Librairie Plon (p. 14-23).


II


Il était près de dix heures quand, le surlendemain, Ogier descendit du train omnibus qui s’arrêtait à la petite station de Gouxy.

Sur le quai se trouvait le domestique envoyé par son grand-père pour lui porter les vêtements nécessaires à la cérémonie, et qui était arrivé de la veille. M. de Chancenay lui tendit sa valise, en demandant :

M. le marquis et Mme la marquise vont bien, Célestin ?

— Très bien, monsieur le comte.

— Bon… En route !… Est-ce loin d’ici, le village ?

— À un quart d’heure environ, monsieur le comte… J’ai cherché une voiture, mais on ne trouve que des carrioles, dans ce pays, ou bien des équipages qui datent de Mathusalem, comme celui du vieux château !

Et Célestin eut un méprisant plissement de lèvres.

— La voiture est inutile. J’aime beaucoup mieux marcher.

Ogier sortit de la petite gare, et s’engagea sur la route, suivi du domestique. Le temps était humide et sombre, ce matin. Une brume s’étendait sur les bois, flottait au-dessus des prés et de la rivière torrentueuse, venue des hauteurs à peine distinctes derrière le voile grisâtre. M. de Chancenay, au souvenir du soleil qu’il venait de quitter, eut un frisson de déplaisir et pensa : « Je ne vais pas m’attarder ici ! Aussitôt les obsèques terminées, j’irai retrouver la Libellule, et cette petite Sari, vraiment gentille. »

Tout en marchant il évoquait la silhouette vive et menue de la jolie Hongroise, son fin visage très mobile, ses yeux câlins, qui cherchaient souvent les siens, et lui dévoilaient hardiment l’amour qu’il inspirait. Quelle que fût l’opinion d’Ogier de Chancenay au sujet des femmes en général, et de Sari Doucza en particulier, il lui plaisait d’être l’objet de ces sentiments passionnés, auxquels il ne répondait pas. Sari avait bien deviné, en jugeant qu’elle n’était pour lui qu’un amusement, une distraction d’un moment. Mais cette distraction lui était assez agréable pour qu’il la regrettât et désirât la retrouver très vite.

À un tournant de la route, soudainement, il vit devant lui le village. Un château le dominait, vaste construction d’apparence massive et sombre bâtie au pied d’une large tour carrée. Ogier, se tournant vers le serviteur qui le suivait à une courte distance, désigna cette demeure en demandant :

— Est-ce là le logis de Mme de Valheuil ?

— Non, monsieur le comte. Ceci est le château de Prexeuil, où habitent trois dames qu’on appelle les trois chanoinesses, et qui étaient les amies de Mme de Valheuil. La maison de Mme la vicomtesse, le Pré-Béni, comme ils la nomment ici, se trouve entre ce château et le village.

M. de Chancenay, ainsi renseigné, continua d’avancer, dans le jour gris, sur la route qui montait sensiblement. Il atteignit le village, passa devant l’église, vieille et trapue, verdie à sa base par les mousses qui s’insinuaient entre les pierres anciennes. Des têtes se penchaient curieusement hors des fenêtres, des femmes, des enfants apparaissaient au pas des portes pour regarder l’étranger, le parent de Mme de Valheuil. Et beaucoup disaient ou pensaient : « Qu’il est bien ! »

Sur la route qui continuait hors du village, en montant encore, une silhouette sombre se dessina. Bientôt, M. de Chancenay reconnut un prêtre. Quand il fut plus près, il vit qu’il était jeune, vigoureux, de physionomie calme et intelligente.

Leurs regards se rencontrèrent, et le prêtre vint à Ogier en disant :

M. le comte de Chancenay, je pense ?

— Oui, monsieur l’abbé.

— Je suis le curé de Gouxy. Précisément, je viens de prier près de Mme de Valheuil, votre excellente parente, monsieur. Ce fut une femme de bien, dans toute l’acception du mot, et sa mort est une grande perte pour ma petite paroisse.

— Je ne la connaissais que par ouï-dire, monsieur le curé. Ma grand’mère ne l’avait pas vue depuis fort longtemps… De quoi est-elle morte ?

— D’un brusque arrêt du cœur, d’ailleurs prévu par le médecin. On l’a trouvée sans vie le matin. Mais elle était bien prête à mourir, la sainte créature… Voyez-vous quelque inconvénient, monsieur le comte, à ce que les obsèques soient célébrées demain, vers dix heures ?

— Mais aucun, monsieur le curé !… absolument aucun. C’est au contraire ce que je désire.

— Eh bien, voilà qui est convenu, en ce cas. Elles se feront très simplement, selon le vœu de la défunte… Si vous aviez à me donner quelques instructions complémentaires, monsieur, vous voudrez bien me le faire savoir, dans le courant de la journée ?

— Certainement, monsieur le curé. Mais je m’en remets volontiers à vous, qui êtes beaucoup plus au courant que moi des coutumes du pays et des volontés de Mme de Valheuil.

— J’ai réglé tout de mon mieux, aidé par les dames de Prexeuil, les excellentes amies de la défunte… À demain donc, monsieur le comte !

Il serra la main que lui tendait M. de Chancenay, et s’éloigna, tandis qu’Ogier continuait la montée de la route, jusqu’à une bifurcation où un chemin plus étroit l’amena devant un grand logis roux, à hautes cheminées, que précédait une cour close d’une simple barrière de bois.

Toutes les jalousies étaient baissées, devant les fenêtres surmontées de têtes de femmes sculptées dans la pierre. Mais la porte restait grande ouverte, sur le seuil élevé seulement de deux marches… Ogier entra dans le vestibule un peu sombre, et vit s’avancer vers lui une vieille femme qui le salua en se nommant :

— Je suis la femme de chambre de Mme de Valheuil, monsieur le comte… Rosalie… Si monsieur le comte veut bien ?…

Elle ouvrit le battant d’une porte, et s’effaça. M. de Chancenay entra dans le salon aux rideaux clos, éclairé par les cierges qui entouraient le cercueil drapé de noir, sur lequel se fanaient des fleurs sans parfum. Dans un fauteuil, une femme, assise, égrenait son chapelet. Elle leva son visage un peu mat, jeune encore, aux yeux tranquilles, et répondit par une inclinaison de tête au salut de l’arrivant.

Ogier jeta l’eau bénite sur le cercueil, et demeura un moment debout dans une attitude respectueuse. Du coin de l’œil, il regardait l’inconnue. Les yeux baissés, elle continuait de faire glisser entre ses doigts les grains d’ivoire. Ses cheveux bruns formaient sur son front deux bandeaux bien lisses. Elle était vêtue d’une robe noire, très simple ; mais un large ruban de faille bleu de roi tombait sur son corsage, supportant une croix d’or émaillé.

M. de Chancenay songea : « Célestin m’a parlé de trois chanoinesses. Cette personne en est une, évidemment… Et sans doute aussi une de ces amies de la défunte, nommées par le curé. »

Il s’attendait à ce que l’inconnue lui adressât la parole. Mais elle continuait de prier, les paupières toujours baissées. Alors M. de Chancenay sortit, et retrouva dans le vestibule la femme de chambre qui l’attendait.

Elle s’informa :

— Monsieur le comte veut-il monter à sa chambre ?

— Volontiers… Mais dites-moi…

Il baissa un peu la voix.

— … Qui est cette jeune femme ?

Mme la comtesse Bathilde de Valromée, une des dames du château. Elles étaient très amies avec la pauvre Madame, toutes trois, et elles sont venues veiller près d’elle, ces jours-ci, elles se sont occupées de bien des choses…

— Celle-ci est chanoinesse ?

— Oui, monsieur le comte, chanoinesse d’un chapitre autrichien, comme sa tante, Mme la comtesse Antoinette de Prexeuil, comme sa nièce, Mlle Élys… je veux dire Mme Élys de Valromée… J’ai de la peine à l’appeler ainsi…

Tout en faisant quelques pas vers l’escalier qui dressait au fond du vestibule ses degrés de chêne et sa large rampe bien cirée, M. de Chancenay demanda :

— Elle a une nièce d’âge à être chanoinesse, cette comtesse Bathilde ?

— Mais oui, monsieur le comte. Mme Bathilde a bien la quarantaine, Mme Élys vient d’avoir dix-huit ans, et le chapitre l’a reçue à seize ans.

Ogier songea tout haut :

— Quelle singulière idée !

Au premier étage, Rosalie l’introduisit dans une grande chambre meublée de chêne ancien, tendue de reps grenat. Célestin y avait préparé l’installation de son maître. Quand celui-ci eut quitté sa tenue de voyage, il renvoya le domestique, et, allumant un cigare, s’approcha d’une des fenêtres qu’il ouvrit.

De ce côté commençait le jardin, formé de plates-bandes étroites, bien fleuries, décorées d’arbustes taillés avec soin. À droite, un saule pleureur laissait pendre ses branches qui commençaient à se dépouiller. Un peu plus loin, un vieux puits dressait, au-dessus de la margelle écroulée, sa curieuse ferronnerie du seizième siècle.

L’attention d’Ogier fut attirée par une silhouette féminine qui apparaissait dans une des allées. C’était une jeune fille — une très jeune fille, il s’en rendait mieux compte à mesure qu’elle approchait. Svelte, pas très grande, vêtue de noir, elle avançait d’une allure souple, harmonieuse, en serrant contre elle des fleurs aux nuances diverses. M. de Chancenay distinguait maintenant l’ovale délicat de son visage, la blancheur fine du teint, les petites lèvres pourprées, les cheveux bruns coiffés en bandeaux, et qui ondulaient de chaque côté du front bien modelé… Puis il remarqua les grands cils foncés, au bord des paupières, et pensa, vivement intéressé : « Je voudrais voir les yeux de cette délicieuse créature ! »

De la maison, à ce moment, un chien de Terre-Neuve sortit et s’élança vers la jeune fille, en aboyant joyeusement.

Une voix au timbre pur s’éleva…

— Non, Liaou, non, mon gros, on ne joue pas aujourd’hui.

Mais le chien ne l’entendait pas ainsi. Il se dressa, pour appuyer ses pattes sur l’épaule de la jeune fille. Celle-ci fit un mouvement de côté. En même temps, elle abaissait un peu les fleurs qu’elle tenait dans ses deux mains, et Ogier vit sur sa poitrine, suspendue à un ruban bleu de roi, la même croix que portait Mme Bathilde de Valromée.

Il murmura :

— Eh ! c’est la troisième chanoinesse, parbleu !… Élys de Valromée… Elle est ravissante, celle-là !

En bas, la jeune fille appelait :

— Rosalie, venez chercher Liaou, je vous en prie ! Il va faire tomber mes fleurs !

La femme de chambre apparut, saisit le chien par le collier et l’emmena en déclarant :

— C’est que Mademoiselle l’a trop gâté, ce vilain Liaou.

La jolie chanoinesse disparut dans la maison, le jardin redevint silencieux… Accoudé à l’appui de la fenêtre, M. de Chancenay pensa : « J’espère bien qu’on ne fait pas vœu de célibat, dans ce chapitre-là, car ce serait un crime, vraiment !… »