Librairie Plon (p. 263-272).

XX


Une dizaine de jours plus tard, une des automobiles de Sarjac emmenait vers la vieille demeure patrimoniale des Chancenay Mme de Prexeuil, Élys et Ogier. Celui-ci voulait faire connaître à sa fiancée leur futur logis. En sa compagnie, elle visita les pièces superbes, décorées avec un luxe aristocratique, les jardins et le parc traversé par un gave bondissant. Élys disait : « Que c’est beau, que c’est beau !… » Et Ogier lui confiait ses projets, bien différents de ceux qu’aurait pu faire le Chancenay d’autrefois. Tous deux s’occuperaient des déshérités de la vie, se pencheraient vers les misères qu’un peu d’or et beaucoup de bonté peuvent rendre moins amères. Le champ ne leur manquerait pas, pour ces semailles de la charité, car le fléau terrible laisserait après lui tant de ruines, de détresses morales et physiques, d’inconsolables douleurs !

En rentrant au château, les fiancés y trouvèrent, s’entretenant avec Mme de Chancenay et Mme de Prexeuil, un des plus proches voisins de Sarjac, important industriel du pays, venu pour rendre visite à la châtelaine. Après qu’il eut été présenté à Élys, Mme de Chancenay s’écria, tandis que s’asseyaient la jeune fille et les deux hommes :

— Sais-tu, Ogier, ce que vient de m’apprendre M. Varzeil ?… Pardeuil a failli être compromis dans une affaire d’espionnage, tout dernièrement.

— Ah ! bah !… Et comment cela ?

M. Varzeil expliqua :

— C’est une histoire qu’on a étouffée, parce que certains personnages connus se seraient vus convaincus pour le moins d’imprudence coupable, de par l’indulgente protection dont ils ont couvert ces étrangères… Car ce sont des femmes, la mère et la fille…

Ogier dit vivement :

— Les dames Doucza, peut-être ?

— Précisément !… Vous les connaissez ?

— Mais oui, je les ai connues. Bien que peu recommandables, elles se faufilaient partout. J’ai trouvé la fille installée dans l’intimité de ma tante de Challanges et de ma cousine Paule, qui en étaient complètement férues. Elle s’occupait de bonnes œuvres, feignant même la dévotion, je crois. Et ma tante a été quelque peu mortifiée, elle qui se croit un flair inimitable, quand je lui ai appris la piètre valeur morale de celle qu’elle appelait « cette charmante petite Doucza ». Quant à la mère, elle était au mieux avec les Pardeuil, et le baron se posait en admirateur convaincu. Dans leur salon, elle rencontrait nombre de personnalités politiques, militaires. Elle en recevait chez elle… Ainsi donc, elle a été convaincue d’espionnage ?

— Oui. Mais prévenue assez tôt, elle a pu filer en Espagne. Et sa fille, qui était, paraît-il, infirmière à l’hôpital d’Ursau… Mais, au fait, vous l’avez peut-être vue là-bas ?

— En effet. Hier, j’ai appris incidemment qu’elle était partie… Pour aller rejoindre sa mère, sans doute ?

— Eh oui, probablement ! Elles sont maintenant à l’abri en Espagne. La mère, surtout, aurait à rendre pas mal de comptes, si on avait pu la pincer à temps. Quant à la fille, elle est accusée d’avoir cherché à obtenir — fort adroitement, paraît-il, — des renseignements concernant les opérations militaires, les changements dans la disposition des effectifs, etc., près d’officiers et de soldats — sans doute ceux de l’hôpital d’Ursau ?

— Oui, c’est évident. Elle est une fieffée coquette, en outre fort rusée… Quant à Mme Doucza, j’avais eu, très peu de temps avant la guerre, l’intuition du rôle qu’elle remplissait. Il est vraiment dommage qu’elles aient pu s’échapper ! Je crois que la prise n’aurait pas été mauvaise… Mais Pardeuil, qu’est-ce qu’il fait, dans tout cela ?

— Eh bien, Pardeuil était au mieux avec cette Mme Doucza, et — beaucoup plus par sottise que sciemment, j’en suis persuadé, connaissant le personnage — lui servait d’intermédiaire près des gens dont elle désirait obtenir des renseignements intéressants. Il paraît qu’il est tout à fait ahuri de l’aventure, et ne sait trop comment démontrer sa bonne foi, qui, je le répète, ne fait guère de doute pour moi.

— Je suis de votre avis. C’est un imbécile, un gros benêt, comme l’appelait mon pauvre cousin William Horne qui se plaisait parfois à lui faire débiter quelque stupéfiante sottise. Avec cela, très vaniteux — donc, excellent instrument pour une femme adroite comme celle-là… Au fond, quelle était sa véritable nationalité ? L’a-t-on su ?

— Mais allemande, monsieur, allemande ! Son père était naturalisé, ce qui ne l’a pas empêché d’élever ses enfants dans la haine de la France… Car la dame a des frères et sœurs, vivant en Autriche et en Allemagne. L’un d’eux s’est établi en Espagne un peu avant la guerre. C’est avec lui que l’espionne trafiquait ses petites affaires… Quant au mari défunt, il était Hongrois. J’ai appris tout cela hier, d’une bouche autorisée. On n’en parle que très peu, car, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, on étouffe l’histoire. C’est même à cela que Pardeuil devra probablement de n’avoir pas de trop longs démêlés avec la justice. On jettera l’éteignoir sur lui, en même temps que sur d’autres.

— Pourtant, ces sottises-là, — en admettant qu’il n’y ait que sottise, — nous les payons de notre sang, comme les bavardages, les indiscrétions que sèment un peu partout l’imprudence et la bêtise, et qui tombent trop souvent dans des oreilles suspectes… Pour en revenir aux dames Doucza, je suis enchanté que notre sol de France en soit tout au moins débarrassé !

En pensée, il acheva :

— Et moi aussi, par la même occasion.



Un mois plus tard, M. de Chancenay, définitivement dégagé de toute obligation militaire, emmenait à Sarjac l’ex-petite chanoinesse de Valromée qui venait de lui être unie dans la blanche église d’Ursau.

L’abbé Dambry, hospitalisé à Toulouse, était venu bénir leur mariage. De là il partait pour le Jura, où la réforme nécessitée par sa glorieuse mutilation allait lui permettre de reprendre son ministère.

La question de savoir si Mme Bathilde, venue pour le mariage, retournerait à Gouxy, fut longuement débattue. Mme Antoinette se refusait à ce que sa nièce demeurât près d’elle, en disant qu’elle serait plus utile là-bas. Élys n’habiterait pas loin, et s’il était nécessaire, elle serait vite près de sa grand’tante.

Enfin, il fut convenu que Mme de Valromée resterait deux mois au pavillon et repartirait ensuite pour Gouxy. En avril, Mme Antoinette regagnerait Prexeuil, accompagnée d’Élys et d’Ogier, qui s’installeraient pour tout le printemps au Pré-Béni.

Mais un événement vint réduire à néant ces projets. Mme de Prexeuil, un soir d’octobre, se trouva très fatiguée. Dans la nuit, elle fut frappée de paralysie. Pendant quelques jours, elle vécut encore, l’esprit lucide, ayant un peu recouvré la parole un instant perdue. Très calme, très fermement résignée, elle voyait venir la mort avec sérénité… Un après-midi, à Élys qui ne la quittait guère, elle dit, en enveloppant la jeune femme d’un regard d’affection profonde :

— J’aurais aimé à voir ton petit enfant, ma fille chérie. Mais Dieu ne le permet pas. Que sa volonté soit faite ! C’est un sacrifice que je lui offre en expiation de mon orgueil.

— Oh ! tante Antoinette !

La jeune femme se penchait et baisait longuement le front jauni.

Mme de Prexeuil murmura :

— Ma pauvre petite, je t’ai fait souffrir ?… Mais vraiment, je croyais agir pour ton bien… Et je ne suis pas sûre, du reste, de n’avoir pas eu raison, à ce moment-là. Mais maintenant, tu as en lui un véritable appui, une affection forte et fidèle. Tu peux être fière de ton mari, ma fille, et moi je te laisse à lui en toute confiance. Vivez dans l’union, dans le devoir, dans la simplicité compatible avec votre position. Moi, de là-haut, je prierai pour vous et pour vos enfants.

La vieille dame s’éteignit doucement, un matin. Élys et Ogier accompagnèrent son corps, transporté à Gouxy, où il fut déposé dans le caveau familial. Une quinzaine de jours, ils demeurèrent au Pré-Béni, avec Mme Bathilde qui s’y installait, le vieux logis étant moins éloigné, moins triste et moins froid aussi que Prexeuil. Et dans le salon où demeuraient toujours à leur place accoutumée les meubles familiers de Mme de Valheuil, ils revécurent la scène d’autrefois, où Ogier avait fait à Élys l’aveu de son amour et où il avait vu dans les beaux yeux couleur de violette qu’il était aimé déjà.

Comme autrefois, des parfums d’automne entraient dans la grande pièce, par les portes-fenêtres ouvertes sur le jardin. Et cette senteur de feuilles mortes, de fruits mûrissants, fit revivre chez Ogier un autre souvenir. En serrant contre lui la jeune femme qui appuyait sa tête contre son épaule, il demanda :

— Te souviens-tu, chérie, comme tu m’as fui, telle qu’une petite chèvre sauvage, dans le verger de Prexeuil où je m’étais introduit pour parler à la jolie chanoinesse qu’on me refusait impitoyablement ?

— Si je me souviens !… Oh ! que j’ai souffert ce jour-là, Ogier !… Tiens, que je te montre quelque chose…

Elle alla vers un petit bureau, y prit un vieux livre relié de veau fané, puis revint à son mari.

— C’est le livre de raison de notre famille. J’y ai inscrit quelques lignes, moi aussi… Vois, à cette date… le jour où ma tante m’a dit que je ne pouvais t’épouser…

Penchée vers Ogier, elle tenait devant ses yeux le livre ouvert, à une page où l’encre n’avait pas la teinte jaune des lignes précédentes… Et il lut :

« Aujourd’hui, j’ai promis à ma tante de ne pas me marier. »

La jeune femme dit d’une voix frémissante :

— Vois comme ma main tremblait, quand j’ai écrit cela… J’ai eu l’impression que je m’enfermais moi-même dans une tombe.

Ogier mit un long baiser sur le front qui touchait presque ses lèvres.

— Ma pauvre bien-aimée !… Qu’y a-t-il d’écrit ensuite ?

— Oh ! c’est autre chose, cela ! Vois !

Il lut :

« Ma tante m’a déliée de cette promesse. J’ai été unie ce matin au marquis Ogier de Chancenay, blessé au service de la France. Que Dieu nous bénisse et nous maintienne dans ses voies ! »

Ogier dit en souriant :

— Il faudra bientôt mentionner là-dessus autre chose, Élys : la naissance de notre enfant.

Une vive émotion rayonna dans les beaux yeux veloutés, un sourire de bonheur entr’ouvrit la petite bouche si vite frémissante. En appuyant sa joue contre l’épaule de son mari, Élys murmura d’un ton de recueillement joyeux :

— Oh ! oui, notre enfant !… notre petit enfant, que j’aime tant déjà !



Sur le livre de raison, sept mois plus tard, Ogier, sous le regard heureux de la jeune mère, écrivait :

« Aujourd’hui est venu au monde notre premier-né, Jacques de Chancenay. Que le Seigneur nous le conserve, et nous fasse la grâce d’une nombreuse famille ! »

Élys, en joignant les mains, dit avec un regard d’amour vers le petit être endormi près d’elle, dans son berceau :

— Quand je pense, mon Ogier chéri, que j’aurais pu demeurer toute ma vie la chanoinesse de Valromée !… toute ma vie, sans toi, sans lui, notre fils.


FIN