Librairie Plon (p. 24-38).

III


Dans l’après-midi, Ogier fit la connaissance de la comtesse Antoinette de Prexeuil.

Elle vint prier près du cercueil de son amie, et M. de Chancenay, qui avait donné ordre de le prévenir, descendit pour la saluer.

Il se trouva en face d’une vieille dame grande et forte, dont le visage gardait des traces de beauté. Elle aussi portait, sur sa robe noire, les insignes du chapitre dont ses nièces et elle faisaient partie… Sa physionomie froide et sévère ne s’adoucit pas un instant, au cours de son entretien, d’ailleurs très bref, avec Ogier. Elle eut quelques mots d’éloge et de regret pour Mme de Valheuil, s’informa si M. de Chancenay approuvait les dispositions prises. Après quoi, elle déclara :

— Je vais rester un moment près de ma pauvre amie. Cette nuit, ma nièce veillera, en compagnie de Rosalie et de Mme Dambry, la mère de notre curé.

Elle tendit au jeune homme ses doigts ridés, un peu déformés par les rhumatismes. Mais comme il s’inclinait pour les effleurer de ses lèvres, la chanoinesse les retira, d’un mouvement presque brusque.

— Non, non, c’est inutile !… Ne vous donnez pas cet ennui… Car ce n’est pas agréable, de baiser une main de vieille femme.

La voix était brève, sourdement ironique, et dans le regard qui enveloppait M. de Chancenay, on pouvait discerner une sorte d’hostilité.

Ogier, qui ne se laissait pas facilement démonter, riposta, non sans quelque hauteur :

— Je n’ai jamais songé à trouver désagréable cet acte de courtoisie qui me fut enseigné dès l’enfance, madame.

— Oui, je sais, vous êtes très grand seigneur, comme tous ceux de votre race… comme d’autres… ce qui ne les a pas empêchés d’être…

Elle n’acheva pas sa phrase, et, inclinant un peu la tête pour prendre congé du jeune homme, elle rentra dans le salon.

Ogier pensa :

« La singulière femme !… Pas très aimable, évidemment. L’âge lui a peut-être dérangé les idées… Elle a dû être fort bien autrefois, et elle reste très grande dame. Le titre de chanoinesse lui sied, à celle-là… Mais à sa jolie petite-nièce, non, non ! »

Il fit quelques pas dans le salon-bibliothèque où il venait de recevoir Mme Antoinette de Prexeuil, puis murmura, en souriant avec un peu de raillerie :

— Naturellement, excellente chanoinesse, que je trouverais un plaisir plus vif à baiser les charmantes petites mains que j’ai entrevues ce matin !… Eh ! j’ai dans l’idée qu’elle doit veiller comme un dragon sur la jeune personne, cette tante-là !

Ogier fut interrompu dans ses réflexions par Rosalie. Elle venait l’informer que le notaire était là et demandait à lui parler.

M. Boudard, petit homme au teint jaune et à la mine souffrante, apprit à M. de Chancenay que la défunte léguait à sa cousine, la marquise de Chancenay, sa maison du Pré-Béni, ses meubles et quelques bijoux de famille. La fortune — une centaine de mille francs — allait à des œuvres diverses, à la paroisse de Gouxy, à la vieille servante Rosalie. À la fin du testament, Mme de Valheuil avait ajouté : « Je désire que mon éventail du dix-huitième siècle, renfermé dans mon coffre à bijoux, soit donné à ma chère petite amie Élys de Valromée, qui aura été la joie de ma vieillesse. »

Quand le notaire eut terminé sa lecture, Ogier dit d’un ton approbateur :

— Bien, très bien. Vous arrangerez cela par correspondance avec ma grand’mère, n’est-ce pas ? Moi, je pars demain, car on m’attend.

— Mais certainement, monsieur le comte ! Rien de plus facile !

Le petit homme contemplait avec une déférence émerveillée cet élégant gentilhomme qui n’avait même pas eu le plus petit signe de contrariété, en entendant que la fortune de sa parente allait à des étrangers… qui même approuvait tout, spontanément… M. Boudard, fort intéressé, ne le comprenait guère. Mais il se sentait pénétré d’une considération dévotieuse, à l’idée que cette somme, considérable à ses yeux de petit tabellion provincial, apparaissait insignifiante à M. de Chancenay.

Quand le notaire se fut éloigné, après de déférentes salutations, Ogier s’en alla errer dans le jardin. Il s’ennuyait, et aspirait au lendemain pour reprendre le train. La mort de cette parente inconnue le laissait indifférent. Ce voyage, ce court séjour au Pré-Béni, la cérémonie du lendemain, tout cela représentait une corvée dont il serait fort aise d’être délivré. En outre, le temps maussade n’était pas fait pour lui donner une impression favorable et lui faire oublier la Libellule, le soleil d’Italie, les yeux tendres de Sari.

« Si au moins la jolie petite chanoinesse était ici », pensait-il en arpentant les étroites allées du jardin. « Je voudrais connaître ses yeux… Peut-être viendra-t-elle ce soir avec sa tante ? »

Mais non, Mme Bathilde était seulement accompagnée d’une servante, quand, vers neuf heures, elle vint prendre sa place dans le salon, pour la veillée funèbre.

Cette fois, elle échangea quelques mots avec Ogier, mais timidement, avec un regard de gêne ou de crainte. Sans être jolie, elle avait une physionomie agréable, des yeux bien fendus, calmes et doux, un timbre de voix un peu bas qui n’était pas sans charme. Dans sa robe très démodée, elle gardait cette même distinction qui avait frappé M. de Chancenay, chez sa tante, à laquelle, par ailleurs, elle ne ressemblait pas le moins du monde.

Ogier demeura dans le salon jusqu’à minuit et regagna ensuite sa chambre. Dans le vestibule du premier étage, il rencontra Rosalie qui venait de chercher un châle pour la mère du curé. Elle s’effaça en lui souhaitant respectueusement le bonsoir. Mais le jeune homme s’arrêta devant elle, en demandant :

— Elle n’est pas venue aujourd’hui, me semble-t-il, Mlle Élys de Valromée ?

— En effet, monsieur le comte.

— C’est étonnant !… Tous ces jours derniers, elle était là, m’avez-vous dit ?

— Certainement, monsieur le comte.

La vieille femme hésita, avant d’ajouter :

— C’est que monsieur le comte se trouve ici maintenant.

— Eh bien, ce n’est pas une raison pour qu’elle ne vienne pas avec ses tantes prier près de sa vieille amie ?

— Pardon, monsieur le comte, c’est une raison quand on a les idées de Mme Antoinette…

— Comment ?… Quelles idées ?

— Que Mlle Élys ne doit pas se marier, pas plus que ne s’est mariée Mme Bathilde.

— Ah ! bah !… Alors, elle l’empêche de voir les hommes de son monde, pour éviter qu’elle s’éprenne de quelqu’un d’eux ?

— Autant que possible, oui, monsieur le comte… Et surtout un jeune homme comme Monsieur…

Ogier retint un sourire amusé, devant le regard admiratif de la vieille servante.

— Mais elle est terrible, cette chanoinesse !… Je m’en doutais un peu, d’ailleurs. Quel motif a t-elle donc, pour tant détester les hommes ?

— Sa jeune sœur, qu’elle avait élevée, qu’elle aimait comme sa fille, a été horriblement malheureuse en mariage, et est morte à la peine. Son neveu, le frère de Mme Bathilde, fut aussi un mauvais mari. Alors Mme de Prexeuil, qui avait déjà empêché sa nièce de se marier, a décidé qu’il en serait de même pour Mlle Élys.

M. de Chancenay s’exclama :

— Mais c’est odieux !… Elle n’en a pas le droit, d’ailleurs… Et que dit de cela cette pauvre petite ?

Rosalie hocha la tête.

— Elle ne connaît rien encore. Elle ne sait pas ce que c’est que la vie… À Prexeuil, et ici, l’existence est toujours la même, bien tranquille. On voit quelques voisins, qui ont des fils trop jeunes ou qui n’en ont pas du tout. Les autres sont mis de côté… Non, elle ne connaît rien, monsieur le comte, et il vaut mieux qu’il en soit ainsi, toujours, si c’est possible, car Mme Antoinette a une volonté qui ne plie pas, et jamais elle ne changera d’idée !

— Eh bien, elle est intéressante, Mme la chanoinesse de Prexeuil ! J’espère que sa petite-nièce aura l’énergie de secouer ce despotisme… Bonsoir, Rosalie !



En entrant le lendemain dans le salon mortuaire, quelque temps avant l’heure fixée pour la cérémonie, M. de Chancenay y trouva les trois chanoinesses qui venaient d’arriver. Mme Antoinette expliqua, en tendant au jeune homme sa main qu’il se contenta cette fois de serrer :

— Nous voulions prier une dernière fois près d’elle, avant que viennent les invités.

Ogier s’inclina devant Mme Bathilde, puis devant la jeune fille qui se tenait debout près de sa tante… Et en relevant la tête, il la regarda, rapidement, discrètement — assez pour constater que jamais plus beaux yeux n’avaient éclairé un plus délicieux visage.

Profondément charmé, il eut peine à se défendre de renouveler tout aussitôt son examen. Il y avait là cette terrible tante, qui devait le surveiller de près.

S’adressant à elle, Ogier demanda courtoisement :

— Pourrais-je vous prier, madame, puisque vous étiez une amie de la maison, de vouloir bien me présenter aux invités, qui me sont complètement étrangers ?… puis aussi de m’aider à faire les honneurs du repas que l’on a, paraît-il, coutume de leur offrir ?

Mme de Prexeuil acquiesça, de bonne grâce, mais sans cordialité… Après ce que lui avait appris la vieille Rosalie, M. de Chancenay comprenait son attitude et se rendait compte du profond mépris contenu dans son mouvement, hier, quand elle avait retiré sa main loin des lèvres prêtes à la toucher. De par son sexe, il se trouvait englobé dans la réprobation générale dont la comtesse de Prexeuil couvrait une partie de l’humanité… Il s’en serait d’ailleurs peu soucié, sans cette exquise petite chanoinesse que la marotte de sa grand’tante l’empêchait d’admirer tout à son aise.

Les invités commençaient d’arriver : châtelains des environs, fermiers, paysans, qui venaient jeter sur le drap mortuaire quelques gouttes d’eau bénite. Puis le curé apparut, avec son sacristain et son enfant de chœur. Les prières de la levée du corps dites, quatre robustes paysans soulevèrent le cercueil et l’emportèrent. Ogier suivit, et derrière lui les invités, qui s’entretenaient à mi-voix.

Un peu de soleil perçait entre les nuages, ce matin. Les bois, dégagés de la brume, apparaissaient étalés au flanc des hauteurs. Un parfum d’herbe fraîche, de terre humide venait des prés bordant la rivière… L’agreste beauté de ce paysage, la lumière un peu voilée de cette matinée plurent à Ogier, qui avait l’âme impressionnable d’un artiste, sous ses dehors sceptiques et légers. Il se sentait beaucoup mieux disposé, tout à coup, pour les gens et les choses de Gouxy… Puis il y avait l’intéressante petite châtelaine, condamnée au célibat, et dont la beauté l’avait très vivement frappé. Il songeait, tout en avançant d’un pas machinal : « De quelle couleur sont ses yeux ?… Ils m’ont paru bleus, mais très foncés… Oui, ils doivent être bleus. C’est ce qui donne tant de charme à cette physionomie, que je n’ai pu qu’entrevoir encore… Assistera-t-elle au déjeuner ? La grand’tante ne le permettra sans doute pas… Je le voudrais cependant, car ce me serait une occasion de bien la voir. ».

Dans la petite église un peu sombre, le cercueil fut déposé entre les cierges, sur un tréteau. Ogier se trouvait seul au premier rang, du côté des hommes. De l’autre avaient pris place les trois chanoinesses. En tournant un peu la tête, M. de Chancenay voyait le ferme profil de Mme Antoinette, son buste corpulent, qui lui cachait presque Mme Bathilde de Valromée, ainsi que la jeune fille. Distraitement, il écoutait les chants liturgiques, exécutés avec plus de bonne volonté que de souci musical, et promenait son regard sur les vieilles voûtes, sur l’autel décoré de fleurs groupées avec un goût délicat, sur les stalles de chêne et le tapis fané du chœur. Son âme, depuis des années, s’endormait dans l’indifférence, fruit de son éducation trop mondaine, où la religion était considérée comme un accessoire, non comme le fondement de la vie. Respectueux des croyances de ses pères, Ogier les écartait de son existence, qu’il voulait libre et sans soucis. Parfois, quelques réflexions essayaient bien de s’imposer à lui ; mais il ne leur permettait pas de s’attarder en son esprit et secouait très vite l’impression légère qu’elles y laissaient.

Par un chemin qui montait, le cortège gagna le cimetière. Quand les dernières prières furent dites, M. de Chancenay se plaça dans une allée, à quelques pas de la chapelle funéraire, petit bâtiment ogival tout gris dans la clarté de ce matin ensoleillé. Les invités le saluaient au passage, et après lui les dames de Prexeuil, qui se tenaient un peu plus loin… Ce défilé terminé, Ogier tourna la tête et fit quelques pas vers elles. Mais il retint avec peine un geste de contrariété, en s’apercevant qu’elles n’étaient plus que deux.

Mme Antoinette avait expédié sa petite-nièce en lieu sûr, loin de cet inquiétant spécimen du sexe abhorré.

La vieille dame dit avec une politesse froide :

— Voulez-vous monter dans notre voiture, monsieur ? Vous serez ainsi plus vite arrivé au Pré-Béni, où nous aurons à recevoir vos hôtes.

— Je ne veux pas vous gêner, madame. En marchant vite, je mettrai peu de temps pour remonter.

— Vous ne nous gênerez pas. La voiture est grande…

« Et la belle Élys est à l’abri », acheva in petto M. de Chancenay.

Jugeant difficile de se dérober à l’invitation, le jeune homme acquiesça et suivit les chanoinesses hors du cimetière. À l’ombre attendait l’équipage de Prexeuil, qui avait excité le dédain de Célestin. Une vieille calèche, de vieux chevaux, un vieux cocher en livrée noire à passepoils blancs… Le tout, d’ailleurs, avait un air d’ancienne aristocratie qui répondait bien à l’aspect des châtelaines.

Pendant le trajet, Mme Antoinette parla de la défunte, loua sa charité, sa bonté discrète. Puis elle demanda :

— Pensez-vous que Mme votre grand’mère conserve cette maison ?

— J’en doute, car elle ne lui serait d’aucune utilité.

Mme de Valheuil espérait cependant qu’elle ne serait pas vendue, car elle est dans la famille depuis le seizième siècle, époque de sa construction.

— Je ne puis préjuger de ce que fera ma grand’mère, madame. Il est possible qu’elle tienne à la conserver…

Mais il pensait en même temps : « Je suis bien certain que non !… » Et il évoquait le visage resté jeune, à l’aide de quelques artifices, les cheveux toujours blonds, l’allure élégante et vive de sa frivole aïeule. Les sentiments sérieux, le culte du passé n’occupaient guère Mme de Chancenay. Garder une vieille maison, dans un coin de province, parce qu’elle avait été habitée pendant quatre siècles par des membres de sa famille, lui paraîtrait évidemment le comble de l’absurdité.

Mme de Prexeuil reprit, après un court instant de silence :

— Vous ne comptez sans doute pas séjourner très longuement ici ?

— Oh ! non ! Je comptais même repartir ce soir : mais j’attendrai probablement jusqu’à demain matin, pour avoir un train plus commode. J’ai des amis qui m’attendent, car j’étais précisément en croisière sur les côtes d’Italie, quand m’est parvenue la nouvelle de cette mort.

Une lueur de satisfaction brilla dans les yeux bleus, un peu termis, de la vieille dame. M. de Chancenay la vit, et pensa : « Elle est enchantée de ce prompt départ… Eh ! Madame la chanoinesse, j’ai bien envie de vous jouer un petit tour, pour vous apprendre que je ne suis pas dupe de votre machiavélisme ! »

Cette idée s’affirma chez lui, au cours du repas. Très habitué à faire dominer sa volonté, depuis l’enfance, il n’aimait guère les obstacles, et se plaisait à les renverser quand il en trouvait sur sa route. Or, il se promettait bien que cette tante autocrate, qui l’empêchait de voir la charmante Élys, n’aurait pas le dernier mot ! Il s’arrangerait pour rencontrer la jeune fille, pour lui parler, pour lui faire connaître ce qu’était une admiration masculine. Et dans ce but, il resterait au Pré-Béni quelques jours encore.

La Libellule, ses amis, Sari ?… Eh bien, ils le verraient un peu plus tard, voilà tout ! Willy continuerait de faire les honneurs du yacht, en apprenant aux hôtes de son cousin que celui-ci était retenu par les affaires de succession. Dès cet après-midi, Ogier allait lui écrire à ce sujet.

Quand Mme Antoinette, un peu plus tard, prit congé de lui en disant : « Alors, monsieur, adieu ? » il répondit en dissimulant un sourire :

— Mais oui, adieu, madame.