La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 30

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 339-354).


CHAPITRE XXX.

La parole d’honneur d’un gentilhomme.


Lorsque les époux Flintwinch s’arrêtèrent tout essoufflés devant la porte de la vieille maison (Mme Jérémie devançant son mari d’une seconde à peine), l’inconnu tressaillit et fit un pas en arrière.

« Mort de ma vie ! s’écria-t-il ; comment diable vous trouvez-vous ici, vous ? »

M. Flintwinch, à qui cette question s’adressait, rendit à l’inconnu la monnaie de son étonnement. Il le contempla avec une muette surprise, et, regardant par-dessus l’épaule comme lorsqu’on s’attend à voir quelqu’un qu’on ne savait pas là, il fixa de nouveau les yeux sur l’inconnu, ne sachant trop ce que celui-ci voulait dire. Il ne tarda pas à se tourner vers sa femme pour lui demander une explication de cette énigme ; mais, n’en recevant aucune, il sauta sur elle et la secoua avec tant d’énergie qu’il fit sauter son bonnet, marmottant entre ses dents, d’un ton de lugubre raillerie :

« Ma bonne femme, on vous en fera avaler une dose ! vous en avez grand besoin. C’est encore un de vos tours ! Vous avez encore rêvé, ma bonne femme ! De quoi s’agit-il ? Qui est-ce qui est là ? Qu’est-ce que cela signifie ? Parlez, ou je vous étrangle. Je ne vous laisse pas d’autre alternative. »

Si Mme Jérémie avait alors le pouvoir de choisir, apparemment qu’elle préférait se laisser étrangler, car elle ne répondit pas une seule syllabe, mais son chef dépouillé, branlant en avant et en arrière, selon les secousses que lui communiquait le sieur Flintwinch, elle se résignait à subir sa punition. L’inconnu, au contraire, ramassant avec beaucoup de galanterie le bonnet de la dame, intervint dans l’affaire.

« Permettez-moi, dit-il, en passant la main sur l’épaule de Jérémie, qui s’arrêta et abandonna sa victime. Pardon ! excuse ! Je n’ai pas besoin de vous demander si c’est votre femme ; cela se voit assez à la manière folâtre dont vous plaisantez ensemble. Ha, ha ! j’aime à voir entretenir cette aimable gaieté… dans un ménage… Écoutez ! Oserais-je vous rappeler qu’il y a quelqu’un là-haut qui s’impatiente dans l’obscurité, et exprime assez énergiquement le désir curieux de savoir ce qui se passe ici ? »

Cette allusion à la voix de Mme Clennam engagea M. Jérémie à entrer dans le vestibule et à crier du bas de l’escalier :

« Soyez tranquille, je suis là. Affery va vous monter votre lumière. »

Puis il ajouta, en s’adressant à son épouse qui remettait son bonnet :

« Allons, dépêchez-vous de monter ! » Et en dernier lieu il se tourna vers l’étranger pour lui dire : « Maintenant, monsieur, qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

— Je crains, répondit l’inconnu qu’il ne faille commencer par vous prier de vous donner la peine d’allumer une chandelle.

— C’est juste, grommela Jérémie ; c’est ce que j’allais faire. Veuillez rester où vous êtes pendant que je vais en chercher une. »

Le visiteur se tenait sur le seuil, mais il rentra dans l’obscurité de la maison dès que M. Flintwinch lui eut tourné le dos, et le suivit des yeux jusqu’à la petite chambre où il s’en fut chercher à tâtons un briquet phosphorique. Ce briquet, lorsque Jérémie eut mis la main dessus, était peut-être humide ou hors de service ; les allumettes qu’il y trempa s’enflammèrent suffisamment pour éclairer d’une lueur blafarde son visage penché et pour arroser ses mains de pâles gouttelettes de feu, mais pas assez pour allumer la chandelle. L’inconnu profita de la lueur qui éclairait par moments les traits de son hôte pour le contempler avec attention et surprise. Jérémie, lorsqu’il eut enfin réussi à allumer la chandelle, devina l’examen dont il avait été l’objet, et dont les dernières traces s’effaçaient lentement des traits sombres et vigilants de l’inconnu, pour faire place à ce douteux sourire qui y errait toujours.

« Soyez assez bon, dit Jérémie, fermant la porte d’entrée et passant à son tour une inspection assez minutieuse de la physionomie souriante du visiteur, pour entrer dans mon bureau… Quand je vous dis qu’il n’y a rien, que vous pouvez être tranquille ! (Cette réponse, faite d’un ton irrité, s’adressait à Mme Clennam, qui appelait toujours d’en haut, bien que Mme Jérémie fût là, cherchant à la calmer.) Vous ne m’entendez donc pas ? Je vous dis qu’il n’y a rien !… Diantre soit de cette femme ! Elle n’a donc pas plus de raison qu’un enfant !

— Elle a peur ? remarqua l’étranger.

— Peur ? répéta Jérémie, se retournant pour faire cette réponse, tout en éclairant son hôte et en lui montrant le chemin. Sur cent hommes, il y en a quatre-vingt-dix qui n’ont pas autant de courage qu’elle… C’est moi qui vous le dis, monsieur.

— Quoique paralytique ?

— Depuis bien des années. Mme Clennam, la seule personne du nom qui soit maintenant intéressée dans les affaires de la maison. Mon associée. »

S’excusant de son mieux, tandis qu’ils traversaient le vestibule, sur ce qu’on n’avait pas l’habitude de recevoir du monde aussi tard, la maison étant fermée à pareille heure, M. Jérémie Flintwinch conduisit l’inconnu vers son bureau, qui pouvait passer pour celui d’un homme assez occupé d’affaires. Là, après avoir posé la lumière sur un pupitre, il dit à l’inconnu, en se tordant le cou de sa façon la plus disgracieuse :

« Vos ordres, monsieur ?

— Je me nomme Blandois.

— Blandois ? Je ne connais pas ce nom.

— J’ai cru que vous aviez déjà pu recevoir une lettre d’avis de vos correspondants de Paris.

— Nous n’avons reçu de cette ville aucune lettre d’avis concernant une personne du nom de Blandois.

— Non ?

— Non. »

Jérémie se tenait dans son attitude favorite. M. Blandois, toujours souriant, entr’ouvrit son manteau pour mettre la main dans une poche de côté, puis s’arrêta un instant pour répondre, tandis que ses yeux brillants paraissaient éclater de rire et, par parenthèse, Jérémie trouva que ces yeux étaient trop rapprochés.

« C’est étonnant comme vous ressemblez à un de mes amis ! Cependant la ressemblance est moins frappante que je ne le croyais tantôt, lorsque, dans le demi-jour de la rue, je vous ai pris pour lui… erreur que je dois vous prier d’excuser. Permettez-moi donc de le faire ; la promptitude à reconnaître mes torts fait, j’aime à le croire, partie de la franchise de mon caractère…. Mais c’est égal, vous lui ressemblez étonnamment.

— Vraiment ? dit M. Flintwinch d’un ton de mauvaise humeur : en attendant, je n’ai reçu de Paris aucune lettre d’avis concernant une personne du nom de Blandois.

— Ah bah ! répondit l’étranger.

— C’est comme cela, » murmura M. Flintwinch.

M. Blandois, sans se laisser déconcerter par l’omission commise par les correspondants de la maison Clennam et Cie, prit son portefeuille dans sa poche de côté, et y chercha une lettre qu’il présenta à M. Flintwinch.

« Cette écriture vous est sans doute familière. Il se peut que cette communication soit suffisamment explicite en elle-même et n’ait pas besoin d’être précédée d’une lettre d’avis. Vous êtes plus à même que moi de décider cette question. J’ai le malheur de ne pas être dans les affaires ; je suis ce que le monde appelle (arbitrairement) un gentilhomme. »

M. Flintwinch prit la lettre et lut, à la date de Paris :

Nous avons à vous présenter, de la part d’un correspondant très-estimé de notre maison, M. Blandois, de Paris, etc., etc.

Toutes les facilités que vous pourrez lui procurer et toute l’obligeance que vous pourrez lui montrer, etc., etc.

Nous avons aussi à vous prévenir que vous pouvez ouvrir à M. Blandois un crédit de quinze cents francs ;

Soit quinze cents francs etc., etc.

« Très-bien, monsieur, dit M. Flintwinch. Prenez un siège. Tout ce que nous pourrons faire pour vous obliger… notre maison est peu remuante, un peu arriérée, mais solide, monsieur… nous serons heureux de le faire. Je vois, d’après la date de cette lettre, que l’avis n’a pas encore eu le temps de nous parvenir. Peut-être êtes-vous arrivé par la malle qui nous apporte la lettre d’avis.

— Oui, monsieur, je viens d’arriver par cette malle, répondit M. Blandois passant sa main blanche sur son nez recourbé, ma tête et mon estomac me le prouvent assez, car ces deux parties de mon individu ont été torturées par ce détestable, cet abominable temps d’orage. Vous me voyez dans le costume que j’avais en descendant du paquebot, il y a une demi-heure à peine. Je comptais pouvoir me présenter ici quelques heures plus tôt et alors je n’aurais pas eu à vous demander pardon… veuillez accepter mes excuses… de m’être présenté à une heure aussi tardive et d’avoir effrayé… pardon encore une fois, j’oubliais qu’elle ne s’effraye pas… d’avoir dérangé l’estimable malade qui veille là-haut dans sa chambre. »

L’impudence et un certain air d’autorité font toujours tant d’effet que Jérémie Flintwinch lui-même commença à trouver à ce monsieur des façons très-distinguées. Il n’en devint pas moins revêche cependant ; il se contenta de se gratter le menton en demandant :

« Que puis-je faire pour M. Blandois, maintenant que l’heure des affaires est passée ?

— Ma foi, répondit ce gentilhomme haussant les épaules cachées par un lourd manteau, il faut que je change de toilette, que je mange, que je boive et que je trouve à me loger. Ayez l’obligeance de m’indiquer (je suis tout à fait étranger dans cette ville, et je ne regarde pas à la dépense) où je puis être hébergé jusqu’à demain. Plus l’hôtel sera voisin, mieux cela vaudra. À deux pas si c’est possible.

— Je ne connais, dans les environs, aucun hôtel qui convienne à un gentleman de vos habitudes… commençait M. Flintwinch, quand M. Blandois l’interrompant :

— Que diable me parlez-vous de mes habitudes, mon cher monsieur ? dit-il en faisant craquer ses doigts. Un citoyen cosmopolite n’a pas d’habitudes. Je ne nierai pas que je suis un gentilhomme à ma petite façon ; mais, par le ciel ! je ne nourris pas de préjugés incommodes. Une chambre bien propre, un dîner bien chaud, une bouteille de vin que je puisse boire sans risquer de m’empoisonner, voilà tout ce qu’il me faut pour ce soir. Mais il me le faut sans que je sois obligé de faire un pas de trop pour me le procurer.

— Dans ce cas, dit M. Flintwinch avec plus de décision que d’habitude, tandis que son regard rencontrait pour un instant les yeux brillants de M. Blandois qui avaient quelque chose d’inquiet ; il y a ici près une taverne que je puis vous recommander ; mais cette taverne n’a rien de distingué…

— Distingué ! Je me moque bien de ça ! s’écria M. Blandois avec un geste plein de condescendance. Faites-moi l’honneur de me conduire à cet hôtel et de m’y présenter (si ce n’est pas trop vous importuner) ; je vous en serai infiniment obligé. »

Sur ce, M. Flintwinch alla chercher son chapeau et éclaira encore une fois le visiteur à travers le vestibule. Tandis qu’il posait le chandelier sur une tablette, où les sombres et antiques panneaux de l’antichambre faisaient l’office d’éteignoir, il eut l’idée de monter dire à la malade qu’il serait de retour dans cinq minutes.

« Faites-moi le plaisir, dit alors le visiteur, de remettre en même temps ma carte à Mme Clennam, et soyez assez bon pour ajouter que je serais heureux de me présenter chez elle, pour lui offrir mes compliments personnels et mes excuses du dérangement que j’ai causé dans cette tranquille demeure, si elle veut bien endurer pendant quelques minutes la présence d’un étranger, dès que cet étranger mouillé aura eu le temps de changer d’habits et de se restaurer. »

Jérémie se dépêcha autant qu’il put et dit en revenant ;

« Elle sera heureuse de vous recevoir, monsieur ; mais, sachant que la chambre d’une malade n’est pas bien attrayante, elle m’a chargé de vous dire qu’elle vous dispenserait de tenir votre promesse, dans le cas où vous y renonceriez.

— Y renoncer ! répliqua le galant Blandois, ce serait manquer aux égards dus à une dame ; manquer aux égards dus à une dame, ce serait se montrer peu chevaleresque envers le sexe, et le dévouement au sexe est dans mon caractère. »

Après s’être exprimé en ces termes, il jeta par-dessus son épaule le bout de son manteau qui avait traîné dans le ruisseau et accompagna M. Flintwinch jusqu’à la taverne, prenant en route un commissionnaire qui l’attendait dans la rue avec son portemanteau.

La taverne était tenue sur un pied fort modeste et l’affabilité dont M. Blandois fit preuve avait au contraire tant de grandeur qu’elle eut peine à tenir dans le cabinet situé derrière le comptoir, où il fut reçu par l’hôtesse et ses deux filles ; elle se trouva même gênée dans l’étroite salle boisée de lambris, avec un jeu de galets à l’extrémité, qu’on lui proposa en premier lieu ; elle inonda (c’est bien le mot) le petit salon de famille qu’on finit par lui céder. Là, en toilette de rechange et en linge parfumé, les cheveux pommadés et lissés, une grosse bague à chaque petit doigt et une massive chaîne d’or fort en vue, M. Blandois attendant son dîner, étendu sur son siège, les genoux relevés sur la banquette de la croisée, était tout le portrait, à part la richesse actuelle du cadre, le portrait étonnant et sinistre de ressemblance d’un certain M. Rigaud qui, jadis, avait attendu son déjeuner dans une ignoble prison de Marseille, accroupi sur le rebord de la croisée et se cramponnant aux barreaux.

La gloutonnerie de M. Blandois à dîner était elle-même tout le portrait de la gloutonnerie dont M. Rigaud avait fait preuve à ce déjeuner. Son air de convoitise en rassemblant devant lui tous les comestibles pour dévorer les uns des yeux, tandis qu’il dévorait les autres à belles dents, était aussi dans les habitudes du sieur Rigaud. Son profond dédain pour autrui, manifesté dans sa manière de bousculer les petits meubles de femme qui l’entouraient, de flanquer sous ses bottes les coussins favoris de la dame de la maison, pour tenir ses pieds plus à l’aise, et d’écraser sous sa lourde personne et sous sa grosse tête noire des étoffes délicates, dénotaient au fond le même égoïsme brutal. Les mains blanches et agiles qui expédiaient si rapidement chaque plat avaient la même prestesse suspecte que celles que nous avons vues s’accrocher aux barreaux de la prison. Enfin, lorsque ayant mangé tout son soûl, il se reposa en suçant l’un après l’autre ses doigts effilés qu’il essuyait ensuite sur sa serviette, il ne manquait plus que les feuilles de vignes en guise de serviettes pour compléter la ressemblance.

Sur les traits de cet homme, dont la moustache remontait et dont le nez s’abaissait dans un sourire des plus sinistres, et dont les yeux à fleur de tête semblaient faire pendant à ses cheveux teints, comme si le pouvoir naturel de réfléchir la lumière leur eût été enlevé par quelque procédé du même genre, la nature, toujours vraie et qui ne fait rien d’inutile, avait écrit lisiblement : « Prenez garde ! » Ce n’était donc pas sa faute si on s’y laissait prendre. Elle ne pouvait pas mieux faire. Qu’est-ce que vous aviez à lui reprocher ? À vous la faute.

M. Blandois ayant terminé son repas et nettoyé ses doigts, tira un cigare de sa poche et, reprenant sa place sur la saillie de la fenêtre, le fuma à loisir, apostrophant de temps à autre la fumée qui s’échappait en minces filets de ses minces lèvres.

« Blandois, la société t’a malmené ; mais tu vas prendre ta revanche, mon garçon. Ah, ah ! sacrebleu, tu as bien commencé, Blandois ! Au besoin, tu ferais un excellent professeur d’anglais ou de français. Quel trésor tu serais dans l’intimité des familles ! tu as le coup d’œil rapide, tu as de l’entrain, de l’aisance, des manières engageantes, un physique agréable… en un mot, tu es un gentilhomme ! Et tu vivras en gentilhomme, mon enfant, et tu mourras en gentilhomme. Tu ne saurais manquer de gagner la partie, quelque mauvais que soit ton jeu. Tout le monde reconnaîtra ton mérite, Blandois. Cette société qui t’a si cruellement outragé, tu la verras ployer sous le poids de tes fiers dédains. Tu es naturellement orgueilleux, mon Blandois, et tu as le droit de l’être ! »

Ce fut au bruit de ces murmures flatteurs que Blandois, le gentilhomme, acheva de fumer son cigare et de vider sa bouteille. Ce double devoir rempli, il se secoua, se mit sur son séant ; puis se leva et s’en retourna vers le domicile de Clennam et Cie, après avoir prononcé, en guise de morale, le monologue qui suit :

« Tiens-toi bien ! Blandois, mon ami, attention à toi ! ne perds pas la boule. »

Il fut reçu à la porte d’entrée par Mme Jérémie, qui, d’après les ordres de son seigneur et maître, avait allumé deux chandelles dans le vestibule et une troisième sur l’escalier, et qui conduisit le visiteur dans la chambre de Mme Clennam. Le thé y était déjà servi, et on y avait fait les préparatifs qui précédaient d’ordinaire la venue d’un étranger attendu. Ces préparatifs se bornaient à fort peu de chose, même dans les grandes occasions, car on se contentait de sortir le service de porcelaine et de recouvrir le lit d’une simple et triste draperie. Quant au reste, le canapé, semblable à une bière avec le billot sous forme de coussin, la dame, en costume de veuve, qui semblait toute prête à marcher à l’échafaud, le feu recouvert d’une croûte de cendres mouillées, le petit tas de cendres sèches dans la grille, la bouilloire avec son odeur de vernis brûlé, tout cela restait tel qu’il était depuis quinze ans.

M. Flintwinch présenta le gentleman recommandé aux soins obligeants de Clennam et Cie. Mme Clennam, qui avait la lettre devant elle, inclina la tête et invita M. Blandois à s’asseoir. L’hôtesse et l’invité s’examinèrent l’un l’autre avec une grande attention : curiosité fort naturelle.

« Je vous remercie, monsieur, d’avoir pensé à une pauvre invalide comme moi. Il arrive bien rarement qu’aucun de ceux qui viennent ici pour affaires ait un souvenir à donner à une personne aussi retirée du monde que je le suis. Il serait ridicule de s’en plaindre : « Loin des yeux, loin du cœur. Les absents ont toujours tort. » Tout en sachant beaucoup de gré à ceux qui font exception en ma faveur, je suis loin de me plaindre de la règle. »

M. Blandois, avec son air le plus distingué, exprima la crainte d’avoir dérangé Mme Clennam en se présentant à une heure aussi indue. Il avait déjà présenté ses excuses empressées à M…

« Pardon, continua-t-il ; mais je n’ai pas l’honneur de connaître le nom de…

— M. Jérémie Flintwinch, attaché à la maison depuis bien des années. »

M. Blandois déclara qu’il était le très-humble et obéissant serviteur de M. Flintwinch. Il pria M. Flintwinch d’agréer l’assurance de sa considération la plus parfaite.

« Mon mari étant mort, dit Mme Clennam, et mon fils ayant préféré une autre carrière, notre vieille maison n’a plus aujourd’hui d’autre représentant que M. Flintwinch.

— Et vous, qu’êtes-vous donc alors ? demanda l’associé d’un ton bourru. Vous avez assez de tête pour remplacer deux hommes.

— Mon sexe, continua la dame qui se contenta, pour toute réponse, de tourner les yeux du côté de Jérémie, ne me permettait pas de prendre une part responsable dans les affaires ; par conséquent, M. Flintwinch combine mes intérêts avec les siens et dirige tout. Notre maison n’a plus la même importance qu’autrefois ; mais néanmoins quelques-uns de nos vieux amis (et entre autres les signataires de cette lettre) sont assez bons pour ne pas nous oublier, et nous sommes aussi à même que jamais de leur rendre les services qu’ils veulent bien nous demander. Mais je parle là de choses qui ne vous intéressent nullement. Vous êtes Anglais, monsieur ?

— Ma foi, non, madame ; je ne suis pas né en Angleterre, et je n’y ai pas non plus été élevé. Au fond, je n’appartiens à aucun pays, répondit M. Blandois allongeant la jambe et se frappant la cuisse sans façon ; je descends d’une demi-douzaine de nations.

— Vous avez beaucoup couru le monde ?

— Beaucoup. Par le ciel, madame, je suis allé un peu partout.

— Vous n’avez sans doute rien qui vous retienne chez vous. Vous n’êtes pas marié !

— Madame, répliqua M. Blandois avec un sinistre froncement de sourcils, j’adore votre sexe, mais je ne suis pas marié… je ne l’ai jamais été. »

Mme Jérémie, debout près de la table, non loin du visiteur, était en train de verser le thé. Ayant par hasard tourné la tête du côté de M. Blandois, tandis qu’il faisait cette réponse, elle se figura, grâce à son perpétuel état de somnambulisme, qu’il y avait dans le regard de ce personnage je ne sais quoi de fascinateur qui l’obligeait à tenir les yeux fixés sur lui. Cette impression fut même si vive qu’elle se tint immobile, la théière à la main, à dévisager M. Blandois ; impolitesse qui non-seulement lui causa à elle-même une certaine inquiétude (en prévision de la punition que ne manquerait pas de lui infliger Jérémie), mais une gêne considérable au visiteur, et par suite à Mme Clennam et à M. Flintwinch. Cet état de somnambulisme dura quelques minutes, pendant lesquelles ils restèrent à se regarder confusément les uns les autres, sans savoir pourquoi.

« Eh bien ! dit enfin la maîtresse de Mme Jérémie qui fut la première à interrompre le silence. Qu’est-ce que vous avez à regarder ainsi monsieur ?

— Je n’en sais rien, répondit Mme Flintwinch, la main libre étendue vers le visiteur. Ce n’est pas moi ! c’est lui !

— Que veut dire cette bonne femme ? s’écria M. Blandois, qui pâlit, rougit et se leva lentement d’un air de fureur qui formait un étrange contraste avec ses paroles modérées. Il n’y a pas moyen de comprendre la conduite étrange de cette bonne dame.

— Il n’y a pas moyen de la comprendre ! répliqua M. Flintwinch, qui s’avança en pirouettant doucement vers sa femme. Elle ne sait pas elle-même ce qu’elle veut dire. C’est une idiote ; elle divague. On lui fera avaler une dose… oh ! mais une dose… Hors d’ici, ma vieille, ajouta-t-il à l’oreille de la dame. Hors d’ici ; profite du moment… avant que je t’aie réduite en marmelade. »

Mme Jérémie, comprenant le danger que courait son identité, lâcha la théière dont son mari venait de s’emparer, se cacha la tête sous son tablier, et disparut. Peu à peu le visiteur se remit à sourire et se rassit.

« Vous voudrez bien l’excuser, monsieur Blandois, dit M. Flintwinch, versant lui-même le thé ; elle perd la tête et retombe en enfance… Voilà où elle en est… Voulez-vous vous sucrer, monsieur ?

— Merci ; je ne prends pas de thé… Pardonnez mon indiscrétion, mais voilà une montre assez curieuse. »

La table où on avait servi le thé avait été rapprochée du canapé, de façon à laisser un espace vide entre ce meuble et le petit guéridon de Mme Clennam. Le galant M. Blandois s’était levé pour donner du thé à cette dame qui avait déjà son assiette de rôties devant elle, et ce fut en posant la tasse à portée de la malade que la montre qui restait toujours posée sur ce guéridon attira son attention.

Mme Clennam leva tout à coup les yeux sur lui.

« Voulez-vous me permettre ? Merci. Une très-belle montre, déjà ancienne, dit-il en la prenant dans sa main. Un peu lourde à porter, mais c’est solide et franc. J’ai un penchant pour tout ce qui est franc. Tel que je suis, j’ai toujours le mérite d’être franc comme l’or !…. Une montre d’homme à double boîte, à la vieille mode. Puis-je l’ouvrir ? Merci. Tiens ? Un rond de soie brodé de perles ! J’ai vu beaucoup de ces doublures de montre chez de vieux Hollandais et en Belgique. Drôle d’usage !

— C’est surtout un usage ancien.

— Très-ancien. Mais cette doublure-ci n’est pas aussi vieille que la montre ?

— Je ne crois pas.

— C’est étonnant comme nos pères s’amusaient à compliquer et à entrelacer les chiffres de ce genre ! remarqua M. Blandois, levant les yeux pour regarder Mme Clennam avec ce sourire qui lui était propre. Est-ce bien N. O. P. qu’il y a là ? On pourrait y voir tout ce qu’on veut.

— Ce sont bien là les lettres qui se trouvent brodées sur ce rond. »

M. Flintwinch qui, pendant ce dialogue, était resté immobile et attentif, la main levée et la bouche ouverte, tout prêt à boire son thé, commença alors à ingurgiter le contenu de sa tasse : remplissant sa bouche toute pleine avant d’avaler le liquide d’un seul trait, et réfléchissant toujours avant de l’emplir de nouveau.

« N. O. P. était sans doute quelque ravissante créature, reprit Blandois, en remettant la montre dans sa boîte. Sur la foi de ce chiffre, j’adore la mémoire de N. O. P. Malheureusement pour mon repos, je ne suis que trop porté à adorer. Peut-être est-ce un vice, peut-être est-ce une vertu ; dans tous les cas, il est dans mon caractère d’adorer la beauté et le mérite de votre sexe, madame. »

M. Flintwinch venait de se verser une autre tasse de thé qu’il ingurgitait de la même façon qu’auparavant, les yeux toujours fixés sur la malade.

« Cette fois, monsieur, vous n’avez rien à redouter pour votre repos, répondit Mme Clennam. Ces lettres à ce que je crois, ne forment pas les initiales d’un nom.

— Celles d’une devise, alors, remarqua M. Blandois, en passant.

— D’une phrase. Cela veut dire, si je ne me trompe : N’oubliez pas !

— Et naturellement, continua M. Blandois, replaçant la montre sur la table et retournant à sa place, vous n’oubliez pas. »

Jérémie, finissant son thé, non-seulement avala une gorgée plus abondante que celles qu’il avait ingurgitées jusqu’alors, mais resta la tête rejetée en arrière et sans retirer la tasse de ses lèvres, tandis qu’il continuait à fixer les yeux sur Mme Clennam. Celle-ci, avec la rigidité de traits et la puissance de concentration dans laquelle elle paraissait recueillir toute sa fermeté ou toute son agitation, et qui étaient chez elle ce que les gestes sont chez les autres, répondit d’un ton ferme et délibéré :

« Non, monsieur, je n’oublie pas. Ce n’est pas le moyen d’oublier, que de mener une vie aussi monotone que la mienne l’a été depuis bien des années. Ce n’est pas le moyen d’oublier, que de mener une vie de punition volontaire. On ne se sent guère disposé à oublier lorsqu’on sait que l’on a… comme tous les enfants d’Adam… des péchés à expier et sa paix à faire avec le Seigneur. Aussi n’ai-je pas cette faiblesse, non, je n’oublie pas ni ne désire oublier. »

M. Flintwinch qui, depuis une minute, secouait le résidu de son thé en imprimant un mouvement circulaire à sa tasse, avala ce reste d’un trait et posa la tasse sur le plateau, comme un homme qui en a assez ; cela fait, il regarda M. Blandois comme pour lui demander : « Eh bien ! qu’est-ce que vous dites de ça ? »

« J’avais exprimé toutes ces idées, madame, répondit M. Blandois : avec son salut le plus insinuant, sa main blanche sur son cœur, dans le mot naturellement, que je suis fier d’avoir eu le bonheur et l’intelligence (franchement, ce n’est pas l’intelligence qui manque à Blandois) de rencontrer.

— Pardonnez-moi, monsieur, répondit Mme Clennam, si je doute qu’il soit bien probable qu’un homme du monde, aimant le changement et le plaisir, habitué à courtiser et à se voir courtiser…

— Oh madame ! vous me flattez !

— … Si je doute qu’il soit probable qu’une personne de votre caractère puisse deviner ce qui regarde le mien dans les circonstances où je me trouve. Sans vouloir vous exposer toute une doctrine (elle jeta un coup d’œil vers la rangée de livres secs et ternes qui se trouvaient auprès d’elle)… car vous êtes maître de faire ce que vous voulez, et les conséquences en retomberont sur votre propre tête… je dirai ceci : Je ne prends pour guides que des pilotes infaillibles, avec lesquels je ne saurais faire naufrage… avec lesquels il est impossible que je fasse naufrage… et pour pouvoir oublier l’avis contenu dans ces trois lettres, il faudrait que je ne fusse pas aussi rudement châtiée que je le suis. »

C’était un étrange spectacle que de voir l’empressement qu’elle mettait à saisir une occasion de discuter contre un adversaire invisible, peut-être contre elle-même, toujours occupée de se faire illusion dans cette lutte secrète.

« Si j’oubliais les fautes commises dans une vie de santé et de liberté, je pourrais me plaindre de l’existence à laquelle je me vois condamnée. Mais je ne m’en plains pas ; je ne m’en suis jamais plainte. Si j’oubliais que cette scène du monde, le Seigneur a eu l’intention expresse d’en faire une scène de ténèbres, de désolation et de sombres épreuves pour les créatures qu’il a tirées de la poussière, j’aurais pu conserver quelque tendresse pour les vanités terrestres. Mais il n’en est rien. Si j’ignorais que nous sommes… tous sans exception… l’objet d’une colère trop méritée, qui doit être satisfaite, et contre laquelle nos simples mérites ne peuvent rien, peut-être aurais-je pu gémir sur la différence qui existe entre une paralytique condamnée à l’immobilité et les gens qui sont libres d’aller et de venir. Mais je regarde comme une grâce et une faveur spéciales d’avoir été choisie pour la réparation qui m’est imposée, pour apprendre ce dont je ne saurais plus douter désormais, et pour travailler à mon salut comme je suis sûre d’y travailler dans ma solitude. Sans cela, mes épreuves n’auraient porté aucun fruit. Voilà pourquoi je ne veux ni ne puis rien oublier. Voilà pourquoi je me suis résignée, convaincue que mon sort est préférable à celui de bien des millions de créatures que la grâce n’a point touchées. »

Tout en disant cela, elle avait posé la main sur la montre, et l’avait remise à la place précise qu’elle y occupait toujours. Puis, sans retirer sa main, elle demeura quelques instants immobile à regarder la montre avec une expression de défi.

M. Blandois, qui avait écouté avec beaucoup d’attention le discours de Mme Clennam, continua à fixer les yeux sur elle en caressant sa moustache des deux mains et d’un air rêveur. M. Flintwinch, qui semblait avoir des crispations, intervint à son tour.

« Là, là, là ! dit-il. C’est entendu, madame Clennam ; vous venez de parler comme une femme pieuse et raisonnable. Mais je soupçonne fort que M. Blandois n’est pas trop porté à la piété.

— Au contraire, monsieur ! protesta ce gentilhomme en faisant craquer ses doigts. Pardonnez-moi ! La piété est dans mon caractère. Je suis sensible, ardent, consciencieux et plein d’imagination. Or, un homme sensible, ardent, consciencieux et plein d’imagination, monsieur Flintwinch, est nécessairement pieux… ou bien il ne vaudrait pas grand’chose. »

Tandis que le visiteur se levait pour prendre congé de Mme Clennam et s’avançait vers elle d’un air cavalier (car cet homme, ainsi que tous ceux que la nature a marqués du même sceau, tombait toujours dans l’exagération, bien qu’il n’outrât parfois les choses que de l’épaisseur d’un cheveu), Jérémie soupçonna vaguement que M. Blandois pouvait bien ne pas valoir grand’chose.

« Monsieur, dit alors Mme Clennam, je me suis laissée aller à vous parler de mes infirmités, et vous aurez sans doute vu là une preuve de l’égoïsme d’une vieille malade, bien que ce soit seulement votre réflexion qui m’a poussée par occasion sur ce terrain. Puisque vous avez été assez bon pour songer à me faire une visite, soyez assez bon aussi pour m’excuser de vous avoir tant parlé de moi… Pas de compliments, je vous prie (il était clair que M. Blandois allait lui en adresser un)… M. Flintwinch sera heureux de vous rendre tous les services qui sont en son pouvoir, et je souhaite que votre séjour dans cette ville soit agréable. »

M. Blandois la remercia et, avec sa galanterie habituelle, lui envoya plusieurs baisers du bout des doigts.

« Ah ! voilà une chambre antique, remarqua-t-il avec une légèreté affectée en se retournant lorsqu’il fut arrivé près de la porte. Votre conversation, madame, m’a si vivement intéressé que je n’y avais pas fait attention tout d’abord. Mais vraiment cette chambre a un cachet bien franc et bien marqué du bon vieux temps.

— C’est que la maison elle-même est tout à fait antique, répondit Mme Clennam avec son sourire glacé. Malgré son peu de prétention, c’est une franche antiquité.

— Ma foi ! s’écria le visiteur, si M. Flintwinch était assez bon pour me faire voir les autres pièces en sortant, il m’obligerait infiniment. J’ai un faible pour les vieilles maisons. J’ai un grand nombre de faibles, hélas ! mais celui-là surtout. J’adore et j’étudie le pittoresque dans toutes ses branches ; on m’a dit que j’étais pittoresque moi-même. Il n’y a aucun mérite à être pittoresque…. J’espère que j’ai d’autres qualités qui valent mieux. Mais il n’est pas impossible non plus que je sois pittoresque. C’est de la sympathie !

— Je vous préviens, monsieur Blandois, que vous trouverez l’objet de votre sympathie très-sombre et très-nu, dit Flintwinch, s’armant d’un chandelier. Cela ne vaut pas la peine d’être vu. »

Mais M. Blandois, donnant à Jérémie une tape amicale dans le dos, se contenta de rire ; puis, après s’être retourné pour adresser un dernier baiser à la malade, il s’éloigna avec son guide.

« Vous ne tenez pas à monter en haut ? demanda M. Flintwinch, s’arrêtant sur le palier.

— Au contraire, monsieur Flintwinch ; si ce n’est pas abuser de votre complaisance, j’en serai ravi ! »

M. Flintwinch, reprenant sa marche oblique, monta l’escalier, suivi de près par M. Blandois. Ils entrèrent dans la grande chambre à coucher mansardée qu’Arthur avait occupée le soir de son arrivée.

« Là, monsieur Blandois ! s’écria Jérémie en la faisant voir. Je souhaite que vous vous trouviez payé de vos peines d’être monté si haut pour voir ça. Mais, pour ma part, je suis d’un autre avis. »

Blandois ayant déclaré qu’il était enchanté, ils traversèrent les autres mansardes, divers couloirs, et descendirent. Avant de se retrouver sur l’escalier, M. Flintwinch avait découvert que le visiteur ne regardait nullement les chambres, mais qu’après avoir jeté autour de lui un coup d’œil rapide, il se remettait à examiner son guide. Intrigué par cette découverte, il se retourna au milieu de l’escalier pour faire une autre expérience. Ses yeux rencontrèrent immédiatement ceux de M. Blandois ; ils se regardèrent fixement l’un l’autre ; le visiteur, avec ce méchant mouvement de son nez et de sa moustache, se mit à rire, ainsi qu’il l’avait fait à chaque fois d’un petit rire diaboliquement silencieux.

Comme M. Flintwinch était beaucoup moins grand que le visiteur, il y avait pour lui un désavantage physique à se voir aussi désagréablement dévisagé d’en haut ; et comme, en outre, il descendait le premier et se trouvait presque toujours à une ou deux marches au-dessous de l’autre, ce désavantage était encore plus grand en ce moment. Il attendit, pour regarder de nouveau M. Blandois, que cette inégalité supplémentaire n’existât plus, c’est-à-dire qu’ils fussent entrés dans la chambre de feu M. Clennam. Mais alors il se dédommagea en se tournant à l’improviste sur son hôte, qu’il retrouva toujours occupé à l’examiner.

« Cette vieille maison est vraiment charmante, dit M. Blandois en souriant. Si mystérieuse ! Vous n’entendez jamais des bruits surnaturels ici ?

— Des bruits ? Non.

— Il n’y vient jamais de démon ?

— Il n’en vient jamais ; du moins, répondit M. Flintwinch en faisant un pas oblique vers son interlocuteur, il n’en vient pas qui se présentent sous ce nom et en cette qualité.

— Ha, ha !… C’est un portrait, je crois ?

(Il continuait à regarder M. Flintwinch, comme si M. Flintwinch eût été le portrait en question.)

— En effet.

— Oserais-je vous demander le nom de l’original ?

— C’est feu M. Clennam. Le mari de mon associée.

— Et ci-devant propriétaire, sans doute, de cette remarquable montre que j’ai admirée là-haut ? » ajouta le visiteur.

M. Flintwinch, qui avait jeté un coup d’œil sur le portrait, se retourna et reconnut encore qu’il était l’objet de l’examen attentif de M. Blandois, dont le nez s’abaissait et dont la moustache se relevait toujours.

« Oui, monsieur Blandois, répliqua-t-il d’un ton aigre, cette montre lui a appartenu et elle a appartenu à son oncle avant lui, et à je ne sais plus qui encore auparavant ; voilà tout ce que je puis vous dire de sa généalogie.

— C’est un esprit d’une trempe vigoureuse, monsieur Flintwinch, que celui de notre malade.

— Oui, monsieur, répondit Jérémie, se tortillant encore en spirale, ainsi qu’il n’avait pas cessé de le faire depuis le commencement de ce dialogue, pour se tourner vers le visiteur brusquement, comme une vis qui manque son coup, car l’autre restait impassible, et M. Flintwinch lui-même était toujours contraint de faire un pas en arrière ; oui, monsieur ; c’est une femme remarquable. Elle a beaucoup de courage, beaucoup de vigueur morale.

— Ils ont dû mener une existence bien heureuse, remarqua Blandois.

— Qui ça ? » demanda M. Flintwinch, obliquant encore.

M. Blandois indiqua avec l’index de sa main droite la chambre de la malade, en désignant en même temps le portrait avec celui de la main gauche ; puis écartant les jambes, il resta là à rire à la face de M. Flintwinch, avec ce nez qui s’abaissait et cette moustache qui remontait.

« Leur existence a été aussi heureuse que celle de la plupart des ménages, je suppose, répliqua M. Flintwinch. Je ne saurais vous renseigner là-dessus. Je n’en sais rien. Chaque famille a ses secrets.

— Des secrets ! s’écria Blandois avec vivacité. Répétez-moi un peu ces paroles, mon fils !

— Je dis, répliqua M. Flintwinch en se reculant, car M. Blandois avait paru se gonfler si subitement que sa poitrine avait presque frôlé te visage du sieur Jérémie ; je dis que chaque famille a ses secrets.

— Oui, parbleu, il y en a ! s’écria l’autre, lui donnant une claque sur chaque épaule et le faisant rouler en avant et en arrière. Ah, ah ! vous avez raison ! Des secrets ! Je crois bien qu’il y en a ! Sacrebleu ! Il y a des familles qui ont de satanés secrets, monsieur Flintwinch. »

Puis, après avoir frappé plusieurs fois Jérémie sur les deux épaules, comme pour le féliciter en ami de quelque bonne plaisanterie, il leva les bras, rejeta la tête en arrière et se mit à rire aux éclats. Ce fut en vain que Jérémie tenta d’interrompre cet accès d’hilarité. M. Blandois n’en rit pas moins tout son soûl.

« Mais veuillez me prêter un instant la chandelle, dit-il lorsqu’il eut fini de rire, que je regarde un peu le mari de cette dame remarquable… Ah !… (soulevant la lumière à hauteur de bras)… Il y a aussi une expression assez décidée dans ces traits-là, mais dans un autre genre. Le portrait a l’air de dire… quels sont donc les mots ?… oui, c’est cela, il a l’air de dire : « N’oubliez pas ! » N’est-il pas vrai, monsieur Flintwinch ? Par le ciel, monsieur, il me fait cet effet-là. »

En rendant la lumière à Jérémie, il le regarda de nouveau ; puis, l’accompagnant d’un pas indolent vers le vestibule, il déclara que cette vieille maison était ravissante, qu’il avait eu grand plaisir à la visiter en détail, et qu’il n’aurait pas voulu manquer ce plaisir-là pour un billet de quatre cents livres.

Au milieu de toutes les familiarités que se permettait M. Blandois, dont les manières étaient devenues beaucoup plus grossières et plus insolentes, le visage du sieur Jérémie, dont le parchemin n’était pas susceptible de changements prononcés, conserva toute son impassibilité. On sait qu’il avait toujours l’air d’un pendu, dont une main amie venait de couper la corde, et, en ce moment, on semblait l’avoir décroché une seconde trop tard : mais, sauf cette légère variante, il n’avait rien perdu de son sang-froid extérieur.

Leur inspection terminée, nos deux personnages se tenaient dans la petite salle qui donnait sur le vestibule, et M. Jérémie, examinant à son tour M. Blandois, lui dit avec calme :

« Je suis charmé, monsieur, que vous soyez satisfait du résultat de notre visite. J’avoue que je ne m’y attendais pas. Cette petite promenade paraît vous avoir mis en gaieté.

— Elle m’a ravi ! répliqua Blandois. Elle m’a rafraîchi, moralement parlant… parole d’honneur ! Avez-vous jamais des pressentiments, monsieur Flintwinch ?

— Je ne sais pas trop ce que vous entendez par ce mot, monsieur.

— Pour poser plus clairement la question, je vous demanderai, mon cher M. Flintwinch, si vous éprouvez parfois une vague prévision d’un plaisir à venir ?

— J’avoue que, pour le quart d’heure, je ne ressens aucune sensation de ce genre, répondit l’associé de Mme Clennam avec une gravité imperturbable ; mais si je sens que cela me vient, je m’empresserai de vous en prévenir.

— Eh bien ! moi, j’éprouve ce soir une sorte de pressentiment qui me dit que nous ferons plus ample connaissance. Et vous, mon bonhomme, sentez-vous que cela vous vienne ?

— Non, répliqua M. Flintwinch après un silence de quelques minutes, pendant lequel il avait paru se consulter afin de répondre avec toute la véracité possible. Non, pas du tout.

— J’ai le pressentiment que nous deviendrons amis intimes. Vous n’avez aucun pressentiment de ce genre, mon fils ?

— Pas encore, » répliqua M. Flintwinch.

M. Blandois prenant encore son hôte par les épaules le secoua un peu avec le même enjouement que les fois précédentes, passa le bras de M. Flintwinch sous le sien et l’invita à venir boire une bouteille de vin avec lui comme un cher vieux finaud qu’il était.

Jérémie accepta sans hésiter cette invitation, et ils s’en furent à la taverne de Blandois par une pluie battante qui, depuis la tombée de la nuit, fouettait les vitres, les toits et le pavé. Il y avait longtemps déjà que le tonnerre avait cessé de gronder et que les éclairs ne brillaient plus ; mais la pluie tombait à torrents. Ils s’installèrent dans la chambre de M. Blandois, et, après avoir commandé une bouteille de vin de Porto, ce voyageur hospitalier, écrasant sous le poids de sa délicate personne tous les jolis coussins qu’il put rassembler, s’assit sur le rebord de la croisée, tandis que M. Flintwinch s’établissait en face de lui, de l’autre côté de la table. M. Blandois proposa de faire venir les plus grands verres qu’on pourrait trouver dans la taverne, proposition à laquelle M. Flintwinch donna son approbation. Les verres ayant été remplis jusqu’aux bords, M. Blandois, sous l’excitation d’une gaieté bachique, trinqua avec M. Flintwinch et vida une rasade en l’honneur de l’intimité dont il avait le pressentiment. M. Flintwinch fit honneur à ce toast avec un flegme silencieux, et continua à boire tout le vin qu’on lui versait sans prononcer un mot. Chaque fois que M. Blandois trinquait avec son invité (politesse qu’il renouvelait dès qu’il avait rempli les verres), M. Flintwinch l’imitait d’un air stupide ; il l’eût imité encore plus volontiers, s’il se fût agi de vider le verre de son hôte aussi bien que le sien ; car, sauf la faculté de déguster le liquide absorbé, Jérémie était un vrai tonneau.

Bref, M. Blandois finit par découvrir que verser du vin de Porto dans le corps taciturne de son ami Flintwinch, ce n’était pas le moyen de le faire parler, attendu que ce liquide semblait au contraire le rendre muet. Jérémie, d’ailleurs, était capable de boire pendant le reste de la nuit, et, au besoin, de continuer jusqu’au lendemain soir, tandis que Blandois, de son côté, ne tarda pas à s’apercevoir qu’il se livrait à des fanfaronnades trop féroces. Il leva donc la séance lorsque la troisième bouteille du capiteux Porto se trouva vide.

« Vous comptez sans doute tirer sur nous demain ? demanda M. Flintwinch en prenant congé de lui et avec son visage d’homme d’affaires.

— Mon chou, répondit l’autre, les deux mains sur les épaules de M. Flintwinch, soyez tranquille, je tirerai sur vous. Adieu, mon Flintwinch (donnant à Jérémie une accolade méridionale, c’est-à-dire l’embrassant bruyamment sur chaque joue) ; je vous en donne ma parole de gentilhomme ! Oui, mille tonnerres ! vous me reverrez ! »

Mais le lendemain, Blandois ne se présenta pas, bien que la lettre d’avis annoncée eût été reçue par la maison Clennam et Cie. Flintwinch étant allé le soir demander des nouvelles du voyageur fut très-surpris d’apprendre qu’il avait soldé son compte le matin même et qu’il était reparti pour Calais. Néanmoins, Jérémie, à force de se caresser la mâchoire, sortit de ses réflexions pour laisser voir sur sa figure la conviction intime que M. Blandois, cette fois-là, tiendrait sa parole et qu’on ne manquerait pas de le revoir.