Librairie Plon (p. 56-65).

V


Ogier reçut le lendemain matin une lettre de sa grand’mère.

Mme de Chancenay lui déclarait qu’elle n’avait aucunement l’intention de conserver cette vieille demeure, et le priait de s’arranger avec le notaire, pour que celui-ci la mît en vente.

« Mais ne t’ennuie pas surtout avec cela, mon chéri ! » ajoutait l’aïeule. « Donne simplement tes instructions, et va vite retrouver tes amis — parmi lesquels, je m’en doute, se trouve quelque joli visage qui ne t’est pas indifférent ? »

Ogier eut un léger mouvement d’épaules, en lisant cette dernière phrase. Sari ?… Eh bien, il l’avait complètement oubliée ! L’image d’Élys s’imposait à lui avec trop de force pour que tout le reste ne s’évanouît pas dans le néant.

Il resta un moment pensif, les yeux attachés sur la lettre ouverte devant lui. Puis, prenant une feuille, il écrivit :

« Non, ne vendez pas le Pré-Béni, chère grand’mère. Donnez-le-moi. Ce vieux logis me plaît, et puis il a toujours appartenu aux Châtelbray. Mon anniversaire de naissance tombe le mois prochain ; ne cherchez donc pas d’autre cadeau de fête. C’est convenu, n’est-ce pas ?

« Ce pays me paraît fort agréable, et il renferme en outre, m’assure-t-on, beaucoup de gibier. J’y reviendrai donc certainement, et à cet effet je conserverai au Pré-Béni le personnel existant, c’est-à-dire la vieille femme de chambre et la cuisinière.

« Je pense partir dans quelques jours, pour continuer la croisière commencée. Le joli visage en question ne me manque pas du tout. J’ai l’oubli très facile, sur ce chapitre.

« J’attends votre réponse, grand’mère, et, ne doutant pas de ce qu’elle sera, je me propose d’agir déjà en maître, ici, en informant de ma décision cette pauvre Rosalie, la femme de chambre, qui me regarde souvent avec des yeux pleins d’une interrogation inquiète. Sans doute se demande-t-elle s’il lui faudra quitter cette maison, où elle a si longtemps vécu, et vu mourir sa maîtresse.

« Je baise respectueusement vos mains, chère mère. À bientôt, car vous me verrez à Sarjac aussitôt mon retour d’Italie. »

Cette lettre terminée, Ogier sonna Rosalie. La vieille femme arriva, un peu clopin-clopant, car elle était rhumatisante. M. de Chancenay lui tendit l’enveloppe qu’il venait de cacheter.

— Vous donnerez cela au facteur quand il repassera tout à l’heure, s’il vous plaît, Rosalie.

— Oui, monsieur le comte. Il va redescendre dans un moment, sans doute, car il est rare qu’il monte jusqu’à Prexeuil, ces dames n’ayant guère de correspondance.

Elle fit un mouvement pour se retirer. Mais Ogier l’arrêta du geste.

— Attendez un moment… Si je conserve le Pré-Béni, seriez-vous disposée à y rester, avec Mélite ?

— Le mince visage ridé s’éclaira subitement.

— Monsieur le comte gardera la maison ?… Ah ! je craignais tant que… Bien sûr, que je resterai, monsieur ! Et Mélite aussi !

— Donc, c’est entendu, je vous nomme gardienne de cette demeure. Pour la question des gages, nous en reparlerons…

— Oh ! monsieur le comte, je n’ai besoin de rien ! Ma pauvre Madame m’a laissé de quoi vivre. Pourvu que je ne quitte pas la maison, voilà tout ce qu’il me faut !

— Non, Rosalie, j’ai coutume de payer toujours les services que je demande. Mais nous en reparlerons, je le répète.

La femme de chambre s’éloigna, après un remerciement. Son inquiétude était dissipée, maintenant. Le Pré-Béni ne serait pas vendu !… Elle avait été maintes fois sur le point de le demander, mais jamais elle ne l’avait osé. M. de Chancenay lui en imposait, avec son air un peu hautain et son regard qui tenait les gens à distance. Elle avait plus d’une fois songé, depuis deux jours, après avoir écouté les récits que faisait Célestin de l’existence mondaine de son maître : « Ce n’est pas ce beau jeune homme-là qui prendra jamais intérêt à la vieille maison !… »

Or, elle s’était trompée. Mais elle ne se doutait guère, la bonne Rosalie, qu’Élys de Valromée se trouvait pour beaucoup dans cet intérêt subit de M. de Chancenay pour le Pré-Béni.

Ogier avait combiné tout un petit plan pour tâcher de revoir la jeune fille. Il comptait partir dans deux jours, aller terminer la croisière commencée, ainsi qu’il l’écrivait à sa grand’mère, puis, au lieu de demeurer à Sarjac, où commencerait d’arriver la première série d’invités pour les chasses, il reviendrait au Pré-Béni, sans prévenir, et verrait à rencontrer Mlle de Valromée avant que Mme Antoinette sût qu’il était là et pût prendre ses précautions en conséquence.

L’amour, le désir de triompher de la vieille tante autocrate s’unissaient pour inspirer à Ogier la volonté de surmonter les obstacles, de conquérir Élys, fût-ce au prix de grandes difficultés. Elle lui serait d’autant plus chère qu’il aurait eu plus de peine à l’obtenir… Et puis, au fond, il comptait bien que Mme de Prexeuil ne serait pas inexorable, si elle voyait sa petite-nièce amoureuse, et qu’elle reconnaîtrait l’erreur où elle était tombée en prétendant la condamner à vivre solitaire, comme elle.

Le lendemain de ce jour où il avait reçu la lettre de son aïeule, M. de Chancenay se rendit à Gouxy, pour assister à la grand’messe du dimanche. Rosalie, l’avant-veille, lui avait dit incidemment que Mlle de Valromée tenait l’harmonium, et chantait parfois. C’était pour la voir et l’entendre qu’Ogier, depuis longtemps oublieux du devoir dominical, avait décidé de se rendre à la vieille petite église.

Il se plaça de façon à voir l’harmonium, et à n’être pas vu de Mme Antoinette. Sans souci de l’attention dont il était l’objet, il attendit avec impatience l’apparition des chanoinesses… Elles entrèrent, vinrent au banc de chêne sculpté placé en avant, où prirent place Mme de Prexeuil et Mme de Valromée, tandis qu’Élys se dirigeait vers l’harmonium.

Il admira une fois de plus son élégance naturelle, sa grâce aristocratique, dans cette toilette démodée dont la sobriété semblait charmante et pleine de goût à ses yeux fatigués des laideurs, des étranges folies de la mode contemporaine. Elle était vraiment très grande dame, cette descendante des Prexeuil et des Valromée. De toutes manières, son mari pourrait être fier d’elle.

Ogier la voyait de profil, assise à l’harmonium. Autour d’elle se groupaient quelques jeunes filles du village, parmi lesquelles Mélite, la cuisinière du Pré-Béni, petite-nièce de Rosalie. Elles chantaient avec plus de bonne volonté que de talent, sous la direction de la petite châtelaine. De temps à autre, la voix de celle-ci se faisait entendre, Elle n’était pas cultivée, mais le timbre avait beaucoup de charme, et l’ampleur du son paraissait à dessein contenue par la jeune fille, pour ne pas dominer ses compagnes.

Tout occupée qu’elle fût de son rôle d’organiste et de directrice des chœurs, Élys restait recueillie, visiblement pénétrée de tranquille ferveur. Quand, aux rares moments de repos, son regard se tournait vers l’autel où se consommait le sacrifice divin, Ogier la devinait prosternée en esprit, adorant et priant de toute son âme.

Une inquiétude surgit en lui, alors.

N’aurait-elle pas la vocation religieuse ?… N’était-ce pas pour cela qu’elle semblait si bien assurée de l’avenir qui l’attendait ?

Pourtant, elle avait dit : « Mes tantes ne veulent pas quitter Prexeuil… Et c’est là que, moi aussi, je vivrai toujours. »

Oui, tant que seraient là, peut-être, Mme Antoinette et Mme Bathilde. Mais ensuite, seule et libre, elle pourrait satisfaire sa vocation…

M. de Chancenay tenta d’éloigner cette crainte nouvelle. Mais elle l’obséda, au cours des heures suivantes, tandis qu’il revenait vers le Pré-Béni, et plus tard, pendant qu’il se promenait en fumant dans le jardin, suivi de Liaou qui l’avait pris en grande affection.

Il songeait, un peu surpris, essayant de se railler lui-même : « Eh ! décidément, j’y tiens donc bien, à cette petite Élys ? Cependant, j’avais toujours pensé que l’amour, à ce point-là, est une entrave dont il est raisonnable de ne pas s’embarrasser… Mais me voilà pris au piège… et si vite !… C’est ridicule ! »

Néanmoins, il n’essayait pas de lutter contre ce sentiment déjà puissant, qui éveillait en lui une émotion inconnue jusqu’alors. Élys lui était apparue comme la réalisation d’un idéal jusque là demeuré assez vague en son esprit. Idéal physique d’abord, par sa rare beauté, par le charme très pur de son expressive physionomie. Idéal moral aussi, car Ogier, pour avoir trouvé sur sa route trop de consciences féminines fragiles ou perverses, n’appréciait que davantage la délicatesse d’âme et de cœur, quand il la rencontrait… Or, il l’avait aperçue, comme un reflet très vif, dans les beaux yeux couleur de violette au regard de candeur sincère. Observateur très subtil de son entourage mondain, il savait à merveille reconnaître chez une femme la coquetterie, les petites fourberies, les ambitions secrètes ; mais de tout cela, il n’avait rien vu sur la physionomie d’Élys, troublée seulement par le regard qu’il attachait sur elle, par le tête-à-tête avec cet homme jeune et séduisant, qui lui accordait une attention si vive.

Et c’était à cause de cela, par un instinctif respect pour cette innocence devinée, que M. de Chancenay avait retenu les mots de trop chaude admiration qui lui montaient aux lèvres.

Mais maintenant, fort de ses intentions droites, il voulait se faire aimer d’Élys, afin qu’elle devînt un auxiliaire actif dans la lutte inévitable contre la volonté de Mme Antoinette.

Ce ne serait pas le plus difficile de sa tâche. Il savait qu’on ne résistait guère à son charme, Ogier de Chancenay. Et quand il y joindrait l’amour, le vif désir de conquérir, la petite chanoinesse serait vite prise, ensorcelée, pour toujours.

Tandis qu’il arpentait pour la dixième fois le jardin, où commençaient de tomber quelques feuilles jaunies, Ogier prêta l’oreille au son d’une cloche. Les vêpres sonnaient à l’église de Gouxy… Et le jeune homme se rappela tout à coup la visite qu’il avait projeté de faire, hier, au curé, avant son départ. Ceci était d’élémentaire politesse, surtout s’il conservait le Pré-Béni. En outre, ce prêtre pouvait devenir une aide précieuse, au cas où la volonté de la vieille chanoinesse se montrerait absolument intraitable.

M. de Chancenay consulta sa montre… Une heure pour les vêpres, tout au plus… Il se rendrait vers quatre heures au presbytère, après avoir fait un tour dans cette pittoresque campagne dont il appréciait maintenant la forte beauté.

Comme il traversait le vestibule, il croisa Mélite, la jeune cuisinière. C’était une assez jolie fille, brune et mince, qui tenait souvent les yeux baissés. Elle glissa vers son nouveau maître un regard sournoisement admirateur, qu’il intercepta au passage. Un sourire d’ironie dédaigneuse aux lèvres, il songea : « Les yeux baissés, les yeux hardis, tout cela ne vaut pas mieux. C’est l’âme qu’il faudrait leur faire loyale et forte, à toutes ces filles d’Ève. »

Puis il eut un rire silencieux, en montant les degrés de chêne du vieil escalier.

« Voilà que je me fais moraliste, maintenant ! Cela me sied tout à fait ! Je raconterai cela quelque jour à Willy, qui s’en amusera longtemps. »