La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/09

Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 115-127).
CHAPITRE IX


le sacrifice de rose


Comme l’avait prédit le prince Charmant, les divertissements ne manquèrent pas dans l’île des Campbell. Du matin au soir, la journée du lendemain fut un long éclat de rire : il y eut d’abord un déjeuner mutinal suivi d’une partie de pêche, puis un bain général, pendant lequel la tribu des Homards se couvrit de gloire, et où elle se serait attardée indéfiniment sans la confection du chowder, qui réclamait leur présence.

Mme  Jessie et son petit Jamie restaient prudemment auprès du rivage ; mais l’oncle Alec était un nageur émérite s’il en fut jamais, les garçons rivalisaient de tours de force, et Rose apprit à faire la planche, non sans boire un peu plus d’eau de mer qu’elle ne l’eût souhaité.

La petite fille semblait prendre part à tous ces jeux avec une sorte d’avidité, comme si elle craignait de perdre la moindre parcelle de cette journée de bonheur. On eût dit qu’elle oubliait qu’elle avait encore devant elle un troisième jour semblable.

Il va sans dire que le chowder fabriqué par tant de cordons bleus fut exquis ; aussi en absorba-t-on une quantité fabuleuse, sans préjudice des viandes froides apportées par Mme Campbell, après quoi on déclara a l’unanimité qu’il ne serait pas mal vu de faire la sieste.

Chacun se retira soit sous les tentes, soit à l’ombre des grands arbres, et, pendant plus d’une heure, l’île, si bruyante auparavant, reprit son calme habituel. Ensuite on se remit à jouer avec plus d’ardeur que jamais. La grotte contenait des arcs et des carquois, des fleurets, des sabres rouillés et des fusils cassés, enfin tout ce qu’il fallait pour donner à Rose une représentation à laquelle elle assista blottie dans le creux d’un vieil arbre tapissé de mousse, avec Jamie à côté d’elle « pour lui expliquer les scènes, » ce qui, soit dit en passant, n’était pas inutile.

Les acteurs jouaient avec autant d’énergie que de naturel ; par moments c’était même effrayant. Ce ne fut pas sans frémir que Rose vit les indigènes de l’île d’Owhihée massacrer le capitaine Cook. Elle rit de tout son cœur en voyant représenter les aventures merveilleuses de Sindbad le marin. Elle regarda avec le plus vif intérêt les scènes pathétiques de la vie du capitaine Kidd ; ce célèbre chef de brigands cachait le fruit de ses rapines dans la casserole qui avait servi à faire cuire le chowder ; il se vengeait de deux traîtres qui l’avaient trahi en leur faisant mordre la poussière d’un seul coup de feu, et enfin il expiait ses nombreux crimes par un bannissement bien mérité sur une île déserte.

Le spectacle fut clos par un grand ballet exécuté par les naturels d’Otaïti. Aux hurlements que poussèrent ces derniers, les mouettes du voisinage s’envolèrent à tire-d’aile, et l’oncle Alec vint savoir ce qui se passait. Rose riait à se tordre, et elle avait si bien épuisé ses termes d’admiration, qu’elle ne trouvait plus de mots assez expressifs pour remercier ses cousins.

Un nouveau plongeon dans la mer, au moment où le soleil disparaissait à l’horizon, une partie de barres pour faire la réaction, un souper aussi animé que l’avait été le dîner, une soirée gaiement passée sur les rochers en vue du port, où, à la clarté de la lune, on distinguait les formes vagues des navires, et la seconde journée de campement se termina pour Rose comme un beau rêve.

Avant d’aller se coucher, elle s’approcha du chef du clan.

« Archie, lui dit-elle à voix basse, est-ce une illusion de ma part ? J’ai ouï dire que vous alliez demain au manoir pour chercher du lait et je ne sais plus quoi encore.

— Vous ne vous trompez pas, cousine, nous partirons de grand matin, Charlie et moi, afin d’être plus vite revenus.

— Laissez-moi aller avec vous, je vous en prie, s’écria Rose. Vous savez que l’oncle Alec m’a, pour ainsi dire, enlevée de force, et j’ai une affaire importante à arranger là-bas.

— Tant que vous voudrez, ma cousine, Charlie sera aussi charmé que moi de vous avoir pour compagne.

— C’est évident, fit Charlie.

— Eh bien, continua Rose, promettez-moi tous les deux de n’en souffler mot à personne.

— Comptez sur notre silence.

Bien sûr ? insista la petite fille d’un air solennel.

— Par la lune qui nous éclaire et par les étoiles qui brillent au firmament, nous le jurons ! dirent ensemble les deux cousins.

— Chut ! pas tant de bruit, fit Rose en s’éloignant.

— Quelle singulière petite créature ! s’écria Archie à demi-voix.

— C’est une bonne petite fille ; » répondit Charlie d’un ton protecteur.

Rose avait l’oreille fine, elle entendit ces deux réflexions.

« Ah ! c’est ainsi que vous me traitez, se dit-elle avec indignation. Une petite fille ! En vérité, à vous entendre on croirait que je sors de nourrice. Je vous prouverai demain que je ne suis plus une enfant ! »

Le lendemain, le lever de l’aurore fut salué par un coup de canon venant de la ville de Newport qui célébrait le 4 juillet, anniversaire de la déclaration de l’indépendance des États-Unis. Charlie riposta aussitôt en faisant partir un pétard, exactement à l’entrée de « la tente des dames. » Rose, éveillée en sursaut, s’habilla en dix minutes et vint rejoindre ses cousins déjà prêts à partir. Comme ceux-ci ne devaient faire qu’aller et revenir, l’oncle Alec ne fit aucune difficulté pour permettre à sa nièce de les accompagner.

Au départ, Rose envoya un dernier adieu à l’île et à ses habitants, d’un air plus grave que ne le comportait la circonstance. Elle avait mûri son projet ; dans sa pensée, c’était un adieu définitif qu’elle adressait à ce séjour enchanteur.

Lorsqu’elle aborda au manoir, elle courut à la recherche de Phœbé et lui ordonna péremptoirement de laisser là son ouvrage et de s’apprêter à aller dans l’île des Campbell, où l’on avait besoin d’elle.

Phœbé obéissait les yeux fermés à Mlle  Rose ; mais il n’en était pas de même de Charlie et d’Archie, et quand Rose leur dit :

« Partez sans moi. Vous viendrez me reprendre quand j’attacherai un mouchoir blanc à mon balcon. » Charlie s’écria :

« Pourquoi ne venez-vous pas tout de suite ?

— Je suis occupée. Voici pour l’oncle Alec une lettre qui lui expliquera tout.

— Nous vous attendrons aussi longtemps qu’il le faudra, » poursuivit Charlie.

Et Archie ajouta :

« Oncle Alec ne sera pas content.

— Faites ce que je vous dis de faire, mes enfants ; je suis sûre que l’oncle Alec m’approuvera, lui.

— Mais…

— Les petits garçons doivent obéir sans faire de questions, repartit Rose en se redressant avec tant de dignité que ses cousins en furent abasourdis. Pourquoi n’aurais-je pas des secrets ? Vous en avez bien !... » dit-elle comme dernier argument.

Archie se laissa convaincre.

« C’est sans doute une chose convenue avec l’oncle Alec, murmura-t-il. Cela le regarde… Partons puisqu’elle le veut… Phœbé, tenez-vous bien ! en avant, Charlie ! »

Grande fut la stupéfaction du camp des Campbell en voyant revenir Phœbé à la place de Rose. Tel était le contenu du billet adressé au docteur :


Mon cher oncle,

« Je vais prendre toute la journée la place de Phœbé, afin qu’elle voie les feux d’artifice à son aise. Qu’elle s’amuse sans souci de son ouvrage ; je m’en charge, dites-le lui bien. Elle voudra s’en aller, je parie ; gardez-la de force, et dites à mes cousins que je leur serai aussi reconnaissante de tout ce qu’ils feront pour Phœbé que de ce qu’ils auraient fait pour moi.

« Ne vous imaginez pas que ce soit pour mon agrément que je reste au Manoir. Au contraire, cela me coûte beaucoup ; mais je me trouverais trop égoïste d’être toujours en fêtes, tandis que Phœbé travaille sans s’arrêter du matin au soir, et je veux faire pour elle ce sacrifice-là. Ne vous y opposez pas, je vous prie, et ne vous moquez pas de moi.

« Mes amitiés à tout le monde, et pour vous, mon cher oncle, le meilleur baiser de


« Votre petite
« Rose. »

« Le bon petit cœur ! s’écria le docteur. Je suis très embarrassé, Jessie, que dois-je faire ? Elle se réjouissait tant de voir tirer les feux d’artifice que je m’étonne qu’elle ait eu le courage d’y renoncer, et qu’il m’en coûte à moi aussi de la priver de ce plaisir.

— Laissez-la libre, répondit tante Jessie. Il ne faut pas gâter son petit sacrifice. La meilleure manière de reconnaître cet acte d’abnégation, c’est de nous occuper de Phœbé et de lui faire passer le plus agréablement possible ce jour de congé, que la pauvre fille a, du reste, bien mérité.

— Vous avez peut-être raison, » dit l’oncle Alec. Si bien que, malgré les protestations de Phœbé qui prétendait qu’elle ne s’amuserait pas le moins du monde sans Mlle  Rose, malgré les mines allongées des sept cousins, le docteur résolut de ne pas intervenir.

« Rose n’aura jamais le courage d’aller jusqu’au bout, dit Charlîe, nous la reverrons avant deux heures. »

Chacun se rangea à cette opinion.

Des lunettes d’approche furent perpétuellement braquées sur la chambre de Rose. Phœbé, en particulier, ne quittait pas le télescope ; mais le temps s’écoulait, les heures se passaient, et aucun signal n’apparut au balcon, aucune barque ne ramena la fugitive petite reine au milieu de ses sujets consternés.

« J’avoue que je ne l’en aurais pas crue capable, dit l’oncle Alec à sa belle-sœur. C’est un grand sacrifice pour elle, et je le lui revaudrai, elle peut en être certaine. »

Mais les cousins appréciaient fort peu ce dévouement de Rose, qui leur semblait de la pure ingratitude à leur égard.

À vrai dire, cette dernière journée de campement fut loin d’être gaie pour personne.

Phœbé, désolée de priver sa petite maîtresse d’un plaisir pareil, n’avait pas son entrain ordinaire ; elle ne songeait qu’à détacher l’une des barques et à s’échapper, et il fallait constamment veiller sur elle pour l’empêcher de mettre son idée à exécution. Enfin, en l’absence de Rose, tous les jeux languissaient d’une façon étonnante, lorsqu’on réfléchit que, trois mois auparavant, les sept cousins n’éprouvaient nullement le besoin d’avoir « une petite fille. »

« En tout cas, s’écria Archie pendant le dîner, Rose ne pourra pas ne pas voir nos feux d’artifice.

— Qui sait ! dit Charlie, elle est dans le cas de se mettre dans la tête que c’est son devoir de s’enfermer dans un cabinet noir pour ne rien voir du tout.

— Qu’elle le veuille ou non, ajouta Stève, elle manquera le feu d’artifice que papa doit tirer sur la colline et qui sera invisible du manoir.

— Tout cela sera peut-être bien beau, murmura Phœbé, mais pour moi rien ne compensera l’absence de Mlle  Rose.

— Patience ! interrompit l’oncle Alec, tout n’est pas encore dit. Tant que la nuit ne sera pas venue, je ne désespère pas ; mais si elle résiste à la première fusée, je lui décerne un brevet d’héroïsme. »

Pendant ce temps, la bonne petite Rose, qui avait pris sa tâche au sérieux, s’évertuait à faire l’ouvrage de Phœbé, et ce n’était pas sans peine, car la vieille Debby grommelait à tout propos, et les grand’tantes, désolées de voir Rose perdre une partie de plaisir que son oncle avait organisée à son intention, ne cessaient de la tourmenter pour la faire renoncer à cet « absurde projet. »

Il fallait du courage pour résister à la tentation de retourner dans cette île joyeuse ; il en avait fallu plus encore le matin pour la quitter et venir s’enfermer dans une sombre maison, quand toute la ville était pavoisée en l’honneur du 4 juillet. Quel contraste entre ce monde extérieur si gai, si bruyant et si enthousiaste, et la cuisine si triste et si noire !

En vain la petite fille s’efforçait de penser à autre chose ; des coups de canon, des chants, des cris et des bruits de fête la ramenaient incessamment au sentiment de la réalité. Un seul mot eût suffi pour lui donner sa part légitime de cette joie générale ; mais ce mot, elle ne voulait pas le prononcer.

La remplaçante de Phœbé vit son service terminé vers huit heures du soir. C’est alors qu’elle dut faire appel à toute sa force d’âme ! Tante Patience s’était assoupie, tante Prudence recevait quelques visiteuses, et Debby, tranquillement assise sur le pas de la porte, causait avec une voisine. Rose se trouva toute désorientée : elle monta dans sa chambre, elle s’accouda sur son balcon et regarda la ville s’illuminer fenêtre par fenêtre.

Des orchestres faisaient entendre des airs variés, et des bateaux ornés de lanternes vénitiennes sillonnaient la baie comme une traînée de lumière. Une première chandelle romaine s’éleva au milieu de l’Océan, dans la direction de l’île des Campbell. C’était le signal des feux d’artifice. On y répondit de tous les côtés, et ce fut un feu roulant de détonations. Les « Soleils », les feux de Bengale et les « Étoiles » se succédaient sans interruption. Ah ! qu’on devait s’amuser dans l’île ! Alors, il faut l’avouer, quelques larmes brûlantes arrosèrent les liserons endormis, et une petite tête blonde, penchée sur les capucines, leur confia ses pensées en soupirant.

« Au moins me regrettent-ils un peu là-bas ? »

Mais ce ne fut que l’éclair d’un moment. Rose releva la tête, essuya ses larmes, et, s’absorbant dans le bonheur qu’elle avait procuré à sa petite amie, elle s’écria tout haut :

« Comme Phœbé doit s’amuser ! Je suis sûre qu’elle n’en peut croire ses yeux ! Ah ! j’ai eu raison de l’envoyer dans l’île, et ce serait à recommencer que je le ferais encore.

— Rose ! interrompit une voix masculine, celle de l’oncle Mac, père de son cousin Mac, qu’elle supposait occupé en ce moment à montrer à son petit ami Fun-See les illuminations de la ville.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Rose.

— Vite, vite, lui dit son oncle, jetez quelque chose sur vos épaules et accourez. Je venais chercher Phœbé pour lui faire voir mes feux d’artifice, mais il paraît qu’elle n’est pas là. C’est vous que je trouve, tant pis pour vous, je vous emmène à sa place.

— Mais, commença Rose, qui tenait à se sacrifier jusqu’au bout, si Debby...

— Je sais, je sais, dit l’oncle Mac, personne n’a besoin de vous maintenant, et vous me contrarieriez réellement en me refusant. »

Rose se laissa convaincre.

« Fun-See sera charmé de renouer connaissance avec vous, dit M. Campbell en traversant le jardin au pas de course.

— Comment ! Fun-See est là aussi ? s’écria Rose.

— Oui, je l’ai pris en passant et je l’ai laissé très occupé à allumer les dernières lanternes de la barque. Vous trouverez qu’il a fait des progrès depuis notre dernière entrevue. »

En effet, Fun-See exprima à la petite fille tout le plaisir qu’il avait à la revoir, dans un langage mi-anglais, mi-chinois, qui la fit rire aux éclats.

Somme toute, Rose n’avait perdu que quelques fusées, et ce fut pour elle, pendant une demi-heure, un enchantement perpétuel.

Tout à coup, neuf heures sonnèrent à toutes les horloges de la ville. Les habitants de l’île avaient sans doute épuisé leurs munitions, car ils laissèrent sans réponse un magnifique feu de Bengale vert qui, pendant plusieurs minutes, avait donné un aspect fantastique à la colline des Tantes.

« Voilà la fin ! s’écria Rose, en s’enveloppant dans son châle.

— Y aurait-il quelque anicroche ? » murmura M. Mac Campbell, visiblement désappointé.

Mais une étincelle brilla dans le lointain.

« Regardez du côté de l’île, regardez vite, Rose, fit l’oncle Mac... Eh bien, qu’en pensez-vous ? »

L’étincelle grandit et devint un vase doré ; puis des feuilles vertes apparurent au-dessus du vase, et une fleur rouge se dessina dans la nuit.

« Oh ! que c’est joli ! s’écria la petite fille. C’est une rose, n’est-ce pas ?

— Oui, mais voyez au-dessous. Qu’y a-t-il ? »

C’étaient des branches très découpées, terminées par une sorte de boule d’un rouge brun.

« Ah ! j’y suis, dit Rose en battant des mains, ce sont les chardons d’Écosse, et il y en a sept, un pour chaque garçon... Oh ! la jolie idée !...

— Oui, mais la rose de feu est pour fêter la venue de notre petite Rose, à nous, ajouta l’oncle Mac, presque aussi heureux qu’elle. C’est mon fils Mac qui en a eu l’idée.

— Voilà que c’est fini ! Quel dommage ! » s’écria Rose.

Le vase, les chardons, la fleur, son homonyme, tout avait disparu dans la nuit.

La barque se trouvait alors si rapprochée de l’île des Campbell que l’odeur de la poudre arrivait jusqu’à ceux qui la montaient, et qu’ils pouvaient distinguer dans l’obscurité des formes noires s’agitant sur le rivage.

« Faut-il vous déposer là, ou vous ramener au manoir ? » demanda l’oncle.

Rose n’hésita pas une seconde :

« Retournons au manoir, répondit-elle vivement, malgré

un léger serrement de cœur. Votre « bouquet » et ma
« rose » étaient superbes et je vous remercie de tout mon

cœur d’être venu me chercher. Je suis sûre que j’en rêverai, » ajouta-t-elle avec un sourire.

Et elle s’endormit, un peu plus tard, se disant :

« C'était plus difficile que je ne croyais, mais je ne regrette rien et je ne désire pas d'autre récompense que le plaisir que j'ai donné à Phœbé ! »