Librairie Plon (p. 238-250).

XVIII


De fait, Mme Antoinette se voyait peu à peu acculée à cette perspective désagréable pour son amour-propre : délier sa petite-nièce de la promesse qu’elle lui avait presque imposée.

Depuis l’incident du pied foulé, Thérèse et Lucette étaient devenues les grandes amies du capitaine de Chancenay et du lieutenant Blavet. Quand les deux officiers s’asseyaient dans le parc, ils voyaient souvent accourir vers eux les petites filles, qui les amusaient par leur babillage. Lucette, plus douce, plus caressante que son aînée, grimpait sur les genoux d’Ogier, « et puis, cousine Élys, nous parlons de toi », disait-elle au retour à la jeune fille.

Élys rougissait, et Mme de Prexeuil, qui entendait cela, serrait un peu les lèvres.

Gabrielle Jarmans, un jour, amena les deux amis au pavillon pour leur montrer un curieux coffret du seizième siècle, chef-d’œuvre de ciselure, précieusement conservé dans la famille. Puis elle fit servir le thé. Cette fois, Élys était là, délicieusement jolie dans une robe blanche toute simple qu’elle s’était confectionnée elle-même. Et Mme Antoinette dut accueillir encore ce terrible Chancenay, plus séduisant que jamais, il fallait bien le constater. Elle le fit d’ailleurs sans mauvaise grâce visible… Et ce fut avec un intérêt très évident qu’elle écouta le jeune officier parler de ses hommes, du bien qu’il était si facile de leur faire, des lueurs de beauté morale qu’il avait parfois découvertes sous de rudes enveloppes.

— C’est un apostolat magnifique, pour qui sait le comprendre… Et c’est une joie aussi, je puis l’affirmer.

Mme Antoinette demanda :

— Cet apostolat, vous l’avez exercé, monsieur ?

Il répondit simplement :

— J’ai fait du moins ce que je pouvais.

Mme Antoinette considéra un moment la belle physionomie loyale et ferme, puis se renferma dans le silence, tandis que la conversation continuait autour d’elle.

Quand les jeunes gens se furent retirés, Mme Jardans fit observer, tout en rattachant le nœud bleu qui retenait les cheveux de Lucette :

— Il est très intéressant à entendre, M. de Chancenay.

Mme de Prexeuil approuva :

— Oui, très intéressant… On ne peut nier qu’il soit d’une intelligence au-dessus de l’ordinaire. Quant à ses idées, — s’il est sincère, — elles paraissent excellentes.

Élys, en entendant cela, eut un joyeux battement de cœur.

Enfin, sa grand’tante rendait quelque peu justice à Ogier !… Mais comment aurait-elle pu résister à la superbe loyauté de cette âme d’homme, qui éclatait dans le regard sans ombre ?

En se retrouvant un peu plus tard seule avec Gabrielle Jarmans, Mme Antoinette dit d’un ton contraint :

— Puisque ta mère et toi êtes d’avis qu’Élys doit se marier, j’aime autant que ce soit décidé tout de suite… Mais M. de Chancenay désire-t-il toujours ?…

— Certes ! Mais par un sentiment de délicatesse, il ne renouvellera pas sa demande, à cause de son infirmité.

— C’est elle, pourtant, qui m’amène à céder si vite. Puisqu’il n’a pas marchandé le sacrifice de sa vie, pour la patrie, puisqu’il a été un des héroïques défenseurs des femmes, vieillards et enfants et de nos foyers menacés, je ne me reconnais plus le droit de lui refuser ma petite Élys, qui fera son bonheur.

Gabrielle saisit la main de la vieille dame et la serra longuement.

— Ah ! ma cousine, je savais bien que vous ne seriez pas toujours inexorable !… Et il la rendra heureuse, votre Élys, vous verrez !

— Maintenant, c’est possible… Il n’a plus le même regard… On sent qu’il a souffert, qu’il a réfléchi, qu’il s’est formé à une vie très haute…

Mme Antoinette se tut un moment, puis ajouta :

— Tu lui diras que je l’autorise à venir demander à Élys si elle est toujours dans les mêmes dispositions, à son égard.

— Demain, ma cousine ?

— Oui, demain, s’il le veut… Mais préviens-le qu’elle est presque pauvre, qu’il m’est impossible, du moins pour le moment, de lui constituer même une petite dot.

— Oh ! je ne crois pas qu’il se soucie de cela, chère cousine !

Dès le soir même, Mme Jarmans informait M. de Chancenay de l’heureuse nouvelle, qui lui causa un très vif étonnement.

— Je ne m’attendais pas à un aussi prompt résultat !

— Moi non plus, je vous l’avoue… quoique ces revirements soient assez naturels aux caractères de ce genre, sincères en leurs injustices mêmes, et qui, une fois leurs yeux ouverts, ne peuvent résister longtemps aux invites de leur conscience.

Puis, en souriant, Gabrielle ajouta :

— Je crois, d’ailleurs, capitaine, que vous avez fait sa conquête… Et ce n’était pas chose facile, je vous assure !

Il riposta gaiement :

— Oh ! je le sais par expérience !… L’accueil dont je fus l’objet à Prexeuil compte parmi les plus désagréables souvenirs de ma vie.

Dans l’après-midi du lendemain, Ogier, vers deux heures, arrivait au pavillon. Il fut introduit dans le salon où l’attendaient Mme de Prexeuil et sa petite-nièce. Tandis qu’il s’inclinait devant elles, la vieille dame dit avec sa dignité froide, tempérée d’émotion :

— Il paraît, capitaine, que vous ne considérez pas qu’une gloire nouvelle a été ajoutée par vous à votre nom, et qu’une femme puisse être fière entre toutes de le porter ?

— Madame !… Je ne puis oublier que je suis désormais un infirme…

Élys, d’un mouvement plein d’élan, s’avança, les yeux brillants, la main tendue…

— Ma tante dit bien, monsieur ! Je serai trop heureuse et trop fière d’être unie à cet infirme glorieux !

Ogier saisit la petite main et y appuya longuement ses lèvres en murmurant :

— Oh ! Élys !… Élys !

Ce fut tout ce qu’il put dire au premier moment. Pendant un instant, les deux jeunes gens se regardèrent avec une ardente joie… Et Mme Antoinette sentait l’émotion la serrer à la gorge, quoiqu’elle essayât de se raidir pour conserver une contenance impassible.

Ogier, sans quitter la main tremblante qui s’abandonnait dans la sienne, dit en souriant :

— Vous avez donc un peu plus confiance en moi, maintenant, madame, puisque vous acceptez de me donner votre précieux trésor ?

— Oui, je veux espérer… je crois que vous serez digne d’elle, à l’avenir.

— Je vous le promets, sur mon honneur de gentilhomme et de soldat. Un abîme s’est creusé entre le Chancenay que j’étais alors et celui que je suis devenu. Certes, dès ce moment-là, j’étais fort disposé à rendre ma chère Élys aussi heureuse que possible. Mais je reconnais que mon existence de mondain et d’oisif pouvait raisonnablement vous inspirer quelque défiance. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui, car j’ai pris conscience de toutes mes responsabilités, j’ai compris ce que devait être la vie, après avoir vu la mort faucher autour de moi et menacer à tout instant de m’enlever de ce monde.

En rentrant à la villa Blanche, après avoir passé une heure au pavillon, M. de Chancenay téléphona à sa grand’mère :

— Venez, je vous prie, demain, pour une démarche importante.

Mme de Chancenay s’informa :

— Quelle démarche, mon cher enfant ?

— Une demande en mariage.

— Une… demande ?… Pour toi ?

— Oui… Mlle de Valromée… Vous vous souvenez ?

— Cette jeune fille si jolie, que nous avons rencontrée ?

— C’est cela.

— Vraiment !… Est-ce possible ?… Mais elle est sans fortune, je crois ?

Ogier retint une exclamation d’impatience. Voilà qui était trop fort !… Il riposta :

— Eh bien, tant mieux ! J’en ai assez pour deux… et même pour avoir une douzaine d’enfants.

— Douze !… Enfin, tu plaisantes !… Oui, je viendrai demain… si tu tiens à ce mariage ?

— Je le crois, que j’y tiens !… Bonsoir, grand’-mère !… Ah ! s’il vous plaît, apportez-moi donc quelques fleurs des serres de Sarjac… des fleurs blanches, naturellement, puisque c’est pour offrir à ma fiancée.

— Entendu !… Mais tu m’étonnes… Ici, la communication fut coupée. Ogier, peu désireux de continuer la conversation, rentra chez lui, en songeant avec irritation :

« Il semble qu’on n’en ait jamais assez, de cet argent ! Si on n’épouse pas une fortune à peu près égale à la sienne, les gens vous regardent comme un phénomène… Ah ! bien, par exemple, si ma grand’mère me croyait dans ces idées-là, elle s’est trompée du tout au tout ! »



Le lendemain, dimanche, les habitantes du pavillon, en sortant de la messe, s’entretinrent un moment avec M. de Chancenay et le lieutenant Blavet. Élys et Ogier échangèrent quelques mots à mi-voix, avec un chaud regard d’amour. Juste à ce moment, deux infirmières passaient, que, tout occupés d’eux-mêmes, ils ne virent pas. L’une d’elles les enveloppa d’un rapide coup d’œil, et surprit ce regard. Un tressaillement courut sur son fin visage, une lueur passa dans ses yeux gris… Sa compagne fit observer :

— Comme il est bien, ce capitaine de Chancenay !… Et la jeune fille avec laquelle il cause est ravissante !

Sari dit brièvement :

— En effet.

Puis, après un court silence, elle demanda :

— Savez-vous qui elle est ?

— Probablement une des parentes qu’héberge Mme de Baillans… Je ne suis pas très au courant… Mais il me semble avoir entendu Mlle Robin parler d’une jeune fille très jolie…

Mlle Doucza rentra à l’hôpital dans un état d’irritation qu’elle avait peine à ne pas manifester au dehors. En passant, elle informa la directrice qu’ayant la migraine, elle priait qu’on ne comptât pas sur elle ce matin pour les soins à donner… Mme Bignard répondit : « Bien, bien, ma chère », sans s’étonner aucunement. Sari Doucza était cotée comme une infirmière fantaisiste, qui choisissait la besogne selon ses goûts, ou son caprice, sans le moindre souci de rendre réellement service. Il lui suffisait de se faire faire la cour et de poser dans le costume d’infirmière qu’elle savait lui être fort seyant… Mais comme l’avait dit naguère Mme Salbert à Gabrielle Jarmans et à Élys, d’occultes influences la protégeaient, de telle sorte que Mme Bignard n’osait lui faire poliment comprendre l’inutilité de sa présence ici.

Dans sa chambre, la jeune personne s’assit un moment, les sourcils froncés, les lèvres serrées.

Elle pensait : « Qu’est-ce que cette jeune fille ?… Une fiancée, peut-être ?… Ils se regardaient fort amoureusement… Ah ! je comprends pourquoi il ne veut pas s’occuper de moi ! »

Et Sari crispait les poings, tandis qu’une lueur mauvaise passait dans son regard.

Pour calmer ses nerfs surexcités par cet incident, elle quitta l’hôpital et s’en alla errer dans la campagne, qu’on trouvait aussitôt après avoir dépassé la principale rue d’Ursau. Chemin faisant, elle lut une lettre de sa mère arrivée ce matin même… Mme Doucza disait :

« Viens donc me retrouver à Biarritz, mon cœur. J’aimerais beaucoup mieux te savoir près de moi en ce moment, tu sais pour quelles raisons. Il peut m’être difficile, ou même impossible de te téléphoner ou télégraphier, en cas d’alerte… Ceci ne veut pas dire que j’aie aucune crainte, car au contraire tout marche à merveille — presque trop bien, dirais-je, si j’étais superstitieuse. Je viens de réussir une affaire qui m’a valu des félicitations venant de très haut, transmises par notre ami B… toujours installé à Saint Sébastien. Je continue de l’aller voir tous les quinze jours environ, pour prendre les instructions nécessaires à nos affaires, qui vont « très bien », je le répète.

« C’est donc par excès de prudence que je souhaiterais t’avoir près de moi. Mais je ne compte plus guère que tu répondes à ce désir, maintenant que M. de Chancenay se trouve là-bas. Je connais trop bien ma tenace petite Sari pour ne pas me douter qu’elle fera tout son possible afin d’attirer l’attention de ce beau capitaine et de s’en faire aimer. Ceci, d’ailleurs, ne me déplairait pas, car il pourrait nous être utile. Mais je crains que tu n’aies beaucoup de peine à parvenir au but, surtout si, comme tu le dis, M. de Chancenay s’est converti. »

Sari, quand elle eut terminé cette lecture, déchira les feuillets en très menus morceaux qu’elle éparpilla sur l’herbe, autour d’elle, tout en continuant de marcher.

Puis, levant les épaules, elle murmura d’un ton rageur :

— Je le sais bien, que ce sera difficile !… Et maintenant surtout, avec ce que je soupçonne !

Elle suivait un étroit sentier, au bord d’un talus gazonné dévalant par une pente douce vers le gave d’un beau vert étincelant, qui s’en allait en bouillonnant un peu au passage de grosses roches plates, blanchies et polies à l’incessant contact de cette eau courante. Des arbres penchaient vers l’onde fuyante leurs branches dont un vent léger soulevait les feuillages… Et Sari, tout à coup, s’immobilisa, un éclair de joie dans les yeux…

Sur la berge gazonnée, un officier se tenait assis, un livre à la main. D’un coup d’œil, Mlle Doucza l’avait reconnu. Avec une souplesse de chèvre, elle bondit sur le talus, qu’elle descendit en quelques secondes, et se trouva près d’Ogier avant qu’il eût pu faire un mouvement.

— Eh bien, on ne s’occupe plus de cette petite Sari, qu’on trouvait si gentille autrefois ?

Elle se laissait tomber sur l’herbe et penchait vers Ogier sa tête rousse, avec le plus tendre des regards.

Mais l’officier, l’écartant avec un geste d’impatience irritée, se mit debout, très vivement, et abaissa vers elle son regard dédaigneux, en ripostant :

— Veuillez m’épargner les rappels d’un temps qui est fort loin, de toutes façons. Oubliez que vous m’avez connu, ce sera le mieux, car moi, je ne me souviens plus de vous.

Et, tournant les talons, le jeune homme s’éloigna.

Mais Sari se leva brusquement, et le rejoignit en courant.

— Ogier, ne me dites pas de ces méchancetés ! Laissez-moi parler, au moins !

Il se détourna, en la couvrant d’un regard hautain.

— Vous ne comprenez donc pas, mademoiselle, ce qu’une telle insistance a de ridicule et d’humiliant, de votre part ? Je regrette d’être obligé de vous le faire entendre.

Et, de nouveau, il s’éloigna.

Cette fois, Sari demeura immobile. Son visage se contractait sous l’afflux de la colère. Car elle avait vu trop d’indifférence méprisante dans le regard d’Ogier pour conserver le moindre espoir qu’il pût un jour s’intéresser encore à elle.

Mais une irritation haineuse gonflait son cœur. Elle tendit le poing vers l’officier, en murmurant :

— Il faudra bien que je trouve le moyen de vous faire payer cela, monsieur de Chancenay !…

Et d’abord, sachons ce qu’il en est de la jeune personne qui causait avec lui ce matin.