Librairie Plon (p. 225-237).

XVII


Septembre commençait, beau et chaud encore, dans ce pays de Béarn. Ogier, très affaibli à la suite de ses blessures, reprenait rapidement des forces et entreprenait des promenades avec son ami Blavet. Ils allaient à travers champs et prairies, suivant d’un œil d’envie le vol du gibier à plume, le rapide passage d’un lièvre. Car ils étaient grands chasseurs, tous deux… Et Ogier disait :

— Après la guerre, vous viendrez me voir à Sarjac, Blavet, et vous me tuerez mon gibier, car moi, maintenant…

Le lieutenant ripostait :

— Oui, si j’en reviens !… Car une fois guéri, je repartirai là-bas. Le docteur m’a promis que dans un mois, je serais bon à servir de cible aux Boches.

— Moi, j’en aurai pour plus longtemps… Et avec ce maudit bras, on ne voudra pas me remettre à la tête de mes braves garçons.

Au cours de ces promenades, M. de Chancenay avait parfois l’ennui de rencontrer Sari. Celle-ci, comme il l’avait bien prévu, mettait tout en œuvre pour se trouver sous ses pas. Mais une hautaine froideur répondait à ses sourires, à ses regards d’admiration câline… Néanmoins, la tenace petite créature ne se décourageait pas. Elle écrivait à sa mère :

« Je n’ai jamais cessé de l’aimer, je l’aime de plus en plus ! Aussi ferai-je tout au monde pour vaincre son indifférence… T’ai-je dit qu’il paraissait fort changé, qu’il serait devenu catholique pratiquant, d’après ce que l’on raconte, et disposé à brûler ce qu’il avait adoré, c’est-à-dire son existence mondaine et sa vie de libre jouissance ? Mais, bah ! ce sont des idées qui lui passeront… En tout cas, inutile, pour mon compte, de jouer la dévotion, car il n’y croirait pas plus maintenant qu’autrefois. »

Ogier avait eu le plaisir, à deux reprises, de faire une autre rencontre : celle d’Élys, qui accompagnait Mme Jarmans et les petites filles. À peine les deux groupes s’arrêtaient-ils quelques minutes, prononçaient-ils quelques mots. Cela suffisait aux jeunes gens pour échanger un discret regard d’amour, dont ils emportaient la chaude douceur au fond de l’âme.

Ce regard d’Ogier, comme Élys l’aimait ! Il y avait en lui une force, une chaleur concentrée qui n’existaient pas dans celui du Chancenay d’avant la guerre. L’énergie, les nobles qualités en germe dans cette âme d’homme, et non développées par l’éducation, avaient magnifiquement jailli au milieu du danger, des privations, et sous l’influence de la responsabilité. Un être nouveau sortait de cette fournaise, et la transformation s’affirmait dans le regard, charmeur comme autrefois, mais différemment.

Pauvre madame Antoinette, comme vous l’aviez prévu, le capitaine de Chancenay, infirme, auréolé du prestige des héros, conservant dans ses yeux superbes le reflet des terribles heures vécues et des hautes pensées qui soulevaient son âme, devenait plus que jamais le maître du jeune cœur déjà tout à lui.

Elle s’en rendait bien compte. Point n’était besoin qu’Élys lui apprît qu’elle avait vu le jeune officier ; elle le devinait aussitôt, quand sa petite nièce rentrait. Ce lumineux regard dévoilait toutes les impressions de l’âme… Et la vieille dame, comprenant son impuissance, se laissait aller à un morne fatalisme, que coupaient parfois des accès de révolte secrète. Quoi, faudrait-il donc qu’elle cédât, qu’elle donnât sa petite Élys à ce Chancenay, dont Mme de Baillans et Gabrielle semblaient si ridiculement entichées ?… Il était converti, prétendait-on… Savoir ! Son neveu Jacques n’avait-il pas feint aussi de devenir un petit saint, au moment de son mariage ?

L’orgueil, il faut le dire, entrait pour une large part dans les sentiments d’hostilité de Mme Antoinette à l’égard d’Ogier. La pensée d’une capitulation, du triomphe de cet homme à qui, autrefois, elle avait si énergiquement refusé sa petite-nièce, lui était fort dure, et elle l’éloignait de toutes ses forces.

Ses cousines, habilement, continuaient leur petit travail de préparation. Il fallait avancer avec précaution, étant donnée cette nature autoritaire, facilement partiale, parce que trop passionnée dans ses idées. Mais Gabrielle disait à sa mère :

— Son affection pour Élys la fera fléchir. Oui, c’est par là seulement que nous la tiendrons.

Un après-midi que la jeune femme n’avait pu sortir, Élys emmena Thérèse et Lucie pour une courte promenade dans les environs immédiats. Tandis que la petite Lucette donnait sagement la main à sa grande cousine, l’aînée, une turbulente fillette de six ans, exubérante de vie, courait de-ci de-là, suivie d’un jeune chien des Pyrénées aussi fou qu’elle. Élys essayait de la modérer.

Mais l’enfant, claustrée les deux jours précédents à cause d’une pluie torrentielle et ininterrompue, semblait aujourd’hui un véritable petit cheval échappé.

Or, dans ses ébats, elle se prit le pied entre deux pierres et tomba en jetant un cri de douleur.

Quand Élys, l’aidant à se relever, voulut la mettre debout, elle cria de nouveau… Et en enlevant bas et souliers, la jeune fille constata que la cheville enflait rapidement.

Il fallait aller chercher de l’aide au pavillon, car la fillette était trop lourde pour qu’elle la portât. Quel que fût son ennui de laisser là ces deux enfants, il n’existait pas d’autre alternative.

— Tu vas rester près de ta sœur, Lucette, recommanda-t-elle. Moi, je cours jusqu’à la maison, et je ramènerai Mélanie, qui m’aidera à emporter Thérèse.

La fillette, fort peureuse, gémit :

— Oh ! cousine Élys, ne t’en va pas, je t’en prie !

— Mais il le faut, ma mignonne. Je ne serai pas longue, tu verras… Et d’ailleurs, tu n’as rien à craindre, ici.

Vivement, la jeune fille s’engagea dans un sentier qui devait la mener plus directement au pavillon. Elle courait et faillit se heurter à deux officiers venant en sens inverse.

L’un d’eux s’écria, d’un ton inquiet :

— Que vous arrive-t-il, mademoiselle ?

Elle rougit, en reconnaissant M. de Chancenay qu’accompagnait le lieutenant Blavet.

— Ma petite cousine vient de se donner une entorse, et je vais chercher quelqu’un au pavillon pour m’aider à la porter.

— Eh bien, mais, nous nous offrons, mademoiselle !… N’est-ce pas, Blavet ?

— Certes, certes !

— Je ne voudrais pas vous donner cette peine…

Le lieutenant riposta galamment :

— Une peine, mademoiselle ?… Dites un plaisir ! Nous sommes trop heureux de pouvoir vous être utiles !

Ogier ajouta, en souriant :

— Vous verrez que mon seul bras peut servir encore à quelque chose. Conduisez-nous vers cette jeune personne, mademoiselle ; nous nous chargeons de la ramener au bercail.

Quelques instants plus tard, les deux officiers emportaient la fillette, ravie d’un aussi prompt secours. Élys les suivait avec Lucette. La jeune fille était fort émue, et un peu inquiète Cet aprèsmidi, justement, Mme de Prexeuil, qui allait mieux depuis quelques jours, s’était assise dans le jardin. Il allait falloir passer devant elle, pour porter Thérèse dans le pavillon… Quel accueil ferait-elle à M. de Chancenay ?

Tout d’abord, la vieille dame ne vit que Thérèse, dans les bras de ces officiers dont elle ne distinguait pas aussitôt les traits. Elle se leva, en dépit de la souffrance qu’elle éprouvait, et fit quelques pas au-devant d’eux en demandant avec anxiété :

— Qu’est-il arrivé ?

Le lieutenant Blavet répondit :

— Une simple foulure, madame… rien de grave, rassurez-vous !

Elle jeta un coup d’œil sur celui qui parlait, puis sur son compagnon. Un tressaillement parcourut son visage… Détournant les yeux du calme regard d’Ogier, elle dit, la voix légèrement agitée :

— Vraiment, messieurs, vous donner cette peine !… Élys, appelle les bonnes…

— Il est inutile de déranger personne, madame. Nous allons porter l’enfant jusqu’à sa chambre, si vous le voulez bien.

— Comme il vous plaira, monsieur.

Déjà, Élys précédait les officiers vers l’entrée du pavillon… Quand ils eurent déposé Thérèse sur son lit, tous deux saluèrent la jeune fille, caressèrent la joue de l’enfant, puis redescendirent. Ils trouvèrent Mme de Prexeuil qui les attendait pour les remercier. Au même instant arrivait Mme de Baillans, fort étonnée en voyant M. de Chancenay face à face avec sa cousine. Elle se fit expliquer l’aventure, puis, sans écouter le refus discret des jeunes gens, voulut leur offrir le thé.

Au fond, elle exultait de l’incident, puisqu’il s’agissait d’une foulure sans gravité, ainsi qu’elle s’en était assurée en allant voir sa petite-fille dont Élys massait la cheville endolorie. Mme de Prexeuil se trouvait ainsi obligée de revoir ce Chancenay détesté, de lui parler, de l’écouter. C’était déjà un grand pas de fait — un très grand pas, car la nouvelle personnalité du jeune homme s’imposait vite à l’attention et à la sympathie.

Mme Antoinette, en femme bien élevée, interrogea les deux officiers sur leurs blessures, et glissa dans l’entretien un discret éloge de leur bravoure. On n’aurait jamais dit, à la voir, qu’elle avait connu auparavant M. de Chancenay. Et celui-ci, de même, ne faisait aucune allusion à Gouxy. La conversation se maintenait sur des généralités. Mais là, comme ailleurs, Ogier montrait sa ferme intelligence, une haute conception du devoir, un vibrant patriotisme prêt à tous les sacrifices… Du coin de l’œil, Mme de Baillans considérait sa cousine. Elle voyait le regard intéressé revenant sans cesse à la belle physionomie énergique et loyale, puis s’en détournant avec une sorte d’impatience… Allons, cela marchait bien, très bien !

Quand les officiers eurent pris congé, Mme de Baillans déclara, d’un air enchanté :

— Ils sont charmants, ces jeunes gens !… charmants | Qu’en dis-tu, Antoinette ?

— Mais oui, très bien…

Puis, après un court silence, Mme Antoinette ajouta, d’un accent irrité :

— Je te soupçonne, Fabienne, de favoriser les visées de ce jeune homme et l’attachement qu’Élys lui porte.

Mme de Baillans répondit nettement :

— Ma bonne amie, si j’admettais que tu refuses le comte de Chancenay tel qu’il était il y a deux ans, aujourd’hui je ne comprendrais pas que tu ne fusses heureuse et fière de donner Élys à l’homme de haute valeur qu’il est devenu.

Mme de Prexeuil eut un léger ricanement :

— Oui, oui, je sais !… Cela ne l’empêchera pas de faire des frasques, dès que l’idée lui en passera par la tête.

Cette fois, Mme de Baillans se fâcha presque.

— Ton parti pris est trop fort, Antoinette ! Je ne puis discuter avec toi, puisque jamais M. de Chancenay ne trouvera grâce devant ton obstination.

Et elle s’en alla retrouver Élys, en laissant Mme de Prexeuil à ses réflexions, ce qui était, pensait-elle, le meilleur moyen avec cet esprit orgueilleux, buté dans sa crainte et sa rancune.

Les deux officiers, eux, s’en revenaient sans hâte vers la villa. Ogier, tout absorbé dans le souvenir des chers yeux violets revus aujourd’hui, laissait parler son compagnon. Celui-ci, après avoir noté le grand air de Mme Antoinette et son intelligence, se mit à exalter la beauté de Mlle de Valromée…

— Une merveille !… Quel charme dans cette physionomie !… Ah ! si je n’étais pas un simple roturier, je me mettrais vite sur les rangs de ses prétendants !… Mais je n’oserais…

— Non, c’est inutile, mon ami. Le cœur de Mlle de Valromée n’est plus libre, depuis deux ans.

— Ah ! bah !

Le lieutenant regardait Ogier avec étonnement.

— Comment le savez-vous, Chancenay ?

— Parce que c’est moi qu’elle aime.

— Vous ?… vous ?… Alors vous la connaissiez avant ?…

— Oui… Voici notre histoire en deux mots. Mme de Prexeuil m’a refusé la main de sa petite-nièce, parce que — non sans raison d’ailleurs, je le reconnais — elle me jugeait trop mauvais diable pour faire le bonheur de cette enfant. Depuis lors, nous ne nous étions pas revus.

— Ah ! bon, bon !… Vous faites bien de me prévenir, Chancenay, car il est inutile que je laisse courir mon imagination… et se prendre mon cœur.

— Je n’ai pas besoin de vous recommander le secret au sujet de cette confidence ?

— Certes non !… Mais maintenant, elle n’aura plus de motif pour maintenir son refus, cette tante sévère ?

— En effet… Mais moi, je ne puis renouveler ma demande, car je n’oublie pas que je suis infirme…

— Oh ! un infirme comme vous !… D’ailleurs, puisque Mlle de Valromée vous aime… Mais enfin, je comprends très bien votre scrupule ; il faudrait que la jeune fille, elle-même, vous fît comprendre que son intention n’a pas changé.

— Mais c’est que, précisément, elle non plus ne le peut pas, car elle a promis à sa grand’tante de ne jamais se marier.

— Ah ! par exemple !

— Vous voyez donc, mon cher, que seule, {{Mme|de Prexeuil peut dénouer la situation.

— Oui… Mais le voudra-t-elle ?

— Je ne sais… Elle est d’un caractère orgueilleux, obstiné… Cependant, j’ai confiance que Dieu m’accordera ce grand bonheur.

— Que vous méritez bien ! ajouta chaleureusement Blavet, dont le cœur généreux n’était effleuré d’aucune jalousie.

M. de Chancenay n’avait jamais parlé à Mme de Baillans et à Mme Jarmans de ses sentiments pour Élys, ni du refus opposé jadis à sa demande. Ce fut Gabrielle qui, un jour, y fit allusion. Il lui opposa les mêmes objections qu’à son ami, en ajoutant :

— Quoi qu’il arrive, Mlle de Valromée demeurera toujours mon unique amour.

— Eh bien, monsieur, gardez beaucoup d’espoir au sujet d’un changement dans les idées de notre autoritaire cousine. Ma mère et moi y travaillons depuis quelque temps, car, je vous le dis en toute simplicité, notre sympathie pour vous, la grande estime que nous avons pour votre caractère nous font considérer ce mariage comme très désirable pour notre chère petite Élys.

Ogier dit avec émotion :

— Quoi, madame, j’avais donc de si bonnes alliées, sans m’en douter ? Combien je vous suis reconnaissant !… Ainsi, vous pensez que Mme de Prexeuil pourrait quelque jour revenir sur sa décision ?

— J’en suis à peu près certaine. Ce sera dur, très dur pour elle, mais elle le fera, dans la crainte de voir la santé d’Élys en souffrir… Naturellement, il vous faudra de la patience ! Nous n’arriverons pas à ce résultat en un jour. Mais vous n’êtes pas près de quitter la villa, et notre cousine, pour différentes raisons, se trouve dans l’obligation de passer l’hiver ici. Nous n’avons donc pas à précipiter les choses… Et peut-être Mme de Prexeuil se décidera-t-elle à céder plus tôt que nous ne le supposons. Ayez confiance, monsieur, et ne doutez pas que votre glorieuse infirmité soit au contraire un motif qui vous attire la sympathie de ma cousine, très ardente Française, sous ses dehors froids, très admiratrice de la bravoure héroïque.