La Petite Rose, ses six tantes et ses sept cousins/07

Traduction par P.-J. Stahl, Lermont.
Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel et Cie (p. 89-98).
CHAPITRE VII


nouvelles leçons


Ce même soir, Rose entra d’un air affairé dans la bibliothèque où se trouvait son oncle.

« Seriez-vous assez bon pour me prêter un dollar ? lui dit-elle. Je vous promets de vous le rendre aussitôt que j’aurai reçu mon argent de poche. »

Le docteur mit son journal de côté pour satisfaire à la requête de Rose.

« Voilà, répondit-il en lui tendant une petite pièce, l’état de mes finances me permet de vous prêter une somme aussi considérable, et je vous avertis que je n’exigerai point d’intérêt, dussiez-vous n’acquitter cette dette exorbitante que l’année prochaine.

— Merci, mon oncle ! s’écria Rose, la main déjà sur le bouton de la porte.

— Si vous n’avez rien à faire en ce moment, venez donc m’aider à déballer vos caisses de livres, dit le docteur.

— Mes livres ! il y a longtemps que je les aurais rangés à moi toute seule si vous ne m’aviez pas défendu de toucher un livre du bout du doigt.

— Je finirai par vous défendre aussi de toucher à une plume, si vous n’écrivez jamais mieux que dans le spécimen que j’ai sous les yeux.

— Qu’est-ce que c’est ?… Ah ! le catalogue de mes livres ! Si vous saviez comme j’étais pressée en le faisant et comme je le suis encore à l’heure qu’il est ! » s’écria la petite fille pour esquiver des reproches imminents.

Mais, avant que la porte se fût refermée sur elle, l’oncle Alec lui dit d’un ton qui n’admettait pas de réplique :

« Vous reviendrez quand vous aurez fini. »

Rose revint bientôt avec un battement de cœur. Elle sentait qu’elle avait mérité d’être grondée. En effet, la docteur consultait toujours la liste de livres et il avait pris son air grave.

« Qu’avez-vous eu la prétention d’écrire là ? » lui demanda-t-il en désignant l’une des lignes.

Ce malheureux petit cahier était écrit en dépit du sens commun ; toutes les lettres se ressemblaient ; les mots s’enchevêtraient les uns dans les autres, et les lignes tantôt montaient vers le haut de la page et tantôt s’inclinaient vers le bas. C’était un véritable chaos.

« Je lis : Perdrix pattues, continua l’oncle Alec. Est-ce là ce que vous avez eu l’intention d’écrire ?

— Non, balbutia Rose ; c’est le Paradis perdu.

— Vraiment ? J’avais cru que vous preniez intérêt à l’ornithologie et qu’on avait depuis peu découvert une nouvelle espèce de perdrix. »

Rose baissa la tête.

« Et ceci ? demanda le docteur. Est-ce bien Chasselas par Johann ?

— Cela ? Je ne sais pas… Ah ! c’est bien facile ! Rasselas par Johnson.

— Je ne trouve pas que ce soit si facile que vous le dites. Pauvre Johnson ! comme vous le traitez ! Vous écorchez si bien son nom que je l’ai pris pour un Allemand et que je m’imaginais bravement que vous vous occupiez maintenant de viticulture !... Ah ça ! cette maîtresse de pension si distinguée, dont vous me parliez l’autre jour, trouvait-elle donc qu’écrire lisiblement était une chose trop commune pour vous l’enseigner ? Voyez cette lettre écrite par tante Prudence ; malgré son âge avancé, quelle écriture ferme et correcte, bien autrement jolie que vos pattes de mouches microscopiques ! De son temps on donnait une instruction moins variée, mais plus solide que de nos jours. Ce qui s’apprenait, on le savait bien ; cela valait mieux que d’avoir, comme à présent, un vernis superficiel de toutes choses. »

Rose, très blessée de ces reproches, cependant fort justes, s’écria comme un petit coq en colère :

« Lily Brown et moi étaient toujours les premières, surtout pour notre allemand et notre piano... et tout ça !

— Si vous parlez aussi bien la langue allemande que la vôtre, c’est le cas de dire que dans le royaume des aveugles…

— Oh ! mon oncle, interrompit la petite fille, comment pouvez-vous dire une chose pareille ? On ne m’a jamais fait que des compliments pour mes dictées et mes analyses, et je savais ma grammaire sur le bout du doigt. Si je fais des fautes en parlant, c’est que je ne m’en rappelle pas.

— Voyons, Rose, reprit le docteur, que dois-je penser de votre manière d’observer dans la conversation les règles de la grammaire que vous prétendez si bien savoir ? Lily et moi étaient les premières, m’avez-vous dit tout à l’heure, en terminant votre phrase par ces paroles : « surtout pour notre allemand et notre piano — et tout ça ! » Et à la minute même vous avez dit : « Je ne m’en rappelle pas. »

— Peut-on être aussi puriste ! » allait crier Rose d’un ton assez inconvenant.

Elle s’arrêta juste à temps, se mordit la langue, réfléchit qu’elle était dans son tort, et, perdant son air boudeur, elle répondit de sa voix ordinaire :

« C’est vrai, mon oncle : notre allemand, notre piano et tout ça, ce n’est pas très joli. J’aurai pu dire : les classes d’allemand et de musique, et surtout : Lily et moi étions les premières ; et puis encore : Je ne me le rappelle pas !

— À la bonne heure ! Voilà ce qui s’appelle savoir reconnaître ses torts, et je vous félicite de votre bon caractère ! Veillez un peu sur votre manière de parler, ma chère, continua l’oncle Alec. Je tiens à ce que vous sachiez à fond votre langue. À fond !… voilà l’écueil des éducations actuelles. Toutes les maîtresses de pension semblent avoir pris pour devise : « Tout effleurer et ne rien apprendre. » Moi, je dis au contraire : « savoir peu, mais savoir bien, » et j’entends que vous mettiez ce précepte en pratique.

— Je tâcherai, dit docilement Rose.

— Maintenant, dit le docteur, passons à un autre sujet : votre oncle Mac a remis toute votre fortune entre mes mains ; c’est moi qui serai désormais votre banquier. Voici l’argent de votre mois. Avez-vous soin de tenir vos comptes, ma mignonne ?

— Oncle Mac m’a donné un carnet pour inscrire mes dépenses ; mais je ne sais comment cela se fait, jamais mes comptes ne sont justes. Je n’ai pas le don des chiffres. Ah ! que je déteste l’arithmétique.

— Comme il est indispensable en ce monde de savoir calculer, si vous n’avez pas le don des chiffres, je vous engage fortement à l’acquérir pendant que vous êtes jeune. Montrez-moi ce fameux carnet ; nous tâcherons de le débrouiller ensemble. »

Le carnet de Rose était en fort mauvais état ; les feuillets ne tenaient plus ensemble, et les chiffres se confondaient. Ce ne fut pas sans honte que sa propriétaire le tendit à l’oncle Alec.

« Comprenez-vous comment cela peut se faire ? lui demanda-t-elle. Il m’arrive souvent de trouver que j’ai dépensé plus d’argent que je n’en ai reçu.

— Cela tient à ce que vous additionnez ensemble les francs et les centimes, parce que vos chiffres sont mal posés. Voici un autre livre, qui a des colonnes séparées pour les francs et les centimes. Nous allons recommencer les comptes du mois dernier, et je parie que cette fois ils seront justes. Consacrez toujours la page de gauche aux recettes et celle de droite aux dépenses, comme ceci : d’un côté, en grosses lettres, le mot Recettes ; de l’autre Dépenses. À la fin de chaque page, vous faites les deux additions. La balance de votre compte consiste en une simple soustraction : vous déduisez la somme de ce que vous avez dépensé de celle que vous avez reçue, et la différence doit être égale à ce qui reste dans votre bourse. S’il vous restait moins d’argent en poche que sur le livre, ce serait parce que vous auriez oublié de marquer quelque dépense, et, s’il vous en restait moins, cela tiendrait à une erreur de chiffres ou de calcul, que vous découvririez en recommençant votre addition et votre soustraction. Comprenez-vous bien ?

— Oh ! oui, vous m’expliquez les choses tout autrement que ne le faisait miss Power, et maintenant ce qui m’embarrassait me paraît tout simple. Le mois prochain vous verrez que j’aurai mis vos leçons à profit.

— Puisque mes explications vous semblent claires, dit l’oncle Alec, nous reverrons ensemble toute l’arithmétique quand vous serez guérie. La plus grande fortune ne dispense pas de savoir compter.

— Est-ce que je suis riche ? demanda Rose.

— Je ne le suppose pas, car il n’y a pas plus d’une heure que vous êtes venue m’emprunter un dollar.

— C’est votre faute : vous aviez oublié de me donner l’argent de mon mois ; mais, sérieusement, mon oncle, suis-je riche ?

— Oui, malheureusement.

— Pourquoi malheureusement ?

— Une grande fortune est plus souvent nuisible qu’utile.

— C’est si bon de donner ! s’écria Rose. Jamais je ne me trouverai trop riche.

— Si vous envisagez ainsi la question, ma chérie, vous prenez le meilleur moyen pour être heureuse.

— Vous m’apprendrez à dépenser ma fortune de manière à faire le plus de bien possible autour de moi, continua Rose, et, quand je serai grande, nous fonderons pour les petits enfants abandonnés une maison d’école modèle, où l’on n’enseignera absolument que la lecture, l’écriture et les quatre règles, et où les enfants seront uniquement nourris de bouillie d’avoine et auront des tailles de quatre-vingt-dix-neuf centimètres de large.

— Impertinente petite créature ! s’écria le docteur en riant, je vous ordonnerai des pilules bien amères pour vous punir d’oser plaisanter du système de votre médecin.

— Ce que j’en fais, répliqua Rose, ce n’est que pour vous procurer l’occasion de rire un peu. Vous savez bien que je n’en aime pas moins et le système et le docteur. Quand donc pourrais-je faire à mon tour quelque chose pour vous ?

— Tout de suite, si vous voulez, dit l’oncle Alec. J’ai la vue trop fatiguée pour lire à la lumière, prêtez-moi vos yeux quelques instants.

— Bien volontiers.

— J’entends la pluie qui fouette contre les vitres, et la voix de tante Juliette qui s’élève dans le salon. Cela n’a rien de bien tentant, et nous sommes beaucoup mieux ici, l’un à côté de l’autre. »

Rose prit le premier volume des Contes de Noël, de Dickens, et s’appliqua à lire de son mieux.

« Dois-je continuer ? demanda-t-elle à la fin du second chapitre.

— Oui, si vous n’êtes pas trop fatiguée. Vous lisez dans la perfection, ma chérie, c’est un plaisir de vous entendre.

— C’est papa qui m’a appris. Quand il était malade, je lui faisais la lecture pendant des heures entières. Oh ! que je suis contente que vous trouviez comme lui que je ne m’en tire pas trop mal.

— La lecture à haute voix est un des talents que je préfère, dit le docteur. Ne vous imaginez pas qu’il soit très commun ; peu de personnes le possèdent comme vous. »

Rose, tout heureuse de ce compliment, en oublia les critiques que son oncle lui avait adressées auparavant.

« Venez vous asseoir à côté de moi sur ce tabouret, continua M. Campbell ; si vous allez trop vite, je vous tirerai les oreilles. »

Mais c’était seulement pour pouvoir l’entourer paternellement de son bras.

C’est dans cette attitude que tante Juliette les surprit.

Empaquetée dans un grand waterproof et dans un
cache-nez, avec sa mine renfrognée et ses lunettes brillant

sous son capuchon, elle semblait un hibou aux yeux de verre.

« J’en étais sûre, s’écria-t-elle d’une voix aigre-douce. Cette enfant perd son temps à baguenauder et à lire des romans. Vous la gâtez beaucoup trop, mon pauvre Alec. Sentez-vous bien tout le poids de la responsabilité qui pèse sur vous ?

— Oui, ma sœur, répondit le docteur en secouant ses épaules comme si tout à coup le poids de cette responsabilité se fut accru.

— C’est désolant de voir une grande fille comme cela perdre ses plus belles années, grommela tante Juliette. Mes enfants ont passé leur journée en classe, et je ne doute pas que Mac ne tienne encore maintenant ses livres d’étude, ajouta-t-elle d’un air de haute supériorité. Et vous, Rose, je serais curieuse de savoir ce que vous avez fait aujourd’hui. »

Au grand étonnement de ses deux interlocuteurs, Rose répondit :

« J’ai pris cinq leçons.

— Lesquelles ? demanda tante Juliette.

— Une leçon de navigation, une de géographie, une de grammaire, une d’arithmétique et une de… modestie.

— Singulières leçons, en vérité, marmotta tante Juliette. Et, s’il vous plaît, quel profit en avez-vous retiré ? »

Rose, qui gardait un sérieux imperturbable, jeta un regard malin à son oncle en répondant :

« Je ne pourrais vous répéter tout ce que j’ai appris, ma tante, ce serait trop long ; mais, si vous désirez en avoir un échantillon, je vous donnerai quelques détails sur la Chine. Les principaux produits de ce pays sont le thé, la soie, la porcelaine, l’étain, la cannelle et l’opium. Le thé, dont on fait un commerce extraordinaire, se divise en différentes espèces : le thé noir, le thé vert, le thé en fleur, le thé Souchong et le thé Péko. — Shangaï est située sur la rivière Woo-Sung. Hong-Kong signifie l’île des eaux douces et Singapore la ville du lion. Les Chinois vivent souvent dans des bateaux de fleurs ; ils ont de beaux temples et adorent des dieux insensés ; à Canton, par exemple, il y a un superbe édifice qui s’appelle la Demeure des Porcs sacrés, et où l’on entretient, à beaucoup de frais, quatorze porcs aveugles et d’une grosseur phénoménale. »

Tante Juliette fut littéralement ahurie par cette longue tirade. Elle ne put trouver un mot à répondre, et, pirouettant sur ses talons, elle disparut en répétant :

« Très bien ! très bien ! »

Qu’eût-elle dit si elle eût aperçu l’oncle et la nièce exécutant, après son départ, une polka, en l’honneur de la victoire qu’ils venaient de remporter sur elle !