La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/14

Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 177-189).
CHAPITRE XIV


une ligue. — hygiène et physiologie


Un dimanche après midi, la pluie tombait avec une persistance désolante pour les jeunes Campbell qui avaient fait la veille de grands projets de promenade. Que devenir par un temps pareil ? De guerre lasse, Charlie vint trouver son cousin Archie, et tous deux s’efforcèrent en vain de se consoler en essayant de fumer de compagnie. Étendus au fond d’une bergère, entourés de journaux à demi repliés, de revues non coupées et de caricatures d’un goût plus ou moins sûr, ils passaient des cigarettes aux cigarettes, sans parvenir à y trouver une sensation agréable.

« Cette interminable journée ne finira donc jamais ! » s’écria Charlie, le cœur plus embarbouillé qu’il n’eût voulu l’avouer, et bâillant à se démettre la mâchoire.

Archie sortit de sa somnolence pour lui répondre.

« Faites comme moi : lisez !

— Grand merci, dit Charlie. Je ne suis pas encore un vieillard pour m’endormir sur un journal au coin du feu.

— Chut ! interrompit Archie. Écoutez : qui est-ce qui vient d’entrer ? On dirait dans la chambre à côté.

— Bonjour, ma tante. Où sont mes cousins ?

— Dans la bibliothèque, répondit tante Jessie. Vous avez bien fait de venir, ma chérie, votre présence remplacera pour eux le soleil absent.

— C’est Rose ! s’écria Archie en faisant disparaître sa cigarette dans la cheminée.

— Pourquoi jeter cela ? lui demanda Charlie.

— Jamais un « gentleman » ne fume devant une dame.

— Possible, mais ce n’est pas une raison pour perdre une excellente cigarette. »

Et, tout en parlant, Charlie déposait celle qu’il venait d’entamer, dans l’encrier vide qui lui servait de cendrier.

« Toc, toc, toc !

— Entrez ! » crièrent à la fois les deux jeunes gens.

Rose parut, les joues empourprées par l’air vif du dehors ; elle semblait apporter avec elle dans la chambre surchauffée une atmosphère plus pure. L’air embarrassé de ses cousins la frappa tout d’abord.

« Si je vous gêne, dit-elle, dites-le-moi, je m’en irai.

— Vous ne nous gênez jamais, cousine, » répondirent-ils.

Elle s’approcha du feu, et, tandis qu’elle présentait ses mains engourdies à la flamme du foyer, elle aperçut

le bout de la cigarette d’Archie parmi les cendres.

« J’avais bien senti qu’on avait fumé ici, s’écria-t-elle. Ah ! quelle détestable habitude !…

— Pourquoi détestable ? dit Archie, nous ne faisons de mal à personne.

— Vous savez aussi bien que moi que votre mère ne serait pas contente si elle vous voyait. Peut-on dépenser plus inutilement son argent ?

— Bah ! dit Charlie, tous les hommes fument, voire même l’oncle Alec.

— Du tout, s’écria Rose, l’oncle Alec ne fume plus.

— C’est vrai, dit Archie ; lui qui autrefois ne pouvait se passer de sa pipe turque, il n’a même plus une simple cigarette à la bouche.

— Vous n’en avez pas encore deviné la raison ? demanda Rose.

— Non. Est-ce que ce serait à cause de nous, par hasard ?

— Justement, et il ne faut pas vous imaginer que cela ne lui ait rien coûté, car il m’a avoué que c’était pour lui une véritable privation ; mais il trouve que c’est une si mauvaise habitude qu’il s’est imposé ce sacrifice, de peur de vous voir la prendre en vous autorisant de son exemple.

— Eh bien, dit Archie avec élan, je vous assure qu’il n’aura pas fait pour des prunes un tel sacrifice, en ce qui me concerne tout au moins. Dorénavant je ne fumerai plus !

— Bravo ! s’écria Rose.

— À dire vrai, ajouta Archie, cela ne me sera pas bien difficile. Je ne fumais que pour faire comme Charlie et je ne tiens pas essentiellement à continuer.

— Et vous, Charlie ? demanda la petite fille en se tournant vers le prince Charmant, qui avait repris sa cigarette dans le seul but de la contrarier.

— Moi, dit-il, je trouve que les femmes sont toujours à exiger des hommes des sacrifices. Que diriez-vous si nous agissions de même à votre égard, mademoiselle ?

— Je vous obéirais si ce que vous me demandiez était raisonnable, messieurs les hommes, répondit très sincèrement sa cousine.

— Nous allons voir, s’écria Charlie, Je m’abstiendrai de fumer si vous consentez de votre côté à vous priver de quelque chose d’analogue.

— Je ne fais rien d’analogue, répondit Rose.

— Vous faites pis encore, interrompit Charlie.

— Qu’est-ce donc ? demanda Rose avec inquiétude.

— Vous dites que c’est mal de fumer ; pouvez-vous soutenir longtemps que ce soit plus intelligent de mettre des anneaux à ses oreilles ? Autant vaudrait tout d’un temps se percer le nez comme les sauvages ! »

Une expression d’effroi se peignit sur la figure de la petite fille, et elle porta instinctivement les mains à ses oreilles comme pour protéger les bijoux qui y étaient suspendus.

« Oh ! Charlie, dit-elle d’un air suppliant, demandez-moi autre chose.

— Je ne vous demande rien du tout, répondit le taquin Charlie, vous êtes parfaitement libre d’avoir une douzaine de pendeloques après vous. Laissez-moi fumer en paix, je ne me mêlerai pas de votre conduite.

— Rien d’autre ne vous arrêterait ?

— Rien ! »

Rose se tut. Elle songeait à ce que tante Jessie lui avait dit un jour qu’elle avait sur ses cousins beaucoup plus d’influence que personne. C’était son devoir d’en user pour leur bien. Fallait-il perdre par coquetterie l’occasion qui se présentait de leur rendre service ? Certes non ! Charlie aurait bien dû exiger autre chose, mais qu’importe ! plus un sacrifice est pénible, plus il est méritoire.

« Entendons-nous, dit-elle d’une voix qui eût attendri un tigre. Il faut m’engager à ne plus jamais porter de boucles d’oreilles ?

— Oui ; quand vous retomberez dans vos mauvaises habitudes, je ferai de même. »

D’un geste brusque, Rose détacha ses bijoux et les tendit à son cousin.

« Voila, dit-elle. Je serai fidèle à ma promesse, soyez-le aussi à la vôtre. »

Le jeune homme rougit légèrement. Il plaisantait et ne s’imaginait pas que Rose fût de bonne foi.

« Ce n’est pas sérieux, lui dit-il, tandis qu’Archie s’écriait avec indignation :

— C’est honteux, Charlie. Laissez donc Rose porter toutes les fanfreluches qu’elle voudra, et n’exigez pas d’elle un marché, quand vous reconnaissez en votre âme et conscience qu’elle a raison.

— J’y tiens, interrompit Rose, ne m’en empêchez pas. Je parlais sérieusement tout à l’heure, et je veux que vous me fassiez aussi une promesse sérieuse. Jurez-moi de ne plus fumer !

— Je vous en donne ma parole d’honneur, dit Archie.

— Et vous, Charlie ?

— Moi de même.

— Eh bien, attachez tous deux l’un de ces bijoux à votre chaîne de montre, cela vous empêchera d’oublier votre promesse. »

Les deux cousins obéirent d’un air moitié content, moitié contrarié, car ils sentaient bien qu’ils n’avaient pas le beau rôle.

« Là ! dit Rose en souriant, à présent donnez-moi une poignée de main pour sceller notre traité.

— C’est une véritable ligue contre le tabac, dit Charlie.

— Je suis sûre que vous m’en remercierez un jour. J’ai entendu dire à l’oncle Alec que c’était une habitude funeste, au point de vue de la santé comme à celui de l’intelligence.

— Quand on parle du loup, on en voit la queue, dit Charlie en voyant entrer le docteur Campbell et sa belle-sœur.

— Que faites-vous ? demanda l’oncle Alec. On dirait un trio de conspirateurs.

— Nous formons une ligue dont vous êtes déjà, mon oncle, répondit Archie. »

Lorsque le mystère fut éclairci, tante Jessie embrassa chaleureusement sa nièce pour la remercier, et le docteur Alec lui fit cet éloge qui la remplissait toujours de joie :

« Je suis content de vous, ma chère fille. »

Si bien que Rose se sentit aussi fière que si elle avait rendu à son pays un service signalé. C’était vrai jusqu’à un certain point, car, contribuer à la bonne éducation d’un enfant, c’est préparer un bon citoyen à la patrie.

Quelques jours après, l’oncle Alec dit à sa pupille :

« Puisque vous partagez mes idées à propos du tabac, voici un livre qui vous renseignera sur mille autres choses très utiles. En le lisant, vous apprendrez qu’il est extrêmement mauvais de se trop serrer dans un corset, de veiller tard et de ne pas prendre d’exercice.

— Cela doit être intéressant, répondit Rose en lisant le titre : De la nécessité de l’hygiène dans la vie. Vous devriez me donner des leçons de médecine, ajouta-t-elle, cela m’intéresserait tant !

— Je veux bien, ce sera tout avantage pour moi, car, le jour où vous serez assez savante, vous vous ferez recevoir médecin et vous me remplacerez auprès de mes malades.

— Je ne demande qu’à reprendre votre clientèle, » continua la petite fille sur le même ton.

Tante Clara, qui assistait à cette conversation, ne comprit pas la plaisanterie.

« Oh ! vous n’y pensez pas, Alec, s’écria-t-elle scandalisée. Ce n’est pas l’affaire des femmes de s’occuper de médecine.

— C’est cependant leur affaire de soigner les malades, murmura le docteur entre ses dents, et il ne serait pas déjà si mal vu de leur apprendre à le faire avec intelligence et à éviter des maladies à elles-mêmes et à ceux qui leur sont chers, en prenant quelques précautions. Ceci n’est plus de la médecine, c’est de l’hygiène. »

Tante Clara partit sans être bien convaincue, ce qui n’empêcha pas Rose d’accepter avec enthousiasme l’offre que lui fit son oncle de lui donner quelques notions d’histoire naturelle.

La semaine suivante, tante Myra, ouvrant brusquement la porte du cabinet de son beau-frère, aperçut un objet qui lui arracha un cri perçant. Elle s’enfuit plus vite qu’elle n’était venue. Le docteur Alec sortit précipitamment.

« Qu’est-ce qui vous arrive ? lui demanda-t-il. Vous seriez-vous fait du mal ?

— Je suis encore toute tremblante. Vous avez failli me donner une attaque de nerfs avec cette horrible chose qui est pendue au lustre.

— Rose prend sa leçon. « Cette horrible chose, » comme vous dites, est un modèle de squelette qui lui est aussi indispensable pour cette étude qu’un globe pour celle de la géographie. Voulez-vous entrer, madame ? les cours sont publics, et nous serons très honorés de vous avoir pour auditeur.

— Venez donc, ma tante, c’est on ne peut plus intéressant, m cria la voix argentine de Rose, tandis que sa tête blonde apparaissait derrière le squelette.

Tante Myra, se laissant tomber dans un fauteuil, promena autour d’elle des regards de stupéfaction.

« Mais enfin, Rose, lui dit-elle, que signifie tout cela ?

— J’étudie la structure du corps humain, répondit la petite fille, non sans une certaine pointe d’orgueil. Je m’y suis préparée par la lecture d’un livre français excellent et, par-dessus le marché, charmant : l’Histoire d’une bouchée de pain. L’oncle Alec vient de me montrer le thorax et le diaphragme. Voyez-vous, ma tante, nous avons douze côtes de chaque côté : les sept d’en haut sont appuyées sur le sternum, cet os qui est là au milieu de la poitrine ; les cinq dernières, qu’on appelle les fausses côtes, ne se rejoignent plus. Il n’y a entre elles que des cartilages ; c’est pourquoi, quand on serre trop son corset, on les comprime et on réduit le… la... attendez un peu, je ne me souviens plus du nom ! la cavité thoracique dans laquelle se trouvent le cœur et les poumons.

— Quelle mémoire ! s’écria Mme  Myra. Mais, mon cher Alec, vous oubliez combien Rose est impressionnable et nerveuse.

— Je ne l’oublie pas le moins du monde, répondit le docteur ; mon intention bien arrêtée est de lui apprendre à dominer ses nerfs au lieu de les laisser prendre le dessus.

— Croyez-vous que ce soit un sujet d’études convenable pour une jeune fille ? continua la tante Myra.

— Pourquoi faire de cela une chose mystérieuse et effrayante ? dit le docteur. Je ne connais pas d’étude plus belle et plus propre à nous pénétrer de reconnaissance et d’admiration envers notre Créateur.

— Est-ce que réellement cela vous amuse, Rose ? demanda la vieille dame d’un ton d’incrédulité.

— Je crois bien ! Vous ne vous imaginez pas comme c’est merveilleux ! Pensez donc : il y a dans nos poumons six cent millions de cellules pour contenir l’air !... Ce n’est pas tout : dans un pouce carré de la surface de la peau, on trouve deux mille pores par lesquels on respire aussi pour ainsi dire. Jugez un peu quelle quantité d’air il faut donner à notre corps, et quel soin il faut prendre de la peau pour que toutes les petites portes s’ouvrent et se ferment convenablement ! Et le cerveau, ma tante, il paraît que c’est encore plus curieux ; mais je n’en suis pas encore là ! »

Rose était si intéressée par son sujet, qu’elle ne « posait » pas le moins du monde. Sa tante l’écouta sans répondre ; chacun des mots du docteur et de son élève l’atteignaient à un endroit sensible. Les quantités innombrables de fioles de pharmacie et de boîtes de pilules, qu’elle avait prises ou fait prendre à son entourage sur la foi d’un prospectus menteur, lui revenaient à la pensée, et elle se voyait obligée de reconnaître que, si elle n’était plus maîtresse de ses nerfs, si elle avait une santé plus que délicate, c’était un peu par sa faute.

« Je croirais assez que vous avez raison, mon cher Alec, dit-elle enfin ; mais, à votre place, je ne pousserais pas Rose trop loin dans cette voie. Quant à moi, la vue seule de ce squelette me donne le frisson, et je n’y toucherais pas pour un empire.

— Cependant, répondit malicieusement sa nièce, vous souffririez peut-être moins de votre foie, si vous saviez qu’il se trouve à droite. »

Tante Myra s’imaginait que cet organe était placé du même côté que le cœur, et elle se plaignait constamment d’en souffrir ; cette légère erreur prêtait facilement à rire autour d’elle.

« Peu importe l’endroit où l’on a mal, reprit-elle de sa voix la plus lugubre, ce triste monde est pavé de douleurs et arrosé de larmes ; tôt ou tard, il nous faut mourir.

— Évidemment, s’écria Rose, mais pourquoi nous en désoler d’avance ! En tout cas, quand je mourrai, ce ne sera pas sans savoir de quoi, de quelle maladie, je veux dire, et sans avoir essayé de me guérir. En attendant, je serai gaie et je m’amuserai tant que je pourrai, — quand j’aurai bien travaillé, naturellement. Vous devriez faire comme moi ! Voulez-vous venir assister à mes leçons ?

— Grand Dieu, que me demandez-vous là, mon enfant ! répondit Mme  Myra en levant les bras au ciel. Allons, je vous laisse à vos études. Ne la fatiguez pas trop, Alec.

— Ne craignez rien, » fit le docteur en refermant sa porte avec un léger soupir de soulagement.

Un quart d’heure après, Mac entra comme un ouragan.

« Quel nouveau jeu avez-vous inventé ? » s’écria-t-il.

Rose lui expliqua ce que nous savons déjà.

« Votre « sujet » est peut-être très intéressant, répondit Mac ; mais il n’est guère beau.

— Ne dites pas de mal de lui ; vous lui serez semblable un jour, comme dit tante Myra.

— Grand’merci ! Je tâcherai que ce soit le plus tard possible !… Alors, vous êtes trop occupée pour me faire la lecture ? demanda Mac, qui avait encore les yeux trop faibles pour lire beaucoup lui-même.

— Écoutez l’oncle Alec, lui dit Rose ; sa leçon est aussi amusante qu’un conte de fées. »

Mac fit la grimace.

« Nous allons étudier le mécanisme de la vision, ajouta-t-elle pour le décider.

— Mais, ma petite Rose, objecta le docteur, nous ne pouvons pas sauter ainsi d’un sujet à un autre.

— Je vous en prie, murmura Rose à son oncle, occupez-vous de Mac aujourd’hui et ne soyez plus à moi. Il a des idées noires ; une petite leçon lui fera du bien.

— Mesdames et messieurs, dit l’oncle Alec, veuillez me prêter toute votre attention...

— Ah ! s’écria Mac, quand la séance fut terminée, si au moins j’avais su plus tôt combien est fragile cette machine compliquée que nous appelons l’œil, comme j’aurais ménagé la mienne ! Si c’était à recommencer, ce n’est pas moi qui lirais à la flamme du foyer, ou qui tiendrais mon livre sous un rayon de soleil. Il est trop tard maintenant !... Pourquoi ne vous apprend-on pas cela au collège ?

— Cela vaudrait mieux que beaucoup d’autres choses moins utiles souvent, répondit M. Campbell, presque malgré lui.

— Jamais on n’en parle chez nous, continua Mac ; maman est prise par son ménage et papa par ses affaires ; ils n’ont pas le temps.

— Eh bien, lui dit le docteur, quand une chose quelconque vous embarrasse, venez me trouver. Je n’ai ni ménage ni affaires, et vous ne pouvez pas me faire de plus grand plaisir que de me consulter en toute occasion. N’est-ce pas là le rôle des célibataires et des vieux oncles en particulier ?

— Vous êtes le meilleur des oncles passés, présents et futurs, » s’écrièrent Rose et Mac en lui sautant au cou.