faire une belle défense. Elle distribue donc vivement claques, coups de griffes, etc. Ce n’est pas qu’il lui déplaise de prendre son bain. Mais, au préalable, il est bon de se détendre les nerfs.

Pendant tout le temps que nounou la déshabille, elle se livre aux contorsions les plus invraisemblables, se déhanchant brusquement pour saisir les éponges, la boîte à poudre, les serviettes, etc. Mais ces tentatives sont infructueuses. Cependant elle réussit à renverser le flacon d’eau de Cologne et à fracasser le pot de vaseline. C’est toujours ça. Il faut noter que ces divers exercices ne sont en aucune manière un signe de mauvaise humeur et s’entremêlent agréablement de conversations affectueuses et de gazouillis bienveillants. Seulement, c’est l’usage. Aujourd’hui, cependant, Mlle Lucette inaugure un perfectionnement en essayant d’avaler le savon. Nounou a déjoué cette tentative. Ce n’est pas de chance. Enfin la voilà déshabillée ! Maman est sous les armes. Le bain est tout près. Alors Mlle Lucette, qui, jusque-là, s’y était obstinément refusée, juge opportun de manifester par des signes infaillibles qu’elle consentirait à remplir un certain office, et que, si on ne lui en donne pas l’occasion, la netteté de son bain pourra en souffrir. Avec un soupir d’énervement, maman la dépose bien enveloppée sur le siège ad hoc, et elle attend patiemment.

Mlle Lucette promène ses regards autour d’elle d’un air conquérant. Elle est consciente de sa force. Il n’y a rien qui presse. Elle est fière des résultats de son activité. Sans doute, elle se dit combien peu sont à côté d’elle toutes ces grandes masses humaines… Enfin, après qu’elle a bien pris son temps, elle se déclare satisfaite. Rapidement empoignée, elle est mise à l’eau.

Pour le principe, elle commence par pousser quelques cris aigus, quoique le contact de l’eau tiède lui soit fort agréable. Puis divers passe-temps se succèdent. Il est bon, pendant que maman sans défiance commence à vous débarbouiller, de donner deux ou trois grands coups de pied dans l’eau, de manière à l’asperger de liquide en même temps que toute la chambre. Dans un besoin de tendresse inopinée et déplacée, on tâche de lui frotter les mains sur la figure. Au moment où elle vous savonne le dos, on fait un brusque mouvement, de manière à envoyer le savon au fond de la baignoire. Les éponges sont d’un attrait incroyable. Celle qui sert pour la figure est charmante, mais malheureusement à peu près insaisissable. Maman passe si vite avec elle qu’on ne fait que l’entrevoir comme un météore adorable. Mais l’autre, celle « du bas », est plus accessible. Quelquefois on la laisse flotter dans le bain. Il est possible, à l’improviste, de se précipiter sur elle, de l’empoigner à deux mains et de humer quelques gorgées d’eau savonneuse. C’est exquis. Avec ce qu’on a pu en avaler auparavant, ça vous donne la force d’attendre la bouillie.

Le bain finit trop tôt, et la bouillie arrive trop lentement. L’intervalle, en effet, est rempli par les occupations les plus déplaisantes. C’est un des moments de la journée où Mlle Lucette maudit le plus profondément les conditions de la vie civilisée. La nature a muni la figure humaine d’un certain nombre d’orifices : narines, bouche, trous de l’oreille, qui sont des plus amusants pour y fourrer les doigts et d’autres menus objets. Par une fantaisie barbare, maman se croit tenue à ce moment de les nettoyer d’une manière approfondie. Il se peut qu’elle ait d’autres raisons : dans tous les cas, elle a celle du plus fort.

C’est une véritable lutte qui s’engage. Généralement elle a le dessus, mais la victoire lui est chèrement disputée. Mlle Lucette défend ses positions avec la dernière énergie, et il faut livrer une bataille en règle pour conquérir chaque orifice. Pieds, mains et voix se coalisent pour ce duel acharné. Enfin elle succombe. Mais maman remporte une victoire à la Pyrrhus. Elle est rendue, à bout de souffle.

Mlle Lucette est rose, sereine et rayonnante. Le nettoyage accompli, elle a encore des forces suffisantes pour compliquer son habillage. Elle se livre à des soubresauts pendant qu’on lace son corset, elle donne des coups de jarret tandis qu’on lui assujettit ses culottes ; lorsqu’il s’agit d’enfiler une manche, elle écarquille soigneusement tous ses doigts, de manière à rendre cette opération à peu près impossible si l’on ne veut rien lui briser… Mille autres inventions témoignent de son esprit inventif et de la richesse de ses forces physiques. La placidité puissante de nounou et l’énergie nerveuse de maman finissent pourtant par triompher de toutes les résistances. Mlle Lucette est habillée. Elle en est enchantée et se considère d’un air satisfait. Elle est fort contente que tout soit fini ; d’autant plus que tous ces travaux ont suscité en elle un besoin de nutrition et de sommeil.

Nounou va préparer la bouillie. Mlle Lucette utilise les minutes qui lui restent à se frotter la figure avec son linge sale et à tâcher de mettre la main sur quelques menus objets de toilette qui peuvent avoir été oubliés. L’autre jour, elle a réussi à envoyer mariner dans sa baignoire le peigne, la brosse et le savon. C’est un joli résultat.

Enfin nounou arrive avec sa casserole. L’absorption s’effectue comme de coutume.

— Maintenant, dodo, dit maman.

Mlle Lucette tombe de sommeil. Mais la tradition veut qu’elle résiste. Elle pousse donc deux ou trois grognements. Maman répète avec autorité :

— Dodo.

Mlle Lucette la toise encore une fois comme le lutteur mesure de l’œil son adversaire.

Elle voudrait bien reprendre l’offensive. Mais elle est dans un état d’infériorité manifeste. Un œil se ferme, puis l’autre. Elle esquisse encore une protestation. Maman l’étend, tire les rideaux. Elle dort.

Nounou se remet à parcourir lourdement la chambre pour la ranger. Ses pas puissants l’ébranlent sans réveiller Mlle Lucette. Et maman s’évade avec un sentiment de délivrance, avide de sa chaise longue et du repos bien gagné, et pensant avec volupté qu’il y aura trêve jusqu’à demain matin.