Librairie Plon (p. 66-79).

vi


Une heure plus tard, M. de Chancenay sonnait à la porte du presbytère.

Le curé vint lui ouvrir, et l’introduisit dans son petit parloir carrelé, meublé d’une table, d’une armoire en merisier, ainsi que de chaises garnies de paille usée.

Quand Ogier lui eut appris que le Pré-Béni ne serait pas vendu, le prêtre manifesta son vif contentement.

— Voyez-vous, monsieur, nous autres, pasteurs, craignons toujours l’intrusion d’un élément néfaste, parmi nos ouailles déjà si peu faciles à conduire dans la bonne voie. Mieux vaut cette maison fermée, que l’aléa moral d’une vente qui amènerait ici quelque famille étrangère, de moralité plus ou moins douteuse.

— Je comprends votre crainte, monsieur le curé. Mais vous le voyez, le Pré-Béni restera dans la famille à laquelle il a toujours appartenu. J’y laisse Rosalie avec sa petite-nièce, comme gardiennes. En même temps, elles prendront soin de la sépulture.

Le prêtre demanda, avec un regard où la sympathie se mélangeait d’une sorte de regret pensif :

— Vous verrons-nous quelquefois aussi, monsieur le comte ?… Je sais bien que ce vieux logis est assez triste, dans sa solitude ; mais le pays ne manque pas d’agrément, et le gibier est abondant, si vous êtes chasseur ?

— Très ardent chasseur, comme tous les Chancenay, monsieur. Mais le gibier, gros et petit, m’attend également dans notre domaine de Sarjac, en Béarn… Ceci ne veut pas dire que je ne vienne faire quand même un séjour ici, plus tard, maintenant que j’y serai propriétaire.

Habilement, M. de Chancenay fit dévier la conversation sur les pittoresques environs de Gouxy, et vint à parler du château de Prexeuil.

— Une demeure intéressante, dans son aspect un peu rude… J’y suis allé avant-hier rendre visite à ces dames, et porter à Mlle de Valromée un petit souvenir légué par sa vieille amie.

— Oui, Mme de Valheuil aimait tendrement cette chère enfant, si filiale pour elle, d’ailleurs, et d’un caractère affectueux, délicat, sachant unir la plus enfantine gaieté à un sérieux de caractère et d’habitudes que je donne souvent en exemple à mes jeunes paroissiennes. Il y avait même, entre elles, beaucoup plus d’affinités qu’il n’en existe avec ses tantes, avec Mme de Prexeuil surtout.

— Je le comprends… Celle-ci m’a paru plutôt… raide.

Le prêtre sourit.

— Pour qui ne la connaît pas bien, oui… Moi je dis : un peu raidie, plutôt. C’est une femme qui a beaucoup souffert, parce qu’elle avait un cœur ardent et trop orgueilleux, qui s’est révoltée devant les misérables trahisons humaines et n’a pas su voir au-dessus les compensations divines réservées à ceux qui les subissent en esprit de sacrifice.

— Rosalie m’a parlé d’une jeune sœur qui fut très malheureuse ?

— Oui, Mme de Valromée, la mère de Mme Bathilde. Elle revint à Prexeuil pour mourir, fuyant son indigne mari. Plus tard, ce fut son fils, Jacques de Valromée, qui marcha sur les traces de son père, ruina sa jeune femme et mourut je ne sais où, à l’étranger. La pauvre créature était venue se réfugier à Prexeuil, avec sa petite Élys. Mais elle ne survécut guère à son mari, qu’elle avait beaucoup aimé… Voilà comment la chanoinesse de Prexeuil se trouva le seul soutien de sa nièce et de sa petite-nièce orphelines, sans fortune, après avoir vu mourir de chagrin sa sœur et la jeune veuve de son triste neveu.

— Ceci explique la… prévention — j’emploie un mot trop doux, je crois — qui domine Mme de Prexeuil à l’égard du sexe masculin.

L’abbé Dambry eut un demi-sourire, en regardant la physionomie légèrement ironique de M. de Chancenay.

— Vous l’a-t-elle laissé voir, monsieur ?

— Mais oui, quelque peu. Et je n’ai pas été reçu à bras ouverts par elle, je vous assure !

Le curé eut un petit hochement de tête, en murmurant :

— Oui… oui, je comprends…

Après un court silence, M. de Chancenay demanda :

— Est-il exact qu’elle ait empêché sa nièce de se marier ?

— J’ignore si elle l’en a positivement empêchée ; mais elle a dû lui représenter les hommes sous un tel jour, et le mariage comme une si terrible aventure, qu’il aurait fallu à la pauvre demoiselle beaucoup de courage pour passer outre. C’est une bonne personne, Mme de Valromée, pieuse, douce, charitable ; mais son caractère un peu trop passif ne la disposait évidemment pas à écarter l’influence de sa tante.

— Et la petite-nièce, sera-t-elle aussi facile ?… Car, d’après Rosalie, celle-là verrait également l’avenir tracé pour elle dans la même voie du célibat, par l’omnipotente Mme Antoinette ?

— Je ne sais… On me l’a dit : mais jusqu’ici la question ne s’est pas posée, Mlle de Valromée n’ayant pas l’âge de songer au mariage. Néanmoins, connaissant les idées de Mme de Prexeuil, je doute fort qu’elle y engage sa petite nièce… D’ailleurs, je trouve une indication de ses projets à l’égard de cette jeune fille, dans ce titre de chanoinesse qu’elle lui a fait prendre, si jeune — comme Mme Bathilde avant elle.

— Oui, c’est une idée singulière, de nos jours. Enfin, comme il n’y a pas vœu de célibat, rien n’engage Mlle de Valromée. Peut-être aura-t-elle plus d’énergie que sa tante pour se soustraire aux idées respectables mais un peu trop despotiques de Mme Antoinette.

Le prêtre secoua la tête.

— De l’énergie, elle n’en manque pas. C’est une autre nature que Mme Bathilde, celle-là. Mais elle doit tout à sa grand’tante, elle lui en est profondément reconnaissante et a pour elle une grande affection. Ainsi donc, je suis persuadé qu’elle ne s’élèvera jamais contre sa volonté, celle-ci dût-elle lui infliger une souffrance.

Ces paroles impressionnèrent désagréablement M. de Chancenay. Sans rien en témoigner, il fit observer :

— Cette volonté est passablement dure et injuste, dans son autocratie… Ne le trouvez-vous pas, monsieur le curé ?

— Certes oui. Je n’approuve pas Mme de Prexeuil, croyez-le bien. Comme vous le dites, ses idées sont respectables, en tant que crainte, pour cette enfant, des épreuves douloureuses que réserve parfois le mariage. Mais elle va trop loin, en étendant sa suspicion du particulier au général… Elle irait trop loin surtout, si elle empêchait formellement sa petite-nièce de se marier, au cas où la vocation de celle-ci se trouverait là.

Ogier pensa : « Je trouverai donc un allié en lui, le cas échéant. »

Et, saisissant l’occasion que lui offrait la dernière phrase du prêtre pour élucider un point inquiétant, il fit observer :

— Le genre d’existence que mène Mlle de Valromée, les suggestions de sa grand’tante lui donneront peut-être le goût de la vie religieuse ?

— Je ne sais… Rien ne l’indique, pour le moment. Elle est très jeune encore de caractère, presque enfant, parfois. C’est ce qui plaisait tant à la pauvre Mme de Valheuil.

La conversation revint sur la défunte. Puis M. de Chancenay prit cordialement congé du prêtre. Celui-ci, debout au seuil de son logis, regarda s’éloigner le nouveau maître du Pré-Béni. Une sympathie un peu mélancolique apparaissait dans ses yeux pensifs… Il murmura en secouant la tête :

— J’aime son regard, parfois. On sent que cet homme saurait vouloir… Quel dommage qu’un être si bien doué gâche sa vie, comme il le fait certainement !



Dans le courant de la journée, le lendemain, M. de Chancenay reçut cette dépêche : « Le Pré-Béni est à toi. »

Il n’avait jamais douté un instant du consentement de sa grand’mère. Celle-ci, et son mari, dans leur tendresse idolâtre pour cet unique petit-fils, s’étaient fait une règle de contenter, parfois même avant qu’il les exprimât, toutes les fantaisies d’Ogier enfant, adolescent et jeune homme. Comme il le pensait parfois lui-même, dans ses heures de réflexion, il eût été difficile, avec ce système d’éducation, de devenir un saint, ni même simplement un homme sérieux.

Il quitta le lendemain Gouxy, en ayant soin de ne dire mot à Rosalie de son retour projeté.

La Libellule l’attendait à Naples. Il fut accueilli avec enthousiasme par ses amis, qui voyaient en lui le camarade facilement généreux, l’amphitryon aimable, dont l’hospitalité large et luxueuse était fort appréciée… Mais Sari éprouva une surprise fort amère. Son empressement joyeux vers M. de Chancenay rencontra une froideur un peu hautaine qui rejetait fort loin tous ses rêves ambitieux.

Que s’était-il donc passé, pendant cette courte absence ?

Sari, ne pouvant le savoir par Ogier lui-même, s’informa près des autres invités, habilement. Ce fut en vain. Ogier n’avait que peu parlé de son séjour à Gouxy, qui ne semblait pas lui avoir laissé d’impression autre que l’indifférence.

Mais Sari disait à sa mère :

— Je suis sûre qu’il y a une femme là-dessous !… Dans ses yeux, j’ai remarqué parfois une expression rêveuse, et ils s’éclairent alors d’une lueur ardente… telle que je la voudrais voir quand il me regarde ! Il aime, j’en suis certaine ! Et moi, je ne suis plus rien… plus rien que le jouet brisé, dont on se détourne !

— Voyons, mon cœur, tout n’est pas perdu ! Essaye de lui faire oublier cette autre… en admettant qu’elle existe. Peut-être ne s’agit-il que d’une période d’humeur fantasque, dont tu auras vite raison.

Sari secouait la tête, non convaincue. Plus fine que sa mère, elle avait senti chez leur hôte une nouvelle orientation d’esprit.

Néanmoins, elle ne se tint pas pour battue, car elle était fort éprise, et elle avait en outre une excellente opinion de sa petite personne, qui lui faisait envisager à la réflexion comme possible de ramener à elle M. de Chancenay.

Mais toutes ses avances coquettes demeurèrent sans résultat. Ogier avait emporté de Gouxy un trop charmant souvenir, qui le rendait complètement indifférent au charme câlin de la jolie Hongroise. Quand il avait contemplé la photographie d’Élys, enlevée à l’album du Pré-Béni, quand il avait admiré ce délicat visage, ces yeux aux mystérieuses et virginales profondeurs, cette petite bouche au gai et fin sourire, le jeune homme éprouvait une sorte d’impatience dédaigneuse, dissimulée avec peine, en revoyant Sari, avec son sourire équivoque, son regard sans franchise, hardi ou câlinement doux, selon les moments, et ses allures fort émancipées.

Il songeait : « Certainement, elle est assez amusante, et incontestablement jolie. Mais c’est une petite créature qui n’a guère d’âme, qui suit son instinct, simplement… Intelligente, avec cela, ou plutôt rusée. Néanmoins, ce n’est pas près de moi qu’elle réussira dans ses vues ambitieuses. Non, Sari Doucza, vous ne deviendrez jamais comtesse de Chancenay ! »

Étant donné cet état d’esprit, et le vif désir qu’il avait de regagner le Pré-Béni, Ogier vit avec satisfaction se terminer la croisière, une dizaine de jours plus tard. Mmes Doucza prirent congé de lui avec une amabilité chaleureuse qui ne trouva pas d’écho. Tout en restant courtois, M. de Chancenay se tenait sur la réserve, n’ayant aucun désir de voir se continuer ces relations de hasard, surtout s’il devenait l’époux d’Élys de Valromée, comme il y comptait bien.

Avec son cousin William Horne, il partit pour Sarjac. Dans le vieux château familial, le marquis et la marquise de Chancenay recevaient chaque année, à partir de la mi-septembre, des séries d’invités qui venaient suivre les chasses à courre et prendre part aux divertissements variés que savaient fort bien organiser Mme de Chancenay et quelques-unes de ses jeunes parentes. Ogier aidait ses grands-parents à recevoir leurs hôtes. Passionné pour les nobles plaisirs de la vénerie, comme avant lui ses ancêtres, il avait mis sur un pied parfait l’équipage de Chancenay, coté maintenant comme l’un des premiers de France. On prisait très haut l’honneur d’en porter le bouton, honneur dont M. de Chancenay ne se montrait pas prodigue… Et les jolies invitées rêvaient toutes de devenir le flirt du jeune châtelain, pendant leur villégiature à Sarjac.

Mme de Chancenay tomba de son haut, quand, le lendemain de son arrivée, Ogier lui apprit qu’il allait passer quelque temps au Pré-Béni.

— Tu dis : au Pré-Béni ?

Elle le regardait avec une stupéfaction qui le mit en gaieté.

— Grand’mère, j’ai l’air de vous dire la plus étonnante chose du monde !

— Mais en effet !… Que veux-tu faire là-bas ?

— Visiter le pays, qui me plaît beaucoup, chasser…

— Comment, chasser ?… Mais ici, tu le fais aussi !

— Oui… mais je veux changer un peu d’horizon… Et puis, admettez que ce soit une fantaisie, grand’mère, une originalité, ou ce que vous voudrez…

Il avait au coin des lèvres ce petit sourire d’ironie que l’aïeule connaissait bien, et qui semblait dire : « Inutile de chercher à en savoir davantage. »

Elle essaya encore d’une objection :

— Mais nos invités, que vont-ils dire de cela ?

— Vous leur raconterez que je suis retenu là-bas par des affaires… D’ailleurs, je ne compte pas m’y attarder indéfiniment, rassurez-vous.

Le marquis de Chancenay, qui avait écouté ce colloque sans mot dire, en fumant son cigare, eut un malicieux clignement d’œil vers son petit-fils.

— Allons, n’insistez pas, Madeleine. Il y a certainement quelque joli minois là-dessous… Il faut même qu’il soit fameusement joli, pour qu’Ogier aille s’enterrer dans cette vieille maison et ce pays perdu !

Le jeune homme eut de nouveau son énigmatique sourire, mais garda le silence.

Pas plus qu’à d’autres — en dehors de son cousin William, dont il appréciait le caractère sérieux et discret — Ogier ne se confiait à ces aimables et frivoles grands-parents, qui lui inspiraient une affection légère, parfois indulgente, à d’autres moments mêlée d’un peu d’impatience ou d’une vague rancune.

Maud Dornley, une de ses cousines anglaises dont il se savait très aimé, lui témoigna vainement sa surprise et sa contrariété de le voir s’éloigner ainsi, pour un temps qu’il ne déterminait pas. Elle n’obtint que cette réponse, faite d’un ton de légèreté moqueuse :

— Mais, ma chère, je ne passerai pas là-bas tout l’automne — loin de là ! Je vous retrouverai encore ici, quand je reviendrai.

— Il n’empêche que ce sont des jours enlevés à vos amis !

— Oh ! le beau malheur ! Je ne me crois pas du tout indispensable à leur félicité, Maud, quoique vous ayez l’air de chercher à me le persuader.

— En tout cas, vous leur êtes très agréable… et vous ne l’ignorez pas.

Elle avait de très beaux yeux, lady Maud — des yeux clairs et hardis où elle laissait lire tous ses sentiments à celui qui, sans le chercher, avait pris son cœur jusqu’alors insensible. Et ils disaient en ce moment, sans ambages : « Vous savez comme vous êtes aimé. »

— Évidemment. On n’ignore jamais quand on a l’heur de plaire, je crois. Mais il est toujours flatteur de se l’entendre dire par une charmante cousine.

Il raillait, légèrement. L’amour de cette belle Maud, assez orgueilleuse et difficile, flattait son amour-propre ; mais il n’y répondait pas, car elle lui restait indifférente… Et en ce moment, tandis qu’elle le regardait, il évoquait des yeux couleur de violette, veloutés, profonds, timides… un peu craintifs de l’amour, déjà, semblait-il — de l’amour qu’Élys avait peut-être deviné sous les traits du jeune et bel étranger près duquel, dans l’allée de Prexeuil, elle avait marché pendant un moment.

Ayant arrêté net les objections de sa grand’-mère et fait comprendre à Maud l’inutilité d’une insistance, M. de Chancenay partit donc le lendemain pour Gouxy, en automobile, cette fois, et sans prévenir de son arrivée.