La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 18

Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 206-215).


CHAPITRE XVIII.

L’amoureux de la petite Dorrit.


La petite Dorrit n’avait pas atteint son vingt-deuxième anniversaire sans trouver un amoureux. Même, dans cette misérable prison de la Maréchaussée, l’éternel Cupidon avait de temps à autre décoché quelques flèches déplumées de son arc moisi, et blessé au cœur un ou deux détenus.

Cependant l’amoureux de la petite Dorrit n’était pas un détenu : c’était le fils sentimental d’un guichetier. Le père de ce soupirant comptait, au bout d’une longue carrière, léguer à son fils l’héritage d’une clef sans tache ; il l’avait initié dès son enfance aux devoirs de son emploi, et lui avait inspiré l’ambition de maintenir dans la famille la serrure du guichet. En attendant cet héritage, le jeune homme aidait sa mère à gérer, au coin de l’allée de Horsemonger (le père, quoique guichetier, ne demeurait pas dans la prison), un petit débit de tabac qui avait une clientèle assez lucrative parmi les détenus.

Bien des années auparavant, lorsque l’objet de sa flamme avait coutume de se tenir dans son petit fauteuil au coin de la cheminée de la loge, le jeune John (son nom de famille était Chivery), qui avait un an de plus que la petite Dorrit, lui avait lancé des œillades d’admiration et de ravissement. Lorsque, plus tard, il avait joué avec elle dans la cour, son jeu favori avait consisté à faire semblant de l’emprisonner dans des coins, afin de recevoir des baisers réels pour faire semblant de la délivrer. Lorsqu’il était devenu assez grand pour regarder par le trou de la grande serrure de la porte principale, il avait plus d’une fois laissé dehors sur les marches le dîner ou le souper de son père, au risque de voir disparaître les comestibles, pour s’enrhumer un œil à force de contempler sa bien-aimée à travers cette perspective aérienne.

Si l’ardeur du jeune John s’était jamais ralentie aux jours moins impressionnables de son enfance, à cet âge où la jeunesse est encline à laisser traîner les cordons de ses brodequins sans prendre souci de ses organes digestifs, dont elle a le bonheur d’ignorer l’existence délicate, il s’était bientôt corrigé, et sa constance était devenue dès lors inébranlable. À dix-neuf ans, il avait inscrit sur cette partie du mur qui faisait face à la demeure d’Amy, à l’occasion de la fête de cette jeune personne :

« Sois la bienvenue, doux nourrisson des fées ! »

À vingt-trois ans, chaque dimanche, la même main offrait en tremblant des cigares au Père de la Maréchaussée, ou plutôt au père de la reine de son cœur.

Le jeune John était petit de taille, avec des jambes un peu faibles et des cheveux d’un blond très faible aussi. Un de ses yeux, peut-être celui qui avait eu l’habitude de regarder par le trou de la serrure, était faible comme le reste et paraissait plus grand que l’autre, comme un œil étonné qui cherche en vain à se remettre de sa surprise. Le jeune John avait aussi un caractère des plus doux. Ce qui ne l’empêchait pas de posséder une grande âme, poétique, expansive, fidèle.

Bien qu’en présence de la divinité de son cœur il fût trop humble pour espérer beaucoup, le jeune John avait examiné la question sous toutes ses faces. Amené par le raisonnement à une conclusion bienheureuse, il avait entrevu, malgré sa modestie, un mariage plein de convenance. Avec un peu de bonheur, l’union était possible. N’était-elle pas l’enfant de la Maréchaussée comme il en était le guichetier en herbe ? Voilà pour la convenance. John deviendrait gardien interne. Alors Amy hériterait officiellement de la chambre dont elle avait si longtemps payé le loyer : c’était encore bien agréable. De cette chambre on pouvait regarder par-dessus le mur d’enceinte, en se dressant sur la pointe des pieds, et avec un treillage garni de pois de senteur ou de haricots rouges, la fenêtre deviendrait un véritable bosquet. N’était-ce pas ravissant ? Puis, comme ils seraient tout l’un pour l’autre, il y avait même une grâce allégorique à se trouver renfermés ensemble dans la geôle. Séparés du monde (sauf de cette partie du monde dont la garde leur serait confiée), ne connaissant que par ouï dire les peines et les soucis du dehors et seulement par les récits des pèlerins qui se reposeraient chez eux, en route vers l’hôtel des Insolvables, entre le bosquet aérien et la loge plus terrestre, ils glisseraient doucement sur le fleuve du temps, goûtant un bonheur domestique digne des temps pastoraux. Quelle est l’âme naïve et bucolique qui aurait pu résister à ce tableau touchant ? Le jeune John, ému par l’avenir de bonheur qui allait enfin couronner tant d’amour, arracha des larmes de ses propres yeux en terminant le tableau par une pierre tombale dressée dans le cimetière voisin, tout contre le mur de la prison, et portant l’inscription suivante :

« CI-GÎT JOHN CHIVERY, qui fut soixante ans guichetier
et cinquante ans gardien de la prison voisine,
décédé le 31 décembre 1806,
à l’âge de 83 ans,
entouré du respect universel.
CI-GÎT aussi sa bien-aimée et bien aimante épouse,
AMY, fille de William DORRIT, qui n’a pas survécu
quarante-huit heures à la perte de son mari,
décédée aussi dans la prison de la Maréchaussée.
C’est là qu’elle a vu le jour, c’est là qu’elle a vécu,
c’est là qu’elle est morte. »

Les parents de John Chivery n’ignoraient pas la passion de leur fils, d’autant plus qu’elle avait, en quelques rares occasions, poussé le jeune amoureux à témoigner de l’exaspération aux pratiques et à léser les intérêts du débit ; mais M. et Mme Chivery avaient, à leur tour, résolu le problème d’une façon favorable aux vœux de leur unique héritier. Mme Chivery, femme prudente, avait prié son mari de ne pas oublier que la position de leur John, dans la geôle, se trouverait certainement affermie par une alliance avec Mlle Dorrit, qui y avait elle-même certains droits de préséance et qui y était fort estimée. Mme Chivery avait prié son mari de ne pas oublier que si, d’un côté, leur John avait quelques écus et un poste de confiance en expectative, d’un autre côté Mlle Dorrit avait de la naissance ; les deux faisaient la paire. Mme Chivery, parlant cette fois en mère et non en diplomate, et envisageant la question sous un autre point de vue, avait prié son mari de se rappeler que leur John n’avait jamais été bien fort et que son amour le tourmentait et le tracassait déjà bien assez, sans qu’on le poussât à attenter à ses propres jours, car personne ne pouvait jurer qu’il n’irait pas jusque-là, si on le contrariait par trop. Ces arguments avaient agi si puissamment sur l’esprit de M. Chivery, qui était un homme de peu de paroles, qu’il avait quelquefois le dimanche matin donné à son rejeton ce qu’il appelait « une tape propice » (symbole superstitieux de la chance propice qui devait lui rendre la fortune favorable) avant de le laisser partir pour déclarer sa flamme et revenir triomphant. Mais le jeune John n’avait jamais eu le courage de faire sa déclaration ; et c’est principalement à la suite de ces occasions manquées qu’il était revenu tout exaspéré au débit de tabac, où il avait malmené les pratiques.

Dans cette affaire, comme dans toutes les autres, la petite Dorrit fut la dernière personne que l’on songea à consulter. Son frère et sa sœur connaissaient la passion de John et se rengorgeaient d’avance, faisant de cette passion comme une patère à laquelle ils accrochaient avec orgueil la vieille fiction fripée de leur naissance distinguée. Fanny affichait ses prétentions aristocratiques en éconduisant le pauvre soupirant, tandis qu’il se promenait aux alentours de la prison dans l’espoir de rencontrer la dame de ses pensées. Tip affichait ses prétentions aristocratiques et se posait en frère irrité, émettant dans la petite cour du jeu de boule des menaces fanfaronnes et de vagues allusions à un gentleman inconnu qu’il pourrait bien un jour ou l’autre empoigner par la peau du cou, et secouer, comme il faut, certain petit roquet qu’il ne nommait pas davantage. Mais ils n’étaient pas les seuls membres de la famille à tirer parti de cet amour discret. Non, non. On ne pouvait pas supposer que le Père de la Maréchaussée daignât s’en apercevoir ; naturellement, sa pauvre dignité ne pouvait pas abaisser son regard jusque-là. Mais il acceptait sans scrupule les cigares du dimanche, il était même enchanté de les recevoir ; et parfois il poussait la condescendance jusqu’à se promener de long en large dans la cour pour les fumer avec bienveillance, en compagnie du donataire, qui revenait tout fier et plein d’espoir. Il n’accueillait pas avec moins d’affabilité les attentions de Chivery père, qui cédait toujours son fauteuil et son journal au doyen, lorsque celui-ci visitait sa loge durant une de ses factions ; et qui lui avait même dit que, si quelqu’un de ces soirs M. Dorrit voulait faire tranquillement une promenade dans la cour extérieure et regarder dans la rue, il n’y aurait pas grande difficulté. Si le doyen ne profita pas de cette dernière politesse, ce fut seulement parce qu’il ne tenait plus à jeter un coup d’œil sur le monde extérieur ; car il acceptait d’ailleurs tout ce qu’on lui offrait, et disait de temps en temps :

« C’est un homme fort poli que ce Chivery, très-attentionné et très-respectueux ; le jeune Chivery également ; il a réellement le sentiment délicat de la position que j’occupe ici. Oui, ils se conduisent vraiment fort bien ces Chivery. La façon dont ils se comportent avec moi me flatte et me satisfait. »

Cependant le jeune John était trop dévoué pour ne pas embrasser dans sa vénération toute la famille Dorrit. Il ne songea pas un instant à discuter la validité de leurs prétentions ; au contraire, il rendit hommage à leurs simagrées. Quant à tirer aucune vengeance du frère de la petite Dorrit, John, eût-il été doué d’un caractère moins pacifique, aurait cru commettre un sacrilège en ouvrant la bouche ou en levant la main contre ce gentleman. Il regrettait de n’avoir pas su conquérir les bonnes grâces de ce noble esprit ; il sentait que sa hauteur n’était pas incompatible avec sa noble origine, et ne cherchait qu’à se concilier, par des déférences constantes, l’âme magnanime de Tip. Le Père de la Maréchaussée, ce gentleman qui avait eu des malheurs, ce gentleman qui avait tant de dignité et des manières si distinguées et qui l’accueillait toujours avec tant de condescendance, il le vénérait. Pour Fanny, il la trouvait un peu vaniteuse et fière, mais il la regardait aussi comme une jeune fille pétrie de talent, qui ne pouvait oublier sa splendeur passée. Le pauvre amoureux honorait et aimait la petite Dorrit tout bonnement parce qu’elle n’avait aucune espèce de prétention, témoignage instinctif rendu au mérite de la jeune fille et à la différence qu’il lui trouvait avec le reste de la famille.

Le débit de tabac, situé au coin de l’allée de Horsemonger, se tenait dans un établissement rural qui n’avait pas de premier, et qui cumulait l’avantage de recevoir l’air des cours du guichet de Horsemonger et celui d’une promenade solitaire le long du mur de cet agréable édifice. Le magasin avait des allures trop modestes pour pouvoir entretenir un montagnard écossais de grandeur naturelle[1], mais il soutenait un tout petit highlander qui se tenait sur une planchette, à l’entrée de la boutique, où il avait l’air d’un chérubin tombé du ciel avant d’avoir pu achever sa toilette, et qui avait toujours pris une jaquette pour se couvrir, par décence.

Un certain dimanche, à la suite d’un certain dîner cuit au four que l’on dépêcha de bonne heure, le jeune John passa sous le portail décoré du chérubin déchu, afin de faire au Père de la Maréchaussée sa visite habituelle ; il n’y allait pas les mains vides, il n’avait pas oublié son offrande de cigares propitiatoires. Il était convenablement vêtu d’un habit marron surmonté d’un collet de velours noir aussi élevé que le comportait sa taille ; d’un gilet de soie semé de bouquets d’or ; d’une cravate d’un goût exquis et fort en vogue à cette époque, représentant des faisans lilas sur un fond chamois ; un pantalon embelli de raies si larges que chaque jambe avait l’air d’un luth à trois cordes, sans compter le chapeau des grands jours, monument très-élevé et très-ferme. Lorsque la prudente Mme Chivery s’aperçut qu’outre ces ornements son John tenait à la main une paire de gants blancs et une canne surmontée d’un bec semblable à un doigt indicateur des poteaux de la route pour qu’il ne se trompât pas de chemin, et lorsqu’elle lui vit tourner le coin de la rue à droite, elle remarqua, en s’adressant à M. Chivery qui n’était pas de garde ce jour-là, qu’elle croyait savoir de quoi il retournait.

Les détenus hébergeaient justement ce jour-là un assez grand nombre de visiteurs, et leur Père restait chez lui pour recevoir ceux qui voudraient se faire présenter. Après avoir fait le tour de la cour, l’amoureux de la petite Dorrit monta, le cœur agité, et frappa avec son poing fermé à la porte du Père de la Maréchaussée.

« Entrez, entrez ! » dit une voix affable. C’était la voix du père, du père de la petite Dorrit, du père des prisonniers pour dettes. Il était assis, son journal à la main, coiffé de sa calotte noire ; quatre francs de menue monnaie d’argent avaient été oubliés par hasard sur la table, et deux chaises, disposées d’avance, tendaient les bras aux visiteurs. Tout était arrangé pour le grand lever du doyen.

« Ah, petit John ! Comment allez-vous, comment allez-vous ?

— Assez bien, merci, monsieur. J’espère que vous pouvez en dire autant.

— Oui, John Chivery ; oui. Je n’ai pas trop à me plaindre de ce côté-là.

— J’ai pris la liberté, monsieur, de…

— Hein ? »

Le doyen levait toujours les sourcils à cet endroit du discours prenait un air de distraction aimable, et un sourire rêveur.

« … Quelques cigares, monsieur.

— Oh (moment de surprise extrême) ! merci, jeune John, merci. Mais vraiment je crains d’être trop… Non ?… Dans ce cas n’en parlons plus. Posez-les sur la cheminée, s’il vous plaît, John. Et asseyez-vous, asseyez-vous. Vous n’êtes pas un étranger ici, John.

— Merci, monsieur, vous êtes bien bon. Mlle… (ici John fit tourner son chapeau monumental sur sa main gauche, comme une cage d’écureuil qui roule lentement sur son axe) Mlle Amy se porte bien ?

— Oui, John, oui ; elle se porte très bien. Elle est sortie.

— Vraiment, monsieur ?

— Oui, John. Mlle Amy est allée prendre l’air. Mes jeunes gens sortent tous très fréquemment. Mais, à leur âge, c’est bien naturel, John.

— Rien de plus naturel, monsieur Dorrit.

— Oui, elle est allée prendre l’air, John, prendre l’air. Il tambourinait doucement sur la table d’un air paterne et dirigeait les yeux vers la croisée. Elle prend l’air sur le Pont suspendu. Elle affectionne particulièrement le Pont suspendu depuis quelque temps et semble préférer cette promenade-là à toute autre. Il changea la conversation. Votre père n’est pas de garde en ce moment, je crois, John ?

— Non, monsieur, son tour ne vient que plus tard dans l’après-midi. » Le chapeau recommença à tourner. « Je crois qu’il faut que je vous dise bonjour, monsieur ? — Déjà ? Bonjour, jeune John ; allons, allons (avec une affabilité excessive), ce n’est pas la peine d’ôter votre gant, John, gardez-le pour me donner une poignée de main. Vous n’êtes point un étranger ici, vous savez. »

Ravi de la cordialité de cette réception, John descendit l’escalier. Il rencontra en route plusieurs détenus accompagnés de visiteurs qui désiraient se faire présenter ; M. Dorrit se penchant par hasard par-dessus la rampe, choisit ce moment pour lui dire avec une intonation de voix très distincte :

« Je vous suis fort obligé de votre petit témoignage, John. »

L’amoureux de la petite Dorrit eut bientôt déposé ses deux sous au tourniquet du Pont suspendu et s’avança à la recherche d’une personne bien connue et bien aimée. D’abord il craignit qu’elle ne fût pas là ; mais, en s’approchant de l’autre rive, il la vit debout et immobile, regardant la rivière. Elle paraissait absorbée dans une rêverie profonde et il se demanda à quoi elle pouvait penser. Elle avait devant elle une forêt de cheminées et de toits, moins encombrée de fumée que durant les jours de la semaine : peut-être pensait-elle aux cheminées.

La petite Dorrit resta si longtemps à rêver et fut si complétement préoccupée que, bien que son amoureux fût resté auprès d’elle pendant un temps qui lui parut assez long, et se fût retiré une ou deux fois pour revenir ensuite au même endroit, elle ne bougea pas. De sorte qu’il se décida enfin à s’avancer et à lui adresser la parole. L’endroit était tranquille et retiré, et il se dit que c’était le moment ou jamais de lui parler.

Il s’approcha donc, et elle ne sembla pas entendre le bruit de ses pas, jusqu’au moment où il se trouva près d’elle. Lorsqu’il dit : « Mademoiselle Dorrit ! » elle tressaillit et recula devant lui, avec une expression de frayeur et même de répulsion qui causa à John une épouvante indicible. Plus d’une fois déjà elle l’avait évité ; depuis longtemps elle semblait même toujours chercher à l’éviter. Elle s’était détournée si souvent et éloignée d’un pas si léger en le voyant venir que l’infortuné John ne pouvait plus croire qu’elle le fît sans intention. Mais il avait espéré que c’était un effet de sa timidité ou de sa modestie ou qu’elle avait deviné peut-être ce qu’il aurait voulu lui dire, mais il était loin de croire que ce fût par aversion. Et voilà que ce rapide regard venait lui dire : « Comment, vous ici ! vous la dernière personne que j’aurais voulu rencontrer ! »

Ce ne fut qu’un éclair, car elle réprima ce mouvement de répulsion pour lui dire de sa petite voix douce : « Oh, monsieur John c’est donc vous ? » Mais elle sentit ce que son regard venait déjà d’exprimer ; John ne s’y était pas trompé non plus, et tous deux se regardèrent d’un air également confus.

« Oui, mademoiselle Amy ; je crains de vous avoir dérangée en vous adressant la parole.

— Oui, un peu. Je… j’étais venue ici pour être seule, et je croyais bien l’être.

— Mademoiselle Amy, j’ai pris la liberté de venir par ici, parce que M. Dorrit m’a appris par hasard, lorsque je lui ai fait une visite, que vous… »

Elle se troubla encore plus que tout à l’heure en murmurant tout à coup : « Oh, père, père ! d’un ton déchirant et en détournant la tête.

— Mademoiselle Amy, j’espère que je ne vous ai causé aucune inquiétude en nommant M. Dorrit. Je vous assure que je l’ai trouvé en très bonne santé et de très bonne humeur, et qu’il m’a témoigné autant de bonté que d’habitude. Il a même été assez obligeant pour me dire que je n’étais pas un étranger chez lui : enfin, il m’a reçu d’une manière tout à fait flatteuse. »

À la grande consternation de son amoureux, la petite Dorrit détourna son visage et le cacha dans ses deux mains, puis, se balançant sans changer de place, comme si elle souffrait, murmura encore : « Oh, père, comment pouvez-vous ! Oh, mon cher père, comment, comment pouvez-vous agir ainsi ! »

Le pauvre garçon continua à la regarder, le cœur débordant de sympathie, mais sans comprendre ce que cela voulait dire, jusqu’au moment où la petite Dorrit, après avoir pris son mouchoir, et l’avoir porté à son visage toujours détourné, s’éloigna rapidement. D’abord John demeura aussi immobile qu’une statue ; puis il courut après elle.

« Mademoiselle Amy, je vous en prie ! Ayez la bonté de vous arrêter un instant. Mademoiselle Amy, s’il faut que quelqu’un s’en aille, laissez-moi partir. Je perdrais la tête, s’il me fallait croire que c’est moi qui vous fais fuir ainsi. »

Sa voix tremblante et sa sincérité évidente arrêtèrent la petite Dorrit.

« Oh ! que faire, s’écria-t-elle, que dois-je faire ? »

Comme le jeune John n’avait jamais vu la petite Dorrit en proie à la moindre agitation, comme au contraire il l’avait vue conservant, dès son enfance, un sang-froid inaltérable, il éprouva devant cette détresse un contre-coup qui le fit trembler depuis le sommet de son chapeau monumental jusqu’à la semelle de sa chaussure. Il jugea donc nécessaire de s’expliquer. Il pouvait avoir été mal compris ; on pouvait croire qu’il avait voulu dire ou faire quelque chose dont il était à cent lieues. Il pria donc la petite Dorrit d’écouter son explication ; c’était la plus grande faveur qu’elle pût lui accorder.

« Mademoiselle Amy, je sais que votre famille est bien supérieure à la mienne. J’essayerais en vain de le dissimuler. Je n’ai jamais entendu parler d’un Chivery qui ait été gentleman, et je ne commettrai pas la bassesse de vouloir vous en imposer sur une question si importante. Mademoiselle Amy, je sais fort bien que votre frère au noble cœur et votre sœur altière me dédaignent du haut de leur grandeur. Tout ce qui me reste à faire, c’est de gagner un jour leur amitié à force d’égards et de respect, de contempler, du fond de mon humble position, l’éminence où les a placés leur naissance (car, soit qu’on nous considère comme marchands de tabac ou comme guichetiers, je sais fort bien que notre situation est humble), et de leur souhaiter bonheur et santé. »

Le pauvre garçon était si candide, et il existait un tel contraste entre la fermeté de son chapeau et la tendresse de son cœur, et peut-être même de sa tête, que cela avait quelque chose de touchant. La petite Dorrit le supplia de ne ravaler ni sa personne ni sa position sociale, et surtout de ne pas s’imaginer qu’elle se regardât comme au-dessus de lui. Ces paroles consolèrent un peu le jeune John.

« Mademoiselle Amy, bégaya-t-il, depuis longtemps… depuis des siècles, à ce qu’il me semble… je nourris dans mon cœur le désir de vous dire quelque chose. Puis-je parler ? »

La petite Dorrit s’éloigna encore une fois de lui avec un tressaillement involontaire ; réprimant ce mouvement, elle traversa d’un pas rapide la moitié du pont sans répondre.

« Puis-je parler ?… Mademoiselle Amy, je vous adresse humblement cette simple question… Puis-je parler ? Je suis si malheureux de la peine que je vous ai causée (sans le vouloir, j’en prends le ciel à témoin !), qu’il n’y a pas le moindre danger que je parle sans votre consentement. Je saurais garder pour moi le secret de ma peine, je saurais dévorer ma douleur, sans chercher à faire partager ma douleur et ma peine à celle pour laquelle je me lancerais plutôt par-dessus ce parapet si cela pouvait lui procurer un moment de plaisir ! D’ailleurs, ce n’est pas bien malin, car je le ferais pour un penny. »

L’accablement de John avec une mise si splendide aurait pu le rendre ridicule, si sa délicatesse ne l’avait pas rendu respectable. La petite Dorrit comprit ce qu’elle devait faire.

« S’il vous plaît, John Chivery, dit-elle en tremblant, mais d’un ton calme, puisque vous avez l’obligeance de me demander si vous devez en dire davantage, s’il vous plaît, n’en faites rien.

— Jamais, mademoiselle Amy ?

— Non, s’il vous plaît, jamais.

— Ah ! bonté du ciel !

— Mais peut-être, au lieu de cela, me laisserez-vous vous dire quelque chose moi-même. Je voudrais bien vous le dire tout franchement, avec autant de simplicité que possible. Quand vous penserez à nous, John, je veux dire à mon frère, à ma sœur et à moi, ne pensez pas à nous comme à des personnes qui diffèrent des autres détenus ; car, quelque position que nous ayons occupée autrefois (et je ne la connais guère), il y a longtemps que nous sommes ce que vous voyez et nous ne nous relèverons jamais. Cela vaudra mieux pour vous, et beaucoup mieux pour d’autres, que de faire ce que vous faites maintenant. »

Le jeune John protesta d’un air lugubre qu’il essayerait de se rappeler ce conseil et qu’il ferait volontiers ce qu’elle désirait.

« Quant à moi, dit la petite Dorrit, pensez à moi aussi peu que vous pourrez ; moins vous y penserez, mieux cela vaudra. Lorsque vous penserez à moi, John, ne songez qu’à l’enfant que vous avez vue grandir dans la prison, toujours occupée des mêmes devoirs, qui est restée faible, craintive, contente et sans protecteur. Je désire surtout que vous vous rappeliez que, lorsque je mets le pied hors de la prison, je suis seule et sans protecteur. »

Il répondit qu’il était prêt à faire tout ce qu’elle désirait. Mais pourquoi Mlle Amy tenait-elle tant à ce qu’il se rappelât cela ?

« Parce que, répliqua la petite Dorrit, je sais que je puis compter que vous n’oublierez pas notre rencontre d’aujourd’hui et que vous ne me parlerez plus de ce que vous vouliez me dire. Vous êtes si généreux que je puis compter sur vous, et j’y compte, et j’y compterai toujours. Et je vais vous prouver que j’ai toute confiance en vous. J’aime l’endroit où je vous parle plus qu’aucun endroit que je connaisse (le peu de couleur qui animait le teint de la petite Dorrit avait disparu, mais son amoureux trouva qu’elle devenait moins pâle en faisant cet aveu), et il est possible que je vienne souvent me promener ici. Je sais que je n’ai qu’à vous le dire pour être tout à fait sûre que vous ne viendrez jamais m’y chercher… Et je… j’en suis bien sûre ! »

Elle pouvait y compter, dit le jeune John, qui déclara en outre qu’il se regardait comme le plus infortuné des mortels, mais que les désirs de la petite Dorrit seraient pour lui une loi.

« Et adieu, John, dit la petite Dorrit, j’espère que vous trouverez une bonne femme un jour ou l’autre, et que vous serez heureux avec elle. Certainement vous méritez d’être heureux, et vous le serez, John. »

Comme elle lui tendait la main en parlant ainsi, le cœur qui battait sous ce gilet à bouquets d’or (ce n’était que de la camelote, à vrai dire) se gonfla jusqu’à l’ampleur d’un cœur de gentleman, et le pauvre petit John, n’ayant pas de place pour le contenter, ne put que fondre en larmes.

« Oh ne pleurez pas, s’écria la petite Dorrit avec un accent plein de pitié. Non, non, je vous en prie ! Adieu, John, Dieu vous bénisse !

— Adieu, mademoiselle Amy. Adieu ! »

Et il la quitta là-dessus, après avoir remarqué pourtant qu’elle s’était assise sur un banc, et qu’elle appuyait non-seulement sa petite main, mais aussi son visage contre le parapet rugueux, comme si elle se fût senti la tête lourde et l’esprit attristé.

C’était une démonstration touchante de la vanité des projets humains que de voir l’amoureux de la petite Dorrit (le chapeau monumental ramené sur ses yeux, le collet de velours, relevé comme par un temps de pluie, l’habit marron boutonné jusqu’en haut pour cacher le gilet aux bouquets d’or, et l’index inexorable de la petite canne tourné vers la maison paternelle) se glisser le long des plus sales rues de traverse et composer en route cette nouvelle épitaphe, destinée à figurer sur une pierre tombale dans le cimetière de l’église Saint-Georges :

« CI-GISENT
les restes mortels de JOHN CHIVERY,
Qui n’a jamais fait grand’chose de bon,
Décédé vers la fin de l’année 1826, à la suite d’une passion
malheureuse ;
À son dernier soupir, il a prié ses parents de faire graver
au-dessus de ses cendres le mot AMY,
Et ses parents inconsolables ont exaucé sa prière. »

  1. Les marchands de tabac anglais adoptent généralement pour enseigne la statue de bois d’un montagnard écossais. — On n’a jamais pu savoir pourquoi. (Note du traducteur)