La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 29

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 331-339).


CHAPITRE XXIX.

Mme Jérémie continue à rêver.


Pendant que ces événements se passaient, la maison de Mme Clennam n’avait rien perdu de son aspect lugubre, et la malade continuait à y mener la même existence uniforme. Le matin, l’après-midi, le soir, s’y succédaient avec la même monotonie : c’était le retour maussade du mouvement d’une machine sans cesse remontée, la chaîne d’une horloge qui s’enroule et se déroule toujours.

Le fauteuil à roulettes avait sans doute ses associations de souvenirs et de rêveries, aussi bien que tout autre endroit où a stationné un être humain. Des images de rues depuis longtemps démolies et de maisons rebâties, des portraits de gens tels qu’ils étaient autrefois, et où l’on oubliait de faire la part des années écoulées depuis qu’on les avait vus ; combien de souvenirs de ce genre devaient renaître durant la longue routine des journées lugubres de la malade ! Se figurer que l’horloge de toute existence active s’est arrêtée à l’heure où soi-même l’on s’est trouvé séparé du monde ; que l’humanité entière est condamnée à l’immobilité, lorsqu’on se trouve soi-même dans l’impossibilité de faire un pas ; ne pouvoir mesurer les changements qui se font au delà de son propre horizon en prenant pour point de comparaison un type plus riche que celui de sa propre existence uniforme et rétrécie : c’est la faiblesse de bien des valétudinaires, la maladie morale de presque tous les prisonniers et les reclus.

À quelles scènes, à quels acteurs, cette femme, qui ne sortait ni hiver ni été de cette sombre chambre, songeait-elle plus souvent ? Nul ne le savait. Peut-être bien que l’oblique Jérémie, à force d’exercer sur elle, chaque jour, une pression puissante, eût réussi à lui extorquer cette confidence, si elle avait offert moins de résistance ; mais elle était trop forte pour lui. Quant à Mme Jérémie, elle avait déjà bien assez d’occupation, ma foi, à contempler, avec une niaise surprise, son époux et sa maîtresse infirme, à trotter du haut en bas de la maison, la tête cachée sous son tablier à prêter sans cesse l’oreille à des bruits qu’elle entendait quelquefois, sans vouloir sortir de son état de rêve et de somnambulisme, pour pénétrer le secret de la pensée de Mme Clennam.

On faisait assez d’affaires, à ce que Mme Jérémie pouvait croire, car son mari ne manquait pas de besogne dans son petit cabinet, et il recevait plus de monde qu’il n’en était venu là depuis bien des années. Mais il n’y avait rien d’étonnant à cela, la maison étant restée presque déserte depuis longtemps. Cependant M. Flintwinch recommençait à écrire des lettres, à voir assez de monde et à tenir des comptes. En outre, il visitait d’autres maisons de commerce, et les entrepôts, et les docks, et la douane, et le café Garraway, et le café de Jérusalem, et la Bourse, de sorte qu’il sortait et rentrait constamment. Il se mit aussi, les soirs où Mme Clennam n’exprimait pas le désir de jouir de la compagnie de son aimable associé, à fréquenter une taverne du voisinage pour consulter la liste des arrivages de navires, ou le bulletin de la Bourse dans le journal du soir, et même pour échanger quelques petites politesses avec les capitaines des navires marchands qui fréquentaient cet endroit. À toute heure du jour, Mme Clennam et lui tenaient un conseil d’affaires ; et il sembla à Mme Jérémie, qui était toujours à fureter partout, écoutant et guettant, que les deux finauds faisaient beaucoup d’argent.

L’hébétement dans lequel l’épouse de M. Flintwinch était tombée avait fini par percer dans tous ses regards et tous ses gestes, au point que les deux finauds ne faisaient plus guère attention à cette dame, la regardant comme une personne qui n’avait jamais été bien intelligente, mais qui, maintenant, était en train de devenir idiote. Soit parce qu’il s’aperçut que la tournure de sa femme n’avait rien de commercial, soit parce qu’il craignit que le choix qu’il avait fait d’une pareille épouse n’inspirât pas une grande confiance à ses clients, M. Flintwinch ordonna à sa dame de garder le silence sur leurs relations conjugales et de ne l’appeler plus Jérémie que dans l’intimité de la vie domestique. L’oubli fréquent de cette recommandation contribua à donner à Mme Flintwinch un air encore plus effaré ; car M. Flintwinch ayant l’habitude de se venger de ces nombreuses désobéissances en s’élançant sur elle à l’improviste, lorsqu’il la voyait sur l’escalier, et de la secouer d’une rude façon, elle était dans des transes continuelles, s’attendant à chaque instant à voir l’ennemi lui livrer un nouvel assaut.

La petite Dorrit venait de terminer une longue journée de travail dans la chambre de Mme Clennam, et elle ramassait les bouts de fils et de chiffons avant de s’en retourner chez elle. M. Pancks, que Mme Jérémie venait d’annoncer, demandait à Mme Clennam des nouvelles de sa santé en ajoutant que, se trouvant par hasard dans le quartier, il était venu savoir, de la part de son propriétaire, comment elle se portait. Mme Clennam, les sourcils froncés, le regardait en face.

« M. Casby sait fort bien, dit-elle, que je ne suis plus en état de changer. Le seul changement que j’attende désormais, c’est le grand changement… le dernier de tous.

— En vérité, madame ? répondit Pancks, dont l’œil distrait se dirigeait vers la petite couturière à genoux, qui ramassait les bouts de fils et les chiffons éparpillés sur le tapis. Vous avez pourtant très-bonne mine, madame.

— Je souffre sans me plaindre ce que je dois souffrir, répliqua Mme Clennam. Vous, de votre côté, faites ce que vous avez à faire.

— Merci, madame ; j’y fais tous mes efforts.

— Vous venez souvent dans ce quartier, n’est-ce pas ? demanda Mme Clennam.

— Mais, oui, madame ; depuis quelque temps, j’y viens assez souvent, je passe presque tous les jours par ici, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre.

— Priez M. Casby et sa fille de ne pas s’occuper de moi par procureur. S’ils veulent me voir, ils savent que je suis toujours ici pour les recevoir. Il est inutile qu’ils se donnent la peine d’envoyer personne. Il est inutile que vous-même vous preniez la peine de venir.

— Ce n’est pas une peine, madame, pas du tout, répliqua l’imperturbable Pancks… Je suis vraiment ravi de vous trouver si bonne mine, madame !

— Merci. Bonsoir. »

Ce congé, grâce au bras levé et au doigt étendu qui lui montraient la porte, était si bref et si explicite que Pancks ne vit pas moyen de prolonger sa visite. Il remua ses cheveux de l’air le plus dégagé du monde, jeta un nouveau coup d’œil à la petite Dorrit, et se dirigea à toute vapeur vers la porte en disant :

« Bonsoir, madame. Ne vous dérangez pas pour me reconduire, madame Jérémie ; je connais le chemin. »

Mme Clennam, le menton appuyé sur sa main, le suivit d’un regard sombre, attentif et méfiant, tandis que l’épouse du sieur Jérémie contemplait sa maîtresse d’un air ébahi, comme si elle eût été sous l’influence d’un charme. Puis les yeux de la paralytique se détournèrent lentement de la porte par laquelle Pancks avait disparu pour se porter avec une expression soucieuse sur la mignonne personne de la petite Dorrit, qui venait de se lever. Le menton appuyé plus pesamment encore sur sa main, la malade continua à fixer sur la jeune couturière un regard sombre et menaçant jusqu’à ce qu’elle eût attiré son attention. La petite Dorrit baissa les yeux. Mme Clennam ne cessa pas de la regarder.

« Petite Dorrit, vous connaissez cet homme ? demanda-t-elle, lorsqu’elle rompit enfin le silence.

— À peine, madame ; je le rencontre assez souvent sur mon chemin, et il m’a quelquefois adressé la parole, voilà tout ce que je sais sur lui.

— Que vous a-t-il dit ?

— Je n’ai pas très-bien compris ce qu’il m’a dit, il est si bizarre. Mais il ne m’a rien dit de malhonnête ni de désagréable.

— Pourquoi vient-il vous voir ici ?

— Je n’en sais rien, madame, répondit la petite Dorrit avec une entière franchise.

— Mais vous savez que c’est pour vous voir qu’il y vient ?

— Je l’ai bien pensé ; mais je ne vois pas du tout pourquoi il viendrait ici ou ailleurs pour me voir. »

Mme Clennam, les yeux fixés sur le parquet, demeura aussi absorbée dans sa rêverie qu’elle l’avait été dans la contemplation de la jeune fille, dont maintenant elle semblait oublier la présence. Il s’écoula quelques minutes avant qu’elle en sortît pour reprendre l’air de tranquillité endurcie qui lui était habituel.

Cependant la petite Dorrit avait attendu pour partir parce qu’elle avait craint de déranger Mme Clennam. Elle s’aventura alors à quitter la place où elle s’était tenue immobile depuis qu’elle s’était levée, et pour passer doucement de l’autre côté du fauteuil à roulettes. Là, elle se pencha pour dire : « Bonsoir, madame. »

La mère d’Arthur avança la main et la posa sur le bras de la jeune fille. La petite Dorrit, troublée par ce geste inattendu, se tint immobile, tremblant un peu. Peut-être se rappelait-elle certain passage de l’histoire de la princesse et de la petite femme mignonne.

« Dites-moi, petite Dorrit, avez-vous beaucoup d’amis ? demanda Mme Clennam.

— Non, madame, j’en ai fort peu. Après vous, je n’ai pas d’autres amis que Mlle Flora et un autre.

— Vous voulez parler de cet homme ? dit Mme Clennam, désignant encore la porte avec son doigt étendu.

— Oh non ! madame.

— Un de ses amis à lui, alors ?

— Non, madame. (La petite Dorrit secoua la tête d’un air très-sérieux.) Oh non ! Ce n’est personne qui lui ressemble ou qui ait rien de commun avec lui.

— Allons ! répondit Mme Clennam, presque souriante, cela ne me regarde pas. Je vous adresse cette question, parce que je m’intéresse à vous ; et aussi parce que je crois que j’ai été votre amie avant que vous en eussiez une autre au monde. N’est-il pas vrai ?

— Oui, madame ; oui vraiment. Je suis venue chez vous bien des jours où, sans vous et sans l’ouvrage que vous me donniez, nous aurions manqué de tout.

Nous ? répéta Mme Clennam, regardant la montre qui avait appartenu à son mari et qui était toujours posée sur sa table. Combien donc êtes-vous ?

— Il ne reste plus que père et moi maintenant. Je veux dire, qu’il n’y a plus que père et moi à entretenir régulièrement avec ce que je gagne.

— Est-ce que vous avez eu à endurer beaucoup de privations, vous et votre père, et les autres membres de votre famille, quels qu’ils soient ? demanda Mme Clennam, parlant avec beaucoup de précision tout en tournant et retournant sa montre d’un air rêveur.

— Quelquefois nous avons eu beaucoup de peine à vivre, répondit la petite Dorrit, de sa voix douce et patiente ; mais, pour ce qui est de cela, il ne manque sans doute pas de gens qui sont encore plus à plaindre que nous.

— Voilà qui est bien dit ! répliqua vivement Mme Clennam. Vous avez bien raison. Vous êtes une bonne fille, pleine de bon sens et bien reconnaissante aussi, ou je me trompe fort.

— Il n’y a rien là que de très-naturel. Je n’ai aucun mérite à être reconnaissante, » répondit la petite Dorrit.

Mme Clennam (avec une douceur dont Mme Jérémie la somnambule n’aurait jamais, même dans ses rêves les plus fantastiques, cru sa maîtresse capable) attira à elle le visage de la jeune couturière et lui donna un baiser sur le front.

« Allons, petite Dorrit, partez vite, dit-elle, ou bien vous serez en retard, ma pauvre enfant ! »

Dans tous les rêves que Mme Jérémie entassait les uns sur les autres depuis qu’elle avait adopté ce métier mystérieux, elle n’avait jamais rien rêvé d’aussi étrange que cela. Il ne lui manquait plus que de voir l’autre finaud embrasser à son tour la jeune fille, et les deux finauds se précipiter ensuite dans les bras l’un de l’autre pour fondre en larmes en faveur de l’humanité tout entière. Rien que d’y penser elle en avait la migraine, et elle en était encore toute bouleversée, en reconduisant au pied de l’escalier la couturière aux pieds légers, afin de fermer à double tour la porte d’entrée derrière elle.

Après l’avoir ouverte d’abord pour laisser sortir la petite Dorrit, elle s’aperçut que M. Pancks, au lieu de poursuivre son chemin, comme il devait le faire naturellement dans toute autre localité moins sujette à inspirer aux gens une conduite excentrique, se promenait de long en large dans la cour, devant la maison. Dès qu’il vit sortir la petite Dorrit, il passa vivement devant elle et, le doigt posé sur son nez, lui dit avant de s’éloigner :

« Pancks le bohémien, disant la bonne aventure.

— Bonté divine ! s’écria Mme Jérémie qui l’avait parfaitement entendu. Voilà-t-il pas un bohémien par-dessus le marché, et un diseur de bonne aventure qui s’en mêle ! Qu’est-ce que nous allons devenir ? » Le cerveau troublé par les vains efforts qu’elle faisait pour débrouiller cette énigme, Mme Jérémie resta debout sur le seuil, par une soirée de pluie et de tonnerre. Les nuages se livraient à des courses effrénées, le vent grondait par rafales, refermant avec bruit quelques volets voisins qu’il avait réussi à ouvrir, faisant tournoyer les girouettes et les capuchons rouillés des cheminées et soufflant avec rage dans le petit cimetière d’à côté comme s’il voulait emporter de leurs tombes les citoyens défunts du quartier. Le tonnerre, murmurant de sourdes menaces de tous les coins du ciel à la fois, paraissait demander vengeance de cette tentative sacrilège et murmurer : « Laissez-les dormir ! laissez-les dormir en paix ! »

Mme Jérémie, qui craignait le tonnerre, mais qui ne craignait guère moins cette demeure hantée par une obscurité prématurée et surnaturelle, était encore à se demander si elle rentrerait ou non, lorsqu’une soudaine rafale vint décider la question en refermant violemment la porte derrière elle dans la rue.

« Que faire maintenant ? que faire ? s’écria Mme Jérémie, en se tordant les mains dans ce dernier rêve, le plus troublé de tous ceux qu’elle avait faits. La voilà renfermée toute seule, quand elle n’est pas plus capable que les morts eux-mêmes de descendre pour ouvrir la porte ! »

Dans sa perplexité, Mme Jérémie, le tablier relevé en guise de capuchon pour se préserver de la pluie, se mit à courir à diverses reprises le long du trottoir désert. Pourquoi se baissa-t-elle pour regarder par le trou de la serrure, comme si son œil pouvait l’ouvrir ? Je ne saurais le dire. Néanmoins c’est là ce que font la plupart des gens en pareille circonstance, et c’est là ce que fit Mme Jérémie.

Elle se redressa tout à coup avec un cri étouffé, sentant quelque chose se poser sur son épaule. Ce quelque chose était une main : une main d’homme.

Cet homme portait un costume de voyage, une casquette garnie de fourrure avec un large et lourd manteau. Il avait l’air d’un étranger. Sa chevelure et ses moustaches épaisses étaient d’un noir de jais, excepté aux extrémités où elles prenaient une teinte rougeâtre. Son nez était grand et recourbé. Il se mit à rire en voyant l’épouvante de Mme Jérémie et en entendant le cri qu’elle venait de pousser ; et lorsqu’il rit, sa moustache se releva sous son nez et son nez s’abaissa sur sa moustache.

« Qu’avez-vous donc ? demanda-t-il en très-bon anglais. Qu’est-ce qui vous fait peur ?

— Vous, répondit Mme Jérémie d’une voix haletante.

— Moi, madame ?

— Oui, vous, et l’orage et… et tout, répondit-elle. Et tenez, voilà le vent qui a refermé ma porte, et je ne puis pas rentrer.

— Bah ! dit l’inconnu, qui prit la chose très-tranquillement. En vérité ? Connaissez-vous ici quelqu’un du nom de Clennam ?

— Parbleu ! si je la connais ! Je crois bien ! s’écria Mme Jérémie qui, à cette question, se tordit les mains avec un nouveau désespoir.

— Où cela ?

— Où ? répéta Mme Jérémie, regardant encore une fois par le trou de la serrure. Où voulez-vous qu’elle demeure si ce n’est dans cette maison ? Et elle y est toute seule, dans sa chambre, et elle est paralysée des jambes et ne peut pas seulement bouger pour me tirer d’embarras. Et l’autre finaud qui est sorti… Dieu me pardonne ! s’écria Mme Jérémie, à qui ces réflexions accumulées faisaient exécuter une danse effrénée, je crois que j’en deviendrai folle ! »

L’étranger, depuis que la question le regardait personnellement, paraissait s’y intéresser davantage ; il recula de quelques pas et ses yeux s’arrêtèrent bientôt sur l’étroite fenêtre de la petite salle qui se trouvait près de la porte d’entrée.

« Et peut-on vous demander où se tient la dame qui a perdu l’usage de ses jambes ? demanda-t-il avec ce sourire particulier qui exerçait une sorte de fascination sur l’impressionnable Mme Jérémie.

— Là-haut ! répondit-elle. À ces deux croisées.

— Bon. Je suis d’une taille raisonnable, mais je ne pourrais jamais avoir l’honneur de me présenter dans cette chambre-là sans l’aide d’une échelle. Or, madame, à franchement parler… la franchise est une de mes vertus… voulez-vous que je vous ouvre la porte ?

— Oui, et que le Seigneur vous bénisse, bonne âme que vous êtes ! Ouvrez-la tout de suite, je vous en prie ! s’écria Mme Jérémie. En ce moment, elle a peut-être mis le feu à sa robe. On ne sait pas ce qui peut lui arriver pendant que je suis là, la tête perdue !

— Un instant, ma bonne dame ! (Il réprima l’impatience de la bonne dame par un geste de sa main lisse et blanche.) L’heure des affaires est passée, je crois, pour aujourd’hui ?

— Oui, oui, oui, s’écria Mme Jérémie ; depuis longtemps !

— Dans ce cas, laissez-moi vous faire une proposition loyale. La loyauté est une de mes vertus. Je descends du bateau à vapeur, ainsi que vous pouvez le voir. (Il montra à Mme Jérémie que son manteau était trempé et ses bottes saturées d’eau ; cette dame avait déjà remarqué qu’il avait les cheveux en désordre, le teint jaune comme s’il venait de faire une rude traversée, et qu’il avait si froid qu’il avait peine à empêcher ses dents de claquer.) Je descends du paquebot, madame, et j’ai été retenu par le temps… maudit temps ! Par conséquent, madame, une affaire urgente (très-urgente, puisqu’il s’agit de toucher de l’argent), que j’aurais terminée aux heures habituelles, me reste encore à régler. Or si vous voulez bien me promettre d’aller chercher dans le voisinage quelqu’un qui ait qualité pour me régler cette affaire, je m’engage, de mon côté, à vous ouvrir la porte. Si cet arrangement ne vous convenait pas, je… » et répétant son méchant sourire, il fit un mouvement rétrograde qui annonçait très-clairement qu’il était prêt à se retirer.

Mme Jérémie, enchantée de pouvoir s’en tirer à si bon marché, s’empressa d’accepter. L’inconnu la pria sans plus de façons d’avoir l’obligeance de lui tenir son manteau, s’éloigna de quelques pas, prit son élan, bondit vers la croisée, s’accrocha des deux mains à l’allège, et l’instant d’après soulevait le châssis inférieur de la fenêtre à guillotine. Son regard avait quelque chose de si sinistre, tandis qu’il sautait dans la chambre et se retournait pour saluer Mme Jérémie, qu’elle songea (cette pensée la fit frissonner) que, s’il s’avisait de monter tout droit au premier étage pour assassiner son impotente maîtresse, elle ne pourrait rien faire pour l’en empêcher.

Par bonheur, l’inconnu n’avait aucune intention de ce genre, car il ne tarda pas à se montrer à la porte d’entrée.

« Maintenant, chère madame, dit-il en reprenant et en remettant son manteau, si vous voulez bien me… D’où diable vient ce bruit-là ? »

Un bruit étrange, en effet, très-rapproché, à en juger par l’ébranlement qu’il donnait à l’atmosphère, et pourtant étouffé comme s’il eût été très éloigné. Un tremblement, un sourd roulement, puis la chute de quelque matière sèche et légère.

« D’où diable vient ce bruit ?

— Je ne sais pas ce que ce peut être, mais je l’ai entendu mille et mille fois, » répondit Mme Jérémie qui avait saisi l’inconnu par le bras.

L’inconnu ne devait pas être un homme courageux, pensa-t-elle au milieu de l’épouvante et des tressaillements de ce nouveau rêve, car ses lèvres tremblantes avaient pâli. Après avoir écouté un instant, il haussa les épaules.

« Bah ! ce n’est rien… Maintenant, chère madame, vous m’avez, je crois, parlé tout à l’heure d’un personnage habile pour mon affaire. Voulez-vous être assez bonne pour me mettre face à face avec ce génie ? »

Il avait la main sur la porte, comme s’il se tenait tout prêt à la lui refermer au nez si elle faisait mine de refuser l’exécution du marché.

« Vous ne direz rien de la porte que j’ai laissée se refermer sur moi ? dit Mme Jérémie.

— Pas un mot.

— Et vous ne bougerez pas d’ici (si elle appelle, ne répondez pas), le temps que je vais courir au coin de la rue.

— Madame, je ne bougerai pas plus qu’une pierre. »

Mme Jérémie avait une peur si effroyable qu’il ne se dépêchât de monter furtivement l’escalier dès qu’elle aurait le dos tourné, qu’après avoir perdu la maison de vue, elle revint sur ses pas pour voir s’il était toujours là. Comme l’inconnu se tenait toujours sur le seuil (plutôt en dehors qu’en dedans de la maison, car on eût dit qu’il n’aimait pas l’obscurité et ne se souciait guère d’en sonder les mystères), elle courut jusqu’à la rue voisine, expédia un message à M. Jérémie Flintwinch, qui sortit immédiatement de la taverne. Étant revenus au galop (la femme formant l’avant-garde, le mari la suivant de près, animé sans doute par l’espoir de la secouer d’importance avant qu’elle pût se réfugier dans la maison), les deux époux virent l’inconnu toujours debout à son poste, et entendirent la voix dure de Mme Clennam qui demandait d’en haut :

« Qui donc est là ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ne répond-on pas ? Qui donc est là, en bas ? »