Librairie Plon (p. 251-262).

XIX


Dans l’après-midi de ce même jour, Mme de Chancenay vint adresser à Mme de Prexeuil la demande en mariage. De bonne grâce, elle avait convenu qu’Ogier trouverait difficilement une femme plus charmante, et qu’après tout, il pouvait bien se passer la fantaisie d’épouser une jeune fille pauvre.

— Mais enfin, de moi-même, je n’aurais jamais eu cette idée pour toi, mon cher enfant, conclut-elle.

Mme de Prexeuil, avec son grand air, lui parut une vieille dame très décorative. Étant donné leur caractère respectif, il ne pouvait y avoir sympathie entre elles. Néanmoins, Mme de Chancenay se montra fort aimable, et Mme Antoinette fut suffisamment affable pour que la petite réunion au pavillon eût bientôt un caractère de cordialité. Quant aux fiancés, retirés au bout de quelques instants un peu à l’écart, ils causaient à mi-voix, rappelant comment ils s’étaient connus, comment ils s’étaient aimés, presque dès le premier regard.

— Oui, quand je vous ai vue, près du cercueil de ma cousine de Valheuil, et que nos regards se sont croisés un instant, je n’ai plus eu qu’un désir : celui de vous revoir, Élys.

Elle avoua en rougissant :

— Et moi, j’ai pensé à vous souvent, dès ce moment-là.

Longuement, Ogier lui baisa la main. Puis il considéra un moment le charmant visage un peu amaigri, et demanda d’un ton de tendre intérêt :

— Ce sont les douloureux événements de cette dernière année qui vous ont tourmentée, fatiguée ?

— Oui… mais je l’étais déjà un peu avant. Je souffrais…

Elle rougit plus fort. Mais Ogier avait compris.

En se penchant vers elle, il murmura d’une voix que l’émotion faisait trembler :

— Serait-ce un peu à cause de moi, Élys ?… à cause du refus de Mme de Prexeuil ?

Elle fit oui de la tête.

Ogier, se penchant davantage, effleura d’un baiser les doux cheveux aux reflets de soie.

— Pauvre petite chérie !… Mais maintenant, vite, puisque nous voilà réunis, et fiancés. Nous nous marierons dans un mois ou six semaines, et je vous emmènerai à Sarjac… À moins que vous n’aimiez mieux le Pré-Béni ?

— Oh ! oui, le Pré-Béni ! C’est une bien bonne idée !… La maison de cette chère vieille amie, où vous m’avez demandé d’être votre femme…

— Où je vous ai dit que je vous aimais.

Ils eurent un long regard de chaude tendresse… Puis Élys reprit après un moment de silence :

— Ce sont mes pauvres tantes, qui vont se trouver seules… Tante Antoinette vieillit beaucoup, depuis ses crises de rhumatismes.

— Nous nous arrangerons pour nous trouver souvent près d’elles, je vous le promets. Il est probable que maintenant, on me jugera trop infirme pour m’utiliser comme officier ; je me trouverai donc libre, une fois ma convalescence finie et la réforme prononcée. Primitivement, je devais rester à la villa Blanche plusieurs mois encore ; mais la guérison s’achève beaucoup plus vite qu’on ne le pensait. Donc, j’aurai certainement un congé, à l’occasion de mon mariage, et ensuite je passerai devant la commission de réforme, qui statuera sur mon sort.

Après un court silence, il ajouta, une flamme dans le regard :

— J’aurais pourtant voulu continuer de servir mon pays !

— Vous l’avez magnifiquement servi déjà, Ogier ! Maintenant, vous le ferez d’autre manière, voilà tout.

— Oui, ma chère Élys, car je ne serai plus l’être inutile d’autrefois, soyez-en sûre !… Et j’ai vu de près combien, cependant, il y a une belle mission à remplir — belle et difficile — près de ces hommes au cerveau fruste, aux idées faussées, mais dont l’âme contient encore de bonnes vertus familiales et quelque reflet de la religion qu’on leur enseigna, pour certains, ou, chez d’autres, un désir latent, instinctif, de quelque chose de plus haut, de plus consolant que le hasard, le destin, le néant et autres coquilles creuses de ce genre.

Cette promesse d’Ogier, au sujet de ses tantes, enlevait à Élys un gros souci. L’avant-veille, après que Mme Antoinette était venue lui demander : « Serais-tu disposée à épouser M. de Chancenay infirme ? » et que, stupéfaite et tremblante d’une joie encore incrédule, elle avait répondu spontanément : « Oh ! oui, plus que jamais ! » une objection s’était présentée aussitôt à son esprit, et elle l’avait formulée tout haut :

— Mais, ma tante, si je me marie, je devrai vous quitter ?

— Sans doute. Mais que ceci ne t’inquiète pas. Nous nous arrangerons toutes deux, Bathilde et moi. Tu demanderas à ton mari de t’amener quelquefois près de nous… Et puis, c’est la vie, enfant. Les jeunes s’en vont, les vieux restent seuls. Et moi, je ne suis pas dans les plus malheureuses, puisque j’ai Bathilde, qui est encore jeune et bien portante. Donc, accepte sans aucune inquiétude à ce sujet, Élys.

Mais la jeune fille, sous la tranquillité affectée de l’accent et de la physionomie, avait senti la peine profonde que cette séparation en perspective causait à sa grand’tante.

Aussi, dès qu’elle se retrouva seule avec elle, s’empressa-t-elle de lui apprendre la promesse de M. de Chancenay.

Mme Antoinette déclara :

— C’est fort bien de sa part, et d’autant plus qu’il n’a pas dû garder un trop bon souvenir de moi… Je lui crois une nature fort loyale, très élevée, incapable de longues rancunes et sachant comprendre le sentiment qui me faisait agir, quand je lui refusais ma petite Élys.

Ces paroles valaient cher, dans la bouche de Mme Antoinette, orgueilleuse, mais sincère. Elles prouvaient quel revirement s’était produit chez la vieille dame, à l’égard d’Ogier de Chancenay.

Les fiançailles du capitaine de Chancenay et d’Élys de Valromée furent connues dès le lendemain à Ursau. Et comme dans toute petite ville qui se respecte, ce fut un intarissable sujet de bavardages, de considérations sans fin, de renseignements donnés par des personnes « bien au courant » sur la famille des fiancés, sur leur fortune et leurs goûts. À la fin de la journée, Ogier se trouvait nanti d’une colossale richesse à peine un peu inférieure à celle d’un milliardaire américain, tandis qu’Élys n’était qu’une jeune fille sans un sou vaillant, complètement à la charge de ses cousines du pavillon.

Comme, à ce moment-là, il y avait peu de pensionnaires à l’hôpital, ces dames, passablement désœuvrées, parlèrent aussi de la nouvelle. Et c’est ainsi que Mlle Doucza l’apprit dès le jour même.

Elle pensa : « Je m’en doutais. » Et sa colère de l’avant-veille, non calmée, monta de plusieurs degrés encore.

Retirée dans sa chambre, elle ouvrit un coffret et en retira une enveloppe. Elle contenait trois lettres — des lettres d’Ogier, qu’il avait autrefois adressées à Sari Doucza. Écrites sur un ton léger, spirituel, habituel au jeune homme dans sa correspondance, elles ne contenaient rien de très tendre, ni de très passionné. Mais elles témoignaient suffisamment que Mlle Doucza n’avait pas toujours été une étrangère pour lui.

Sari les relut, puis, un mauvais sourire aux lèvres, les mit dans une autre enveloppe, sur laquelle, de sa petite écriture aiguë, elle inscrivit cette suscription :

Mademoiselle Élys de Valromée
Au pavillon de la villa Blanche.

Après quoi, ayant cacheté cette enveloppe, elle sortit pour la mettre à la poste.

Mlle Bignard, au passage, l’arrêta en lui tendant une dépêche.

— On vient de l’apporter pour vous, mademoiselle.

Sari pensa, un peu inquiète aussitôt : « Bon, qu’est-ce qu’il y a ?… Pourvu qu’il ne nous arrive pas quelque chose d’ennuyeux ! »

Et, chemin faisant, elle l’ouvrit.

« Ton oncle te demande. Va le rejoindre à Saint-Sébastien.

« Dupont. »

Ce télégramme en apparence peu inquiétant devait avoir pour Sari un sens terrible, car elle pâlit, et le papier bleu trembla un moment dans sa main.

Rapidement, elle alla jeter l’enveloppe dans la boîte, puis revint à l’hôpital. Elle expliqua, d’une voix légèrement changée :

— Ma mère me fait savoir qu’un de nos oncles, arrivé ces jours-ci à Saint-Sébastien, un peu souffrant, désire m’avoir pendant quelques jours près de lui. Je vais donc partir par le premier train… Trois heures vingt, je crois ?

— Oui, c’est cela… Emportez-vous votre malle, chère mademoiselle ?

— Non, simplement une valise. Ce sera suffisant, car je ne compte pas rester longtemps. Dès que mon oncle ira mieux, je viendrai reprendre mon poste ici.

Hâtivement, Sari alla préparer sa valise. Elle n’avait pas en ce moment les mouvements très sûrs, et sa physionomie, maintenant qu’elle n’était plus observée, prenait une expression d’angoisse.

— Pourvu qu’il soit temps encore ! murmurait-elle. Pourvu qu’on ne m’ait pas signalée !

Avant de partir, elle brûla soigneusement quelques papiers couverts de notes, et en dispersa les cendres au dehors.

Puis elle alla dire un rapide au revoir aux dames Bignard, à quelques infirmières, et monta dans l’omnibus qui allait la conduire à la gare.

Quand elle fut sur le quai, en attendant le train, elle essaya de calmer sa nervosité. Mais la présence de deux gendarmes semblait lui être particulièrement désagréable, car elle se tenait du côté opposé à celui où ils se trouvaient, et leur tournait le dos.

Enfin, le train arriva. Sari monta dans un compartiment de seconde qui était vide et s’y installa, tout au bout, afin d’éviter que quelqu’un de connaissance l’aperçût et vînt l’y rejoindre.

Dans l’état d’inquiétude qui était le sien, entretenir une conversation lui aurait semblé chose impossible.

Au bout de dix minutes, le train se remit en marche, et Sari poussa un soupir de soulagement… Mais elle pensait en même temps : « Ce n’est pas fini… Jusqu’à la frontière, j’ai à craindre… »

La voie, en quittant la gare d’Ursau, longeait des vergers et des prés. Puis, surélevée sur un remblai, elle dominait un peu des jardins et le petit parc de la villa Blanche. On apercevait, entre les arbres, les murs de briques du pavillon… Puis, sur un banc, assis, la main dans la main, un officier en tenue bleu pâle et une jeune fille en robe blanche…

Ce fut une brève vision. Mais Sari les avait reconnus. En se rejetant au coin du compartiment, elle dit tout bas, un éclair de haine dans les yeux :

— Demain, elle aura les lettres. Comme cela, elle verra que son bel Ogier n’a pas toujours été le petit saint qu’il paraît aujourd’hui.

Or, Mlle Doucza ignorait ceci : Élys de Valromée, bien qu’ayant vingt ans, avait conservé l’habitude, fort désuète maintenant, de ne jamais décacheter une lettre à elle adressée sans l’avoir préalablement soumise à une de ses tantes.

Ce fut donc Mme de Prexeuil qui ouvrit l’enveloppe, qui sortit les lettres, qui les lut, avec un froncement de sourcils. Après quoi, elle les mit dans sa poche, en disant à la jeune fille :

— Il y a erreur. Ce n’était pas pour toi.

Dans l’après-midi, profitant d’un moment où Élys se trouvait éloignée, Mme Antoinette dit à Ogier :

— J’ai reçu quelque chose, ce matin.

Et elle lui tendit les lettres en ajoutant :

— Elles étaient adressées à Élys.

M. de Chancenay les prit, y jeta un coup d’œil et dit sourdement :

— Ah ! la misérable !… Elle a osé !… À Élys !

— Ma petite-nièce ne les a pas vues, car c’est moi qui ai décacheté l’enveloppe… Mais comment sont-elles envoyées d’Ursau ?

— La personne à qui je les ai écrites, autrefois, est en ce moment infirmière à l’hôpital. C’est une étrangère, Mlle Doucza. Elle a imaginé de se venger de la complète indifférence par laquelle je réponds aux avances qu’elle me fait, depuis que je suis ici, et de la manière dont je lui ai donné à entendre, l’autre jour, que toutes les tentatives de ce genre étaient inutiles et ridicules… Mais ces lettres, madame, sont du passé — un passé très lointain, car depuis lors, toute une vie nouvelle s’est formée chez moi. Je reconnais mes torts d’autrefois, en toute loyauté, je les regrette de toute mon âme, et je vous demande de ne pas prendre en considération ces misérables feuilles, écrites en des jours d’erreur.

— C’est bien ce que je fais, mon enfant.

Et prenant les lettres d’entre les mains du jeune homme, elle les déchira en ajoutant :

— J’ai confiance en vous, maintenant.

Il dit avec une reconnaissance émue :

— Oh ! madame, combien je vous en remercie !

Mme Antoinette lui tendit sa main. Et comme il la serrait en s’inclinant respectueusement, elle dit avec un de ces rares sourires qui adoucissaient tant sa physionomie :

— Je vous autorise à la baiser, mon futur neveu, en signe de complet accord entre les adversaires que nous étions hier.