La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/10

Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 129-140).
CHAPITRE X


pauvre mac


Si Rose avait fait son petit sacrifice dans le but de recevoir des compliments, elle eût été fort désappointée ; ses oncles et ses tantes ne lui en dirent pas un traître mot. Cela ne les empêchait pas, au fond, de lui en savoir très bon gré et de le lui montrer en plus d’une occasion, mais ses cousins ne se gênaient pas pour lui exprimer hautement leur désapprobation. Elle entendit un jour Archie dire en levant les épaules d’un air de pitié, que c’était du pur Don Quichottisme ; Stève déclara que cela n’avait pas le sens commun, et Charlie blessa encore plus profondénient la malheureuse héroïne en disant d’elle qu’elle était bien la petite fille la plus toquée qu’il eût jamais vue.

Pareille chose n’est pas rare en ce monde ; nos meilleures actions sont souvent les plus mal interprétées. Or, il est toujours pénible d’être jugé de travers. Sans vouloir prendre la trompette de la renommée pour annoncer à tout l’univers ce que nous avons pu faire de bien, nous n’en désirons pas moins que tous ceux qui nous sont chers nous apprécient à notre juste valeur. Rose s’était flattée de conquérir d’un seul coup le respect de ses cousins. Quelle humiliation de n’être toujours pour eux qu’un être sans conséquence, « une petite fille un peu folle ! » Le dévouement sans bornes de Phœbé ne suffisait même pas à la contenter.

Un jour vint pourtant, où, sans la moindre préméditation, Rose obtint tout à fait l’estime, le respect, et, ce qui vaut mieux encore, la reconnaissance de ses cousins, comme elle avait déjà leur affection.

Durant la première quinzaine de juillet, le cousin Mac, toujours distrait, ayant oublié son chapeau un jour de chaleur, attrapa une insolation qui dégénéra en fièvre cérébrale, au grand émoi de son père et de toute la famille. Il fut en danger pendant plusieurs jours ; mais sa jeunesse triompha de la maladie, et chacun se réjouissait déjà de le voir en convalescence, lorsque tout à coup, l’inflammation se porta aux yeux.

Le pauvre Mac était myope au dernier degré, et il avait tant et tant abusé de sa vue en travaillant le matin avant le jour et le soir à la lumière, que ses yeux fatigués étaient plus sensibles que d’autres. On consulta un célèbre oculiste, dont l’arrêt fut si peu rassurant, que personne n’eut le courage de le répéter au malade. En effet, comment oser lui dire qu’on craignait qu’il ne devînt aveugle, lorsque son occupation favorite, son plus grand bonheur étaient de lire ! Le docteur le soumît à un régime sévère et lui ordonna de vivre dans une chambre obscure et de passer ses journées dans une inaction complète. Le pauvre garçon trouvait cela bien dur ; mais il tâchait de se résigner de bonne grâce, et il se berçait de l’espoir qu’un repos de quelques semaines réparerait l’abus qu’il avait fait de ses yeux pendant bien des années. Et quel supplice pour cet enragé liseur que de ne plus pouvoir ouvrir un livre ! Au commencement, chacun des enfants s’offrit de grand cœur à lui faire la lecture, et on se disputa d’abord cet honneur ; mais, les jours s’écoulant sans amener d’amélioration dans l’état de Mac, le beau zèle se ralentit peu à peu et cessa bientôt tout à fait.

On était alors en vacances ; ces garçons forts, actifs et turbulents, exubérants de vie et de jeunesse, avaient un besoin incessant de mouvement, et on ne pouvait guère les blâmer de délaisser quelque peu cette chambre de malade, car il faut être juste, jamais ils n’auraient fait la moindre partie de plaisir sans avoir, au préalable, serré la main de Mac, et tous les soirs ils lui rendaient visite. Ah ! que les journées semblaient longues au pauvre Mac ! Ses parents faisaient bien tout leur possible pour lui ; mais son père était pris par ses affaires, et sa mère avait une voix si faible et par suite si monotone, que Mac s’en lassait bien vite. L’oncle Alec n’était pas toujours libre. Tante Myra avait assez à faire de se soigner ; tante Prudence ne sortait guère de chez elle, et les autres tantes étaient absorbées par les soins de leur ménage. Toutes ces dames envoyaient à leur neveu force friandises ; mais elles lui tenaient rarement compagnie, et, sans Rose, je ne sais ce que serait devenu ce malheureux « mangeur de livres. »

Rose avait une voix douce et harmonieuse, une méthode parfaite ; sa patience semblait inépuisable, son temps sans valeur et son dévouement sans bornes. Quand tous ses cousins abandonnèrent Mac, elle resta fidèlement à son poste ; assise près de la fenêtre, dont les volets fermés laissaient échapper un faible rayon de soleil par une ouverture pratiquée à dessein, elle lisait pendant des heures entières les livres les plus ardus. Mac l’écoutait, couché sur une chaise longue ; comme tous les malades, il se montrait souvent irritable, susceptible, quelquefois même exigeant ; tout lui déplaisait, et Rose comprenait mal le sens des traités scientifiques qu’il aimait ; si elle écorchait quelque mot difficile, il se fâchait tout rouge, et alors ces lectures « arides » étaient littéralement arrosées par les larmes qui coulaient silencieusement le long des joues de la petite fille, à l’insu de son irascible malade. D’autres jours, et c’était là le plus pénible, le pauvre garçon se livrait à des accès de désespoir que sa jeune garde-malade avait grand’peine à apaiser.

Mac parlait peu ; il ne remerciait pas sa cousine en paroles ; mais sa reconnaissance s’affirmait par des actes, et elle voyait bien qu’il préférait ses services à tous autres. Le moindre retard de sa part l’inquiétait, sa figure rayonnait lorsqu’elle arrivait, s’assombrissait à son départ, et, aussitôt qu’elle n’était plus là, il reprenait son air malheureux. Rose était une garde-malade modèle ; elle marchait sans faire plus de bruit qu’une souris, elle devinait les désirs de Mac et lui évitait la peine de demander quelque chose.

« Sans Rose, je ne sais pas ce que Mac deviendrait, répétait sans cesse tante Juliette.

— C’est qu’à elle toute seule elle vaut tous les autres, » disait Mac du fond du cœur.

Rose ne demandait pas d’autre récompense ; cela suffisait pour lui donner un nouveau courage et pour l’empêcher de sentir la fatigue du devoir qu’elle s’imposait volontairement.

Que de choses elle apprit ainsi sans s’en douter ! Jusque-là, elle n’avait lu que des livres amusants. Or, Mac professait un profond mépris pour les nouvelles et les romans, sans en excepter même ceux de Cooper. À défaut des livres grecs et latins que la petite fille ne pouvait lire malgré son bon vouloir, il n’admettait que des voyages, des biographies et en général des livres « sérieux. » Rose lui obéit d’abord par pure condescendance, puis elle y prit goût et en arriva à trouver que les aventures de Livingstone et la vie des illustres Watt, Fulton ou Bernard Palissy, sont souvent aussi intéressantes que la plupart des histoires inventées à plaisir. Rose était disposée à la rêverie et à l’exaltation ; ces nouvelles lectures mirent un peu de plomb dans sa petite cervelle, et il en advint qu’en faisant du bien à son cousin, elle s’en fit à elle-même. Là ne fut pas le seul résultat de ses longues semaines d’épreuves : jamais Mac n’oublia la conduite de Rose à son égard, et ce fut pour lui le germe d’une affection qui devait durer toute sa vie.

Un jour, un beau jour où le soleil semblait vouloir à toute force pénétrer dans l’intérieur des maisons pour inviter les habitants à sortir, afin de mieux jouir de ses rayons, Rose repoussa toute idée de promenade et vint s’installer à sa place accoutumée. Elle ouvrit un gros in-folio, intitulé : « Histoire de la Révolution française » et frissonna en songeant aux nombreux noms étrangers qu’elle allait estropier.

« Quel jour est-ce, aujourd’hui ? lui dit son compagnon.

— Jeudi.

— Et quelle date ?

— Le 7 août.

— Ainsi s’écria Mac, voici près de la moitié des vacances passées, et c’est à peine si j’en ai joui huit jours !…

— Les vacances ne sont pas encore finies, dit Rose, vous prendrez peut-être votre revanche plus tard.

Peut-être ? répéta Mac indigné. Comme vous y allez, vous ! Il est bien certain que je ne resterai pas enterré vivant jusqu’à la fin du mois. Est-ce que, par hasard, ce féroce médecin aurait dit le contraire ?

— Le docteur a dit que vous auriez la sagesse d’attendre tout le temps nécessaire, répondit évasivement la petite fille. Ce livre paraît intéressant. Voulez-vous que je commence ?

— Intéressant ou non, c’est tout un pour moi, » murmura Mac en se jetant sur sa chaise longue.

Rose s’imagina qu’elle lisait mieux qu’elle ne l’avait espéré, car son cousin ne lui fit pas la plus petite observation pendant tout un long chapitre. Erreur profonde : au beau milieu d’une grande phrase, Mac se releva brusquement.

« Arrêtez ! dit-il. Je n’entends pas un traître mot de ce que vous dites. On me cache quelque chose, je veux savoir quoi ! »

Rose soupira tout bas. À sa dernière visite, l’oculiste avait déclaré que Mac deviendrait aveugle s’il s’écartait de son régime. Personne ne pouvait se résoudre à annoncer au pauvre malade cette cruelle vérité ; son père et sa mère n’avaient pas le courage de lui faire cette révélation. Comptaient-ils pour cela sur Rose ?

« écoutez-moi bien, continua Mac, je ne veux pas de faux-fuyants. Dites-moi la vérité, toute la vérité; il le faut.

— Mais...

— Point de mais. Si vous ne répondez pas immédiatement, j’enlève mon bandeau. Êtes-vous décidée ?

— Oui, oui, dit la fillette épouvantée, je vous dirai tout ce que je sais.

— Eh bien, je suis sûr que le médecin m’a trouvé plus malade avant-hier. Est-ce vrai ?

— Oui, répondit Rose, d’une voix à peine distincte.

— Pense-t-il que je pourrai retourner en classe à la rentrée ?

— Non, dit Rose encore plus bas.

— Ah ! » fit Mac en palissant.

Puis, surmontant son désappointement, il demanda, non sans courage :

« Quand pourrai-je reprendre mes études ? »

Combien il était difficile de répondre à une pareille question ! Rose tremblait comme la feuille.

« Quand ? répéta Mac d’une voix brusque et pleine d’émotion.

— Pas avant longtemps.

— Mais encore ?

— Pas avant plusieurs mois, un an, peut-être.

— Un an ! Et moi qui comptais entrer l’année prochaine à l’Université !

— Vous avez bien le temps, dit Rose, les larmes aux yeux.

— J’en ai assez d’être en prison jour et nuit, s’écria Mac en donnant un grand coup de poing au coussin brodé qui lui servait d’oreiller. Les médecins ne savent pas ce qu’ils disent ; je ne veux plus leur obéir ! et je veux sortir d’ici ! »

Et d’un brusque mouvement, Mac enleva son bandeau et courut vers la fenêtre. Le pâle rayon de lumière qu’il aperçut était encore trop fort pour ses pauvres yeux. Il recula instinctivement et se laissa tomber sur le sofa en se cachant la figure dans les deux mains.

« Mac, lui dit Rose, d’une voix émue, avec une intonation presque maternelle — comme son cœur battait cependant ! — mon cher Mac écoutez-moi : tout cela est bien dur, bien triste, et vos amis en souffrent autant que vous ; mais c’est un peu votre faute ; rappelez-vous combien de nuits vous avez passées à lire, combien souvent vous avez abusé de votre vue ! Et maintenant que cela vous serve de leçon ! Il ne s’agit pas de recommencer de nouvelles imprudences : obéissez scrupuleusement au docteur Smith, si vous ne voulez pas… »

Rose s’arrêta, incapable de continuer.

« Si je ne veux pas quoi ? demanda son cousin.

— Si vous ne voulez pas… devenir aveugle !

— Le docteur n’a pas pu dire cela, s’écria Mac ; c’est pour m’obliger à me soigner.

— Hélas ! je le voudrais, fit Rose, mais ce n’est que trop vrai. Oh ! mon pauvre Mac, ajouta-t-elle en pleurant, je sais combien cette crainte est épouvantable, mais vous ne pouvez l’ignorer. Et puis, ne l’oubliez pas, cet affreux malheur n’arrivera que si vous n’êtes pas raisonnable ; autrement, le docteur répond de vous. C’est une grande épreuve, mais nous vous aiderons tous à la supporter, moi la première. »

Elle se tut, car il était évident que Mac ne l’écoutait pas. Ce terrible mot d’aveugle l’avait anéanti. Il semblait changé en statue, et Rose, terrifiée, désolée, brûlant d’envie de consoler son cousin, mais ne sachant comment s’y prendre, n’osait bouger de sa place. Tout à coup elle entendit un sanglot étouffé... Mac pleurait ; c’était bien naturel, mais ses yeux malades allaient s’enflammer davantage.

Jetant au loin l’Histoire de la Révolution française, Rose alla s’agenouiller auprès de la chaise longue ; elle prit les deux mains de Mac dans les siennes, et, pleurant plus fort que lui, s’écria tendrement :

« Je vous en supplie, Mac, mon cher Mac, ne pleurez plus ; vous me faites et vous vous faites mal !... Ne restez pas ainsi appuyé sur ce coussin ; laissez-moi baigner votre front ; il est brûlant, cela vous soulagera un peu !… Ah ! je comprends votre désespoir, mais calmez-vous, je vous en conjure ! »

Elle le souleva de force et écarta son bandeau humide de larmes. Pauvre garçon ! être aveugle, quelle perspective !… En sa qualité d’homme fort, quoique touché au fond de la sympathie de sa cousine, il ne l’en remercia aucunement ; son amour-propre souffrait de ce qu’elle l’avait vu pleurer. Il essaya de plaisanter :

« Les yeux malades sont toujours larmoyants, dit-il, en avançant le bras pour essuyer avec la manche de sa veste les traces par trop visibles de son émotion.

— Non, non, s’écria Rose éperdue, frotter vos yeux contre du drap, y pensez-vous ? Étendez-vous tranquillement et attendez-moi. Je reviens à l’instant. »

Mac obéit docilement aux ordres de sa garde-malade, qui reparut presque aussitôt avec un petit linge de fine batiste et de l’eau fraîche, parfumée de lavande.

« Mes yeux me brûlent terriblement, dit Mac, pendant que sa cousine les lui bassinait. Vous ne direz à personne que j’ai fait l’enfant comme cela, n’est-ce pas ?

— Pour qui me prenez-vous ? fit Rose en se redressant, je n’ai pas l’habitude de rapporter.

— Suis-je assez bébète ! continua Mac.

— Tout le monde en aurait fait autant à votre place, s’écria Rose. Je trouve, au contraire, que vous avez beaucoup de courage, et je suis sûre que, si vous avez autant de patience, vous serez bien plus vite guéri que le docteur ne le pense. D’ailleurs, pourquoi vous affliger tant de ce

que vous ne pourrez pas étudier ? Nous vous trouverons
toutes sortes d’occupations agréables, et, en mettant des

lunettes bleues, vous pourrez sortir, faire de la musique. Vous verrez que vous ne vous ennuierez pas. »

Mac parut écouter avec intérêt tout ce que lui suggérait le bon petit cœur de Rose.

« Homère et Milton étaient aveugles, » dit-il à demi-voix.

Rose abonda aussitôt dans son sujet.

« J’ai vu un magnifique tableau représentant Milton dictant à ses filles le Paradis perdu, s’écria-t-elle ; si vous vouliez écrire un poème, je vous servirais de secrétaire.

— Si on avait la bonté de me lire mes leçons alinéa par alinéa jusqu’à ce que je les aie retenues, continua Mac, je ne perdrais pas complètement mon temps.

— Vous pouvez compter sur moi, s’empressa de dire sa cousine ; dès que le docteur vous le permettra, je me mettrai à votre disposition.

— Je lui demanderai à sa prochaine visite de m’apprendre au juste ce qu’il en est, dit Mac, d’un ton décidé. Dieu ! quelle folie d’avoir tant abusé de ma vue !... Je me rappelle avoir tellement lu que les caractères des livres dansaient devant mes yeux, lorsque je me décidais à m’arrêter ; et, maintenant que je ne lis plus, c’est la même chose, je vois des points lumineux qui tourbillonnent, dans la nuit. Est-ce que les aveugles sont de même ?

— Ne vous tourmentez pas ainsi. Reprenons plutôt notre lecture, cela vous fera oublier un moment…

Oublier ? fit Mac avec un accent d’ironie amère. Je ne puis pas oublier ; je n’oublierai jamais !... Laissez-moi. Ne me lisez rien... J’ai mal à la tête, j’ai chaud !... Ah ! qu’il ferait donc bon dans « l’Albatros ! »

Le pauvre Mac avait la fièvre ; il se tournait sur son canapé comme s’il eût été sur un fagot d’épines, et il poussait des soupirs à fendre l’âme. Rose s’empara d’un éventail et se mit à l’éventer doucement en lui disant :

« La journée serait moins longue si vous tâchiez de dormir un peu ; voulez-vous que je vous chante une berceuse ?

— Votre remède pourrait bien réussir, répondit Mac, car je n’ai guère dormi cette nuit ; mais auparavant, cousine, écoutez-moi. Je vous charge de dire à tout le monde que je sais tout, et que je veux qu’on me laisse tranquille et qu’on ne me parle de rien. Vous avez compris ?

— Oui.

— Eh bien, maintenant, chantez tout ce qu’il vous plaira, et puissiez-vous m’endormir pour une année entière et ne me réveiller que lorsque je serai guéri !

— Je le voudrais de tout mon cœur ! » s’écria Rose avec tant de ferveur que son cousin oublia son rôle d’homme fort et qu’il lui serra la main à la briser, en ajoutant :

« Vous êtes la meilleure des gardes-malades. Grâce à vous, Rosette, j’aurai de la patience. »

Moins d’un quart d’heure après, la vieille ballade de Rose avait envoyé son malade oublier ses peines dans le pays des songes.