La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/08

Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 99-113).
CHAPITRE VIII


le secret de phœbé


Le docteur Alec, trouvant que les soins du ménage sont pour les jeunes filles une très bonne gymnastique, avait chargé Phœbé, dont l’éducation comme petite femme de ménage était complète, d’apprendre à Rose à tenir sa chambre en ordre.

Les deux enfants faisaient ensemble le petit lit de Rose, et balayaient et époussetaient de compagnie sa jolie chambre. Je laisse à penser si leur conversation languissait pendant qu’elles retournaient les matelas et se servaient à tour de rôle du balai, du plumeau et du torchon.

Un matin, Rose demanda à sa compagne :

« À quoi pensez-vous donc, Phœbé, que vous riez comme cela toute seule ?

— Je pense à un joli petit secret qu’on m’a défendu de vous dire.

— Puisque c’est un secret, je ne vous demanderai pas de me le dire, mais croyez-vous que je le saurai un jour ?

— Oui.

— Cela me fera-t-il plaisir ?

— Je crois bien.

— Sera-ce bientôt ?

— Cette semaine.

— Oh ! je sais ce que c’est : mes cousins doivent tirer un feu d’artifice pour le 4 juillet, et ils me réservent une surprise. Est-ce cela ?

— Je ne puis répondre ni oui ni non, puisque j’ai promis de me taire.

— Cela ne fait rien, je saurai attendre. Un mot seulement : l’oncle Alec en est-il ?

— Certainement, il n’y a pas de bonne partie sans son concours.

— Alors ce sera charmant. »

Rose alla secouer ses tapis sur son balcon. Après les avoir vigoureusement battus, elle les étendit sur la balustrade et s’accorda quelques minutes de repos, pendant lesquelles elle regarda ses fleurs. Le mois de juin avait opéré des merveilles dans les caisses vertes et les grands pots de faïence bleue, où la petite fille avait semé des graines et mis des boutures. Des capucines et des volubilis enroulés autour des barreaux montraient d’innombrables boutons prêts à fleurir ; des cobéas s’élançaient vers l’étage supérieur, et le chèvrefeuille et la glycine, qui garnissaient les fenêtres du rez-de-chaussée, s’allongeaient pour venir souhaiter le bonjour à leur jolie voisine.

Au loin, la baie étincelait sous les rayons du soleil comme de l’or en fusion ; des mouettes aux ailes blanches voltigeaient au-dessus de l’Océan parsemé de navires, qui, avec leurs voiles déployées, semblaient eux-mêmes de gigantesques oiseaux de mer. Une brise légère agitait les feuilles du grand marronnier en fleur, et des myriades de papillons et d’insectes tourbillonnaient autour des plates-bandes fleuries.

« Oh ! Phœbé, quelle splendide journée ! s’écria Rose. Je voudrais que votre beau secret fût pour aujourd’hui. J’ai une envie folle d’avoir « du bon temps. » Êtes-vous quelquefois comme cela ?

— Très souvent, mais cela ne m’empêche pas de faire mon ouvrage en attendant. Là ! j’ai fini de balayer ! Quand la poussière sera tombée, vous pourrez essuyer les meubles. Moi, je vais balayer l’escalier. »

Phœbé prit la pelle et le balai et partit en chantant.

Rose, restée seule, se prit à considérer combien de bon temps elle avait déjà eu depuis l’arrivée de son tuteur. Il avait changé sa vie ; ses journées se partageaient entre le jardinage, les leçons de natation, les promenades à pied ou en voiture, et de bonnes heures de causerie et d’étude. Au milieu de tant d’occupations agréables, que devenait son vieil ennemi, l’ennui ? Il était loin, et elle ne le redoutait plus ; elle travaillait et s’amusait du matin jusqu’au soir, dormait tranquillement sa nuit entière et se sentait heureuse et chérie autant que possible. Ah ! qu’il faisait donc bon vivre dans cette chambre ensoleillée où le docteur l’avait mise ! Aussi comme Rose justifiait son nom ! Sans être encore aussi robuste que Phœbé, elle n’avait plus l’apparence chétive d’autrefois ; ses yeux brillaient de santé, et sa ceinture de soie bleue n’était plus trop large. Personne ne lui parlait jamais de sa constitution délicate, elle ne songeait pas à s’en inquiéter, et elle ne prenait que les trois grands remèdes de l’oncle Alec ; l’eau, l’air et l’exercice.

Tante Prudence disait à qui voulait l’entendre que les pilules du docteur avaient guéri Rose ; mais, comme la petite fille n’avait jamais pris que l’unique boîte de pilules que nous avons vu préparer par son oncle, nous savons à quoi nous en tenir à ce sujet.

Une pivoine, lancée par une main invisible, vint tomber toute fraîche de rosée aux pieds de Rose.

« À quoi songe ma petite reine dans son jardin suspendu ? demanda la voix de l’oncle Alec.

— À ce que je pourrais faire d’extraordinaire aujourd’hui, répondit Rose. Ce beau temps me donne des impatiences dans les jambes.

— Voulez-vous venir faire un tour dans l’île des Campbell ? répondit le docteur. Je comptais vous y mener cette après-midi ; cela ne fera qu’avancer mes projets de quelques heures.

— Je veux bien, je veux bien ! s’écria Rose. Je serai prête dans un quart d’heure, le temps de bâcler ma chambre, car Phœbé a trop d’ouvrage pour que je la lui laisse à finir. »

Elle saisit les tapis et disparut dans les profondeurs de la chambre, tandis que l’oncle Alec s’éloignait en se disant :

« Tant pis si cela dérange les projets des garçons ! Je n’ai pas le courage de lui refuser ce plaisir au moment même où elle en a envie. »

Jamais appartement ne fut plus vite remis en ordre ! Les chaises et les tables semblaient secouées par un coup de vent, et les objets fragiles couraient grand risque d’être brisés. Cependant, Rose ne fit aucun malheur, et, changeant vivement de toilette, elle se rendit au débarcadère, où l’oncle Alec l’attendait en rangeant au fond de la Belle-Rose un gros panier de provisions.

« Oh ! que de vivres ! s’écria-t-elle. Avez-vous donc l’intention de dîner là-bas ?

— Certainement.

— Mais nous ne mangerons jamais tout cela !

— Nous en laisserons aux habitants de l’île.

— Aux oiseaux ? Ils auront de quoi se nourrir pendant un mois ! Tiens, Phœbé, qu’est-ce que vous apportez là ? ajouta Rose en voyant arriver Phœbé avec un paquet assez volumineux entouré d’un waterproof.

— C’est pour vous couvrir dans le cas où nous reviendrions tard, dit son oncle.

— Nous aurions eu assez avec la couverture ordinaire. Le bateau va être trop chargé !...

— N’ayez pas peur, Rosette, dit le docteur, cela nous servira de lest. Phœbé, n’oubliez pas de porter chez Mme  Jessie le petit mot que je vous ai remis pour elle.

— Soyez tranquille, monsieur, j’y cours à l’instant. Bonne promenade, mademoiselle Rose, amusez-vous bien.

— Merci, Phœbé.

— Rose, demanda le docteur, avez-vous déjà visité un phare ?

— Non, mon oncle.

— Alors nous allons commencer par là. »

La visite dura longtemps, plus peut-être qu’elle n’eût duré un autre jour ; mais c’était si curieux que Rose ne trouva pas le temps long. Elle ne songea même pas à s’étonner de ce que son oncle se servait si fréquemment de son télescope, qu’il promenait alternativement sur le rivage et sur la pleine mer.

Il était midi passé lorsque les voyageurs débarquèrent dans l’Île des Campbell. Rose mourait de faim. Assise sur l’herbe au pied d’un grand et gros pommier, elle mordait dans les sandwiches avec un appétit qui ravissait le docteur.

« Qu’il fait bon ici ! s’écria-t-elle. Il n’y manque que mes cousins ! Ah ! mais j’y pense, c’est aujourd’hui, 2 juillet, que commencent leurs vacances. Quel dommage que nous ne leur ayons pas dit de venir avec nous !

— Il est trop tard, répondit son oncle sans s’émouvoir, ce sera pour la prochaine fois. »

Le repas continua tranquillement.

« C’est singulier, fit Rose tout à coup, on dirait une odeur de friture ! Sentez-vous, mon oncle ?

— Oui, vraiment. Qui donc se permet de venir pêcher dans notre île et d’y manger notre poisson à notre nez ? Personne n’a le droit d’aborder ici sans notre permission.

Allons châtier ces intrus. »

Le docteur prit à sa main le panier de provisions, mit sous son bras le paquet apporté par Phœbé et s’avança d’un pas délibéré vers l’endroit d’où s’échappait cette odeur de friture.

Rose le suivit, à demi cachée par son grand parasol, en s’écriant :

« On dirait tout à fait Robinson Crusoé et son fidèle compagnon Vendredi, allant à la recherche des sauvages qui avaient relâché dans leur île.

— Voici les sauvages en question » répondit l’oncle Alec, ou du moins voici leur lieu de campement. Ils sont nombreux, car je vois deux tentes et deux bateaux.

— Je les voudrais encore plus nombreux, dit Rose, qu’ont-ils fait de leurs prisonniers ?

— Ils les ont mangés, dit le docteur en montrant d’un geste tragique des débris de poisson épars sur la grève.

— Et ils y ont ajouté des homards ; voyez toutes ces carapaces en un seul tas. Leurs prisonniers étaient donc bien maigres ? Mais eux-mêmes, où sont-ils donc ?

— Sous leurs tentes.

— Alors, marchez avec précaution. Rappelez-vous la prudence de Robinson et la terreur de Vendredi.

— Non, je suis plus brave que Robinson ; j’attaquerai ces misérables à visage découvert. S’ils me tuent, prenez vos jambes à votre cou et réfugiez-vous dans notre bateau. »

Tout en parlant, le docteur s’approcha de l’une des tentes et lança brusquement son paquet dans l’intérieur en criant d’une voix de stentor :

« Rendez-vous, pirates, rendez-vous ! »

Les sauvages poussèrent des hurlements féroces et ripostèrent par une décharge de pommes de terre et d’os de poulet. Après quoi ils sortirent en masse. C’étaient les sept cousins de Rose ; Jamie même y était, et tous criaient :

« Vous êtes venus trop tôt ! c’est très mal ! Nous ne sommes pas prêts !… Vous avez gâté notre surprise !… Où est Rose ? »

Cette dernière, pleurant à force de rire, s’était affaissée sur le tas de costumes de bain en flanelle rouge, qu’elle avait pris de loin pour des carapaces de homards.

« S’il est permis de me jouer des tours pareils ! s’écria-t-elle. Ah ! les vilains garçons ! Toujours ils m’attrapent et toujours je me laisse prendre, parce que je ne suis pas encore habituée à eux ! L’oncle Alec est pire que les autres. Il jouait son rôle au naturel. Ce n’est pas étonnant que je l’aie cru !...

— Il était convenu que vous viendriez cette après-midi seulement, dit Archie. Petite mère aurait été là pour vous recevoir, tandis que maintenant rien n’est prêt. Tant pis pour vous !

— J’ai averti votre mère en partant, répondit l’oncle Alec. Rose avait senti quelque chose dans l’air, comme dit Debby, et elle ne pouvait pas tenir en place ce matin ; mais, si votre odeur de friture ne vous avait pas trahis, je l’aurais tenue à l’écart encore plus d’une heure.

— Mon siège est légèrement humide, » interrompit Rose.

On lui offrit immédiatement cinq ou six mains et elle se releva en riant. Alors Charlie étendit les costumes pour les faire sécher.

« Nous avons déjà fait une bonne partie avant dîner, lui dit-il, la mer était délicieuse. J’espère bien que vous n’avez pas oublié votre costume de bain. Nous vous apprendrons à plonger et à faire la planche.

— Hélas ! répondit Rose, je ne savais pas que j’aurais besoin de ce costume. »

Au même moment, Will et Georgie lui mirent sous les yeux le paquet avec lequel l’oncle Alec les avait bombardés et qui avait été considérablement dérangé par sa chute : une petite robe de chambre bleue dépassait d’un côté et un pantalon de flanelle rouge de l’autre ; c’était le costume de bain adopté par tous les enfants de la famille Campbell dans leurs exercices de natation, alors qu’ils s’intitulaient fièrement la tribu des Homards.

« C’est donc là le secret de Phœbé ! s’écria Rose.

— 11 doit y avoir quelque chose de cassé, dit Georgie. J’ai vu des morceaux de verre sous la tente.

— Une glace sans doute, fit Mac avec dédain. Trouvez-moi une fille qui fasse un pas sans avoir un miroir avec elle.

— Il y a quelquefois des garçons qui sont dans le même cas, dit Will l’indiscret en désignant du doigt et de l’œil « le dandy Stève, » qui riposta par un coup de coude bien appliqué.

— Ne perdons pas notre temps en discussions, dit le chef du clan. Mère va venir et nous ne serons pas prêts. Vous, Charlie, prenez le nécessaire de toilette de Rose et ses autres affaires et conduisez-la chez elle, je vous la confie. Mac et Stève m’apporteront pour les lits toute la paille qu’ils pourront trouver, et les mioches se chargeront de débarrasser la table, s’ils ont assez mangé, bien entendu... Mon oncle, voudriez-vous être assez bon pour me donner votre avis sur le meilleur emplacement à prendre pour y établir notre cuisine ? »

Chacun obéit. Rose fut enchantée de sa tente et encore plus de tout ce que son cousin lui apprit.

« Nous employons toujours nos vacances le mieux possible, lui dit ce jeune homme. Nous campons en plein air tantôt à un endroit, tantôt à un autre. Cette année, nous avons choisi l’île, à cause de nos projets de feux d’artifice pour le 4 juillet.

— Alors nous resterons ici trois jours entiers ! s’écria Rose.

— Oh! ce n’est rien ; quelquefois nous passons des semaines dehors ; c’est à cause de vous et de Jamie que nous ne restons pas plus longtemps. Vous verrez combien nous nous amuserons ; il y a une grotte, nous y jouerons la comédie, — quoique ce soit un peu un jeu d’enfant, — ajouta Charlie, fier de ses quinze ans et demi.

— Je ne m’imaginais pas que les garçons eussent des jeux si amusants, répondit Rose. Je croyais, avant de vous connaître, qu’ils ne savaient que se battre, se bousculer et crier. Était-ce parce que je n’en avais jamais vu de près ? Je crois plutôt que vous et vos cousins vous ne ressemblez pas aux autres garçons.

— Merci du compliment, cousine. Vous avez peut-être raison, nous sommes autrement que nos camarades ; mais cela tient à ce que nous avons des avantages tout particuliers. Étant cousins, nous sommes à peu près du même âge, puis notre famille habite Newport depuis si longtemps qu’elle y a d’immenses propriétés où nous pouvons aller et venir en liberté ; enfin, je crois, sans me vanter, qu’on ne trouve pas facilement des garçons aussi instruits que Mac et aussi raisonnables qu’Archie.

— Je crois bien, fit Rose.

— C’est ici l’appartement des dames, continua Charlie en entrant dans la seconde tente ; nul autre n’y entrera que vous et tante Jessie ; vous aurez à volonté une couverture rouge ou une bleue, un oreiller de plumes ou de foin, et vous serez libre comme l’air. Voici un clou pour accrocher ce qui reste de votre malheureux miroir. Puis-je vous être de quelque utilité dans vos arrangements ?

— Non, je vous remercie. Je préfère attendre ma tante, et je vous demanderai à mon tour s’il ne me serait pas possible de vous aider à quelque chose.

— Voulez-vous venir voir notre cuisine ? Quels sont vos talents culinaires ?

— Je sais faire le thé et les rôties, voilà tout.

— Nous vous montrerons à faire cuire le poisson et à faire le chowder (mélange fort estimé de poisson pilé et de biscuit). Commençons par ranger un peu notre batterie de cuisine !

— Savez-vous que vous êtes des sauvages très civilisés, » dit Rose en riant.

À quatre heures sonnant, le camp était prêt à recevoir la « petite mère ». Les habitants de l’île, y compris, bien entendu, Rose et l’oncle Alec, grimpèrent sur la plus haute pointe de rocher pour guetter l’arrivée de tante Jessie. Tous portaient des habits bleus : on eût dit une volée d’oiseaux bleus, dont les chants joyeux arrivèrent aux oreilles de Mme  Jessie bien avant qu’elle pût les voir. Quand le bateau qui la portait fut en vue, le clan des Campbell arbora son pavillon et la salua de trois hip, hip, hip, hourrah ! auxquels elle répondit en agitant son voile vert.

Elle débarqua. On la porta en triomphe jusqu’à sa tente ; elle était si aimée ! Aucune de ses belles-sœurs n’eût voulu consentir comme elle à passer trois nuits sous une tente pour faire plaisir aux enfants. Elle acceptait tout, ne se plaignait jamais de quoi que ce soit, et ajoutait encore par son entrain à la gaieté générale.

On s’occupa presque aussitôt des préparatifs du dîner, et Rose tâcha de se rendre utile, à l’exemple de Phœbé ; mais ce n’était pas facile de mettre le couvert sur le gazon ; il fallait utiliser jusqu’aux accidents de terrain. Enfin, tout fut arrangé à la satisfaction de chacun, et l’on festoya gaiement sous les grands arbres, malgré les fourmis qui faisaient, sans l’autorisation des convives, de fréquentes visites dans les verres et dans les assiettes.

En sortant de table, Rose aida ses cousins à laver la vaisselle. C’était nonchalamment étendue dans une des barques, qu’elle accomplissait cette besogne.

« Je n’aurais jamais cru que ce fût aussi amusant de faire sa cuisine soi-même, dit la petite fille en trempant ses assiettes dans la mer.

— Si petite mère n’était pas là, fit Georgie, nous nous contenterions de passer nos assiettes dans le sable et de les essuyer avec un torchon, cela eut été encore plus vite fait.

— Mais moins bien, répliqua la proprette petite Rose. Phœbé n’aimerait pas cette méthode imparfaite de lavage, s’écria-t-elle. Pourquoi mon oncle ne l’a-t-il pas emmenée ?

— Il y a bien pensé, dit Will, mais Debby était ce matin d’une humeur massacrante, et, au premier mot qu’il lui en a dit, elle a répondu qu’on avait besoin de Phœbé à la maison. Pour moi, je regrette sincèrement que Phœbé ne soit pas ici.

— Pauvre Phœbé, murmura Rose, elle travaille plus que nous tous, et elle n’a jamais un jour de vacances, ce n’est pas juste ! »

Ce regret lui revint à plusieurs reprises dans le cours de la soirée. Phœbé aurait si bien fait sa partie dans les jeux ! Sa voix merveilleuse manquait pour les solos des chœurs ; son rire harmonieux eût accompagné mieux que tout autre les bons mots et les saillies des cousins ; personne ne savait comme elle deviner les énigmes, et avec quel plaisir elle eût écouté les histoires des naufrages de l’oncle Alec ! C’eût été une fête pour elle de coucher sous la jolie tente en coutil gris à raies rouges.

Tout le monde dormait depuis longtemps, que Rose n’avait pas encore fermé l’œil. Elle tournait et retournait une idée dans sa tête. Enfin, lasse de ne pas dormir et séduite par la beauté de la nuit, elle se leva, passa une robe de chambre et sortit.

Un tronc d’arbre renversé lui servit de fauteuil. Il n’y avait pas un souffle d’air ; la lune ne donnait pas, mais des myriades d’étoiles répandaient une lueur argentée, et l’on n’entendait d’autre bruit que le bruit monotone des vagues se brisant sur les rochers.

Rose, perdue dans sa rêverie, oubliait que la fraîcheur du soir pouvait devenir malsaine. Heureusement l’oncle Alec l’aperçut en faisant sa ronde autour du camp.

« Que fait donc là ma petite Rose ? lui demanda-t-il en venant à elle et s’asseyant à ses côtés.

— Je pense à ce brave marin qui, dans un naufrage, se jeta à la mer pour laisser sa place à une pauvre mère et son enfant. Quel dévouement !… On admire et on aime ceux qui se sacrifient, n’est-ce pas, mon oncle ?

— Oui, mais aussi que de sacrifices ignorés qui n’en sont pas moins beaux pour cela, au contraire, tout en étant plus difficiles à accomplir, car la nature humaine est toujours un peu trop sensible aux éloges ! dit le docteur comme se parlant à lui-même.

— Je suis sûre que vous avez dû faire beaucoup de ceux-là, s’écria Rose. Voudriez-vous m’en citer un ?

— Mon dernier a été de me priver de fumer.

— À quoi bon ?

— C’était un mauvais exemple que je donnais à vos cousins.

— Je vous reconnais bien là ! Était-ce très difficile ?

— Oui, j’en suis un peu honteux, mais la vérité m’oblige à avouer qu’il n’est pas facile de déraciner une mauvaise habitude. C’est pour cela qu’il faut toujours en prendre de bonnes !

— Pauvre cher oncle, dit Rose, vous avez préféré le bien de vos neveux à votre propre agrément.

— Le sage n’a-t-il pas dit : « Il est indispensable d’agir selon sa conscience, mais il n’est pas indispensable d’être heureux. »

— Alors, reprit Rose après un moment de silence, un véritable sacrifice est une action qu’on fait à son détriment pour une personne que l’on aime mieux que soi-même ? Autrement dit, le dévouement consiste à préférer le bonheur des autres au sien propre ?

— C’est cela même.

— Et il ne faut en attendre ni éloges, ni remerciements ? continua Rose avec une ardeur singulière.

— Oui, ma chérie. Vous trouverez plus d’une fois dans votre vie l’occasion de vous sacrifier pour les uns et les autres, et j’espère que vous saurez le faire, car on éprouve plus de bonheur à donner qu’à recevoir... Mais il se fait tard, et vous allez avoir froid en restant immobile. En attendant de plus grands sacrifices, faites-moi celui de vous recoucher et de tâcher de dormir ; sinon, vous serez malade demain, et vos tantes diront que c’est à cause de notre idée saugrenue de camper en plein air, ajouta le docteur en riant.

— N’ayez pas peur, mon oncle, je ne serai pas malade, s’écria Rose. Je ne voudrais pas vous faire repentir de m’avoir procuré tant de plaisir ! »