La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/15

Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 191-200).
CHAPITRE XV


sous le gui


La veille de Noël, Rose fit promettre à Phœbé de venir la trouver dans sa chambre, le lendemain, de très bonne heure, pour regarder ensemble leurs cadeaux. Tout le monde sait que ce premier moment de surprise et de bonheur perd la moitié de son charme, s’il n’y a pas au moins deux petites têtes penchées sur les chaussures et les bas remplis de paquets mystérieux, et deux personnes pour s’extasier de compagnie.

Lors donc que Rose ouvrit les yeux, le 25 décembre, elle aperçut Phœbé devant le feu flambant, La fidèle petite Phœbé avait tenu sa parole, elle était venue avant l’aurore ; mais Rose dormait si bien qu’elle n’avait pas eu le courage de la réveiller, et qu’elle s’était couchée sur le tapis, à côté des cadeaux destinés à Rose.

« Un joyeux Noël, Phœbé ! cria Rose en souriant.

— Un joyeux Noël, ma chère petite maîtresse, répondit celle-ci non moins gaiement.

— Passez-moi vite nos deux bas et nos pantoufles, dit Rose. Je meurs d’envie de savoir ce qu’il y a dedans. »

Phœbé obéit promptement.

Il serait trop long d’énumérer tous les cadeaux contenus dans ces bas, qui, en Amérique, s’ajoutent aux souliers que les enfants de notre pays mettent dans la cheminée, la veille de Noël. Toute la famille avait gâté Rose, et, quant à Phœbé, grâce à l’oncle Alec et à sa nièce, elle n’avait jamais eu tant de trésors en sa possession.

« Oh ! mademoiselle Rose, lui dit-elle en posant sur son doigt le dé d’argent que lui donnait celle-ci, vous êtes trop bonne pour moi. Je n’ai plus rien à souhaiter !

— Tant mieux, fit Rose toute contente d’avoir si bien réussi. Je suis comme vous : tous mes vœux sont réalisés. Je crois qu’on ne pourrait rien me donner d’autre.

— Cependant, dit Phœbé, il y a encore deux cadeaux qui vous attendent à la porte.

— Vraiment ? Que de richesses ! Qu’est-ce que cela peut être ? Autrefois je rêvais des pantoufles et des carrosses, comme Cendrillon ; c’est là, je crois, le seul désir qui n’ait pas été exaucé…

— Vous avez presque deviné, s’écria Phœbé en battant des mains et courant chercher dans l’antichambre une ravissante paire de patins et un traîneau doré.

— Oh ! que c’est joli ! Bien sûr, c’est une surprise de l’oncle Alec ! »

Et, oubliant qu’elle n’avait que sa longue chemise de nuit, la petite fille sauta à bas de son lit, alla s’asseoir sur son traîneau et essaya un patin sur son petit pied nu.

« Ils sont tout à fait à ma taille, » cria-t-elle à sa compagne qui éclata de rire.

Alors, s’apercevant de l’état sommaire de sa toilette, elle joignit son rire au sien et ajouta :

« Je vais me dépêcher de m’habiller pour aller remercier mon oncle.

— Oh ! si vous saviez tout l’ouvrage que j’ai à faire, s’écria Phœbé. Vite, vite, je me sauve ! »

Et Phœbé disparut d’un air si radieux que quiconque l’eut rencontrée eût deviné, rien qu’à la voir, l’heureux jour où l’on était.

Après le déjeuner, les sept cousins arrivèrent chargés d’une telle provision de branches de houx, de sapin et de cèdre, qu’on eût dit une véritable forêt ambulante. De temps immémorial, toute la famille Campbell se réunissait au manoir ce jour-là ; et, après un échange de « joyeux noëls, » chacun se mit à l’œuvre pour décorer la vieille maison. Le grand vestibule, la salle à manger, les salons, prirent bientôt un air de fête sous les doigts de toute cette jeunesse, qui coupait de rires et de plaisanteries son agréable besogne.

« J’ai joliment couru pour trouver ceci, » dit Charlie en attachant au lustre du salon principal une grosse touffe de rameaux d’un vert jaunâtre.

Rose, qui arrangeait avec goût une guirlande de houx au-dessus de la cheminée, se retourna pour voir cette plante extraordinaire.

« Ce n’est pas beau ! s’écria-t-elle. Cela ne valait pas la peine que vous avez prise.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Phœbé en passant.

— C’est du gui, mesdemoiselles, leur répondit Charlie. En Écosse, le jour de Noël, les messieurs ont le droit d’embrasser toutes les dames qu’ils peuvent attirer de gré ou de force sous un paquet de gui ainsi placé. Nous ferons comme nos ancêtres. Gare à vous, mesdemoiselles ! »

Phœbé haussa les épaules, et Rose dit d’un air de défi :

« Vous ne m’attraperez pas ? je vous en réponds,

— Je parie que si !

Au gui l’an neuf, » interrompit Mac.

Et Rose se mit à fredonner une vieille ballade écossaise commençant par :

« Oh ! le rameau de gui. »

L’incident fut clos.

Dans le courant de l’après-midi, la petite fille prit sa première leçon de patinage sur une mare du voisinage qui semblait avoir gelé tout exprès pour cela. Elle ne fit d’abord que tomber et se relever pour retomber encore ; mais, comme elle était pleine de bonne volonté et qu’elle avait auprès d’elle six grands garçons pour la soutenir et l’aider de leurs conseils, elle parvint enfin à se tenir quelques minutes en équilibre sur ce parquet glissant, et, satisfaite d’un aussi beau résultat, elle se reposa en faisant quelques promenades en traîneau. Chacun de ses cavaliers servants insista pour pousser à son tour le traîneau doré que lui avait donné l’oncle Alec et que

Rose, dans son ravissement, avait nommé la Merveille.

Quand elle revint au salon, après avoir rétabli l’ordre dans ses cheveux ébouriffés, ses joues étaient aussi rouges que les baies de la branche de houx qu’elle portait à son corsage, et tante Myra, toujours aussi disposée à voir tout en noir, dit en la regardant :

« Quelles couleurs maladives ! Mon cœur se brise à la pensée du sort qui attend cette pauvre enfant.

— Cette petite est vraiment bien intelligente, dit tante Juliette, quand Rose, s’approchant de Mac qui se tenait auprès du feu, lui passa un écran pour garantir ses yeux.

— Elle est fort jolie, ce soir, » ajouta tante Clara.

Tante Jessie ne dit rien, mais elle soupira tout bas :

« Oh ! que je voudrais avoir non seulement mes garçons, mais aussi une fille comme Rose, à montrer à mon cher Jem, à son retour ! »

Outre les voyages trop fréquents de son mari, le capitaine Jem, le grand chagrin, — on pourrait dire le seul chagrin de la bonne Mme Jessie, — était de n’avoir point, de filles ; ses quatre garçons ne lui suffisaient pas.

L’oncle Alec entra, donnant le bras à tante Prudence. Celle-ci, qui avait la manie de porter des bonnets surchargés d’ornements, en avait arboré un pour la circonstance, tellement garni de dentelles et de rubans jaunes, qu’à chacun de ses mouvements des nœuds voltigeaient dans tous les sens. Les aînés de ses neveux contenaient à grand’peine l’hilarité des plus jeunes ; la bombe allait éclater quand arriva l’oncle Mac, accompagné de Fun-See, que six mois de séjour au collège avaient transformé. Plus de queue, plus de souliers recourbés, plus de costume chinois ; à peine un léger accent étranger !… mais ses yeux bridés et son teint jaune formaient un contraste frappant avec les autres enfants, qui étaient tous blonds comme les blés. Fun-See opéra une heureuse diversion dans les idées des jeunes Campbell ; grâce à lui, leurs envies de rire intempestives trouvèrent à se satisfaire, et, comme le petit Chinois avait le caractère bien fait, il accepta de bonne grâce cette bordée de rires et de quolibets et y riposta avec assez d’esprit.

À dîner, la famille Campbell était au grand complet. Tante Patience elle-même avait fait descendre son fauteuil et s’était fait porter dans la salle à manger. Malgré ses infirmités et sa faiblesse, elle ne manquait jamais, dans les grandes occasions, de venir prendre sa place à table. Seul, le mari de tante Jessie, le capitaine Jem, manquait à la réunion, et sa femme soupirait en songeant à l’absent ; mais, au moment du dessert, on entendit un coup de sonnette formidable, et qui croyez-vous que ce fût ? Rien de moins que l’oncle Jem, qui avait calculé son arrivée de telle sorte, qu’il devait être chez lui le 25 décembre, jour anniversaire de son mariage, mais qui n’avait voulu prévenir personne, de peur de retards et de déceptions.

Quelle joie ! Je me demande comment l’oncle Jem ne fut pas étouffé par les caresses de ses quatre grands garçons. Quant à lui, son premier baiser fut pour sa chère femme. C’était à ne pas s’y reconnaître dans ce brouhaha de questions, de réponses et de cris de bonheur. Rose fut d’abord un peu oubliée, et, pour ne pas gêner ces épanchements de famille, elle se retira avec Fun-See dans l’embrasure d’une croisée. Elle avait le cœur un peu gros d’être ainsi traitée en étrangère ; mais bientôt l’oncle Jem réclama la petite nièce qu’il ne connaissait encore que par ce qu’on lui en avait écrit, et il l’embrassa si chaleureusement que l’enfant lui donna immédiatement son affection.

Les grandes personnes auraient volontiers passé la nuit à causer ; mais les enfants n’entendaient pas de cette oreille.

« Est-ce que nous n’allons pas bientôt danser ? » demanda tout haut Jamie.

Stève prit son chalumeau, et le clan des Campbell dansa une gigue écossaise avec une ardeur dont rien n’approche. Entraînés par un si bel exemple, les parents commencèrent un quadrille, où tante Prudence faisait vis-à-vis à l’oncle Mac, qui s’était départi de sa gravité habituelle pour répondre par des entrechats fabuleux aux révérences d’autrefois de la vieille dame.

C’était le moment d’attirer sous le gui la partie féminine de la société. Ces messieurs déployèrent pour cela tous les moyens que leur suggérait leur imagination. C’était une véritable poursuite qui offrait de nombreuses péripéties.

En Chine, les femmes sont admirées à raison de leur embonpoint. Fun-See se mit en frais pour tante Prudence. Il se fit son danseur assidu, et, avec une audace qui ne s’explique que parce que l’incorrigible Charlie lui en avait soufflé l’idée, il attira la vieille dame sous le lustre, et, se haussant sur la plante des pieds, il l’embrassa respectueusement aux applaudissements de toute la compagnie. On fut unanime à déclarer que c’était le superbe bonnet de tante Prudence qui avait fait perdre la tête au jeune Chinois ; seul, Charlie savait à quoi s’en tenir, et il riait sous cape, mais il n’eut garde de dévoiler le secret.

Tante Jessie fut embrassée par tout le monde sans exception et indifféremment dans tous les coins du salon ; ses fils et ses neveux se l’arrachaient.

Phœbé, offrant une tasse de thé à tante Myra, se trouva accidentellement sous le gui et fut saisie au passage par Archie, qui s’empressa d’user de ses droits. Elle était prise tellement à l’improviste, qu’elle faillit en laisser tomber son plateau, et que le chef du clan, très honteux de sa conduite, qui contrastait si fort avec son sérieux ordinaire, ne put faire autrement que de lui adresser ses excuses en bonne et due forme.

L’oncle Alec prit un brin de gui et le posa sur le bonnet de tante Patience. Puis, il embrassa la vieille demoiselle, quoiqu’on dît autour de lui qu’il trichait.

Enfin, Charlie poursuivit Rose de toutes les manières ; il lui tendit tous les pièges imaginables sans pouvoir jamais la surprendre. Légère comme un oiseau, elle lui glissait, pour ainsi dire, entre les doigts. Elle se tenait trop sur ses gardes. En vain Charlie mit en train des petits jeux, des proverbes, des homonymes, des mots interrompus, jamais Rose n’était en défaut. Pour arriver à lui faire donner un gage, on eut recours à la ruse, au moment où elle avait à répondre à une question, Jamie cria de l’antichambre :

« Rose, à mon secours. »

Naturellement, Rose oublia le jeu et accourut auprès de l’espiègle qui n’avait aucun mal. Elle était prise malgré ses dénégations, Quand il fallut « racheter » son gage, telle fut sa condamnation :

« Vous amènerez le vieux Mac sous le gui et vous l’embrasserez vous-même. »

Du même coup Charlie embarrassait deux personnes, car Mac avait haussé les épaules lorsqu’il avait parlé de remettre en usage la vieille coutume de leurs ancêtres. Il s’attendait à voir sa cousine se rebiffer, et il fut tout surpris de l’entendre s’écrier :

« Très volontiers. »

Mac était debout devant la cheminée ; il suivait avec intérêt la conversation de son père et de ses oncles qui discutaient politique, Rose s’avança sans embarras. Les enfants riaient à gorge déployée ; mais ils n’eurent pas le dernier mot avec elle. La petite futée prit la main de l’oncle Mac, et ce fut lui, et non son fils, qu’elle amena sous le gui et qu’elle embrassa de tout son cœur.

« Ce n’est pas de jeu ! s’écria Charlie.

— Pourquoi donc ? répondit Rose. Vous m’avez dit d’embrasser le vœux Mac. Ce sont là vos propres paroles. Ce n’est pas très respectueux pour mon oncle, mais je suis dans mon droit en en profitant. Attrapé, Charlie ! »

Tout en parlant, la petite fille arrachait le laineux paquet de gui et le jetait au feu.

Peu après, Jamie s’endormit sur un canapé ; et ses ronflements sonores donnèrent le signal du départ. Tandis que l’on se préparait, on entendit dans la cuisine une voix harmonieuse qui chantait : « Home, sweet home. » C'était Phœbé, la pauvre petite enfant trouvée, qui n’avait jamais eu de foyer, jamais connu ni père ni mère ni sœur, qui était toute seule dans le grand monde, et qui, sans effroi de l’avenir, sans tristesse du présent, profitait avec reconnaissance des quelques moments de bonheur qui lui étaient accordés et participait, sans la moindre pensée d’envie, aux joies de ceux qui l’avaient recueillie. C'était elle, la pauvre orpheline, qui chantait la douceur du « chez soi. »

Chacun reprit en chœur le refrain, et les vieux murs du manoir répétèrent longuement aux deux petites filles qui y avaient trouvé un abri et une famille, ces mots :

« Home, sweet home ! »