Librairie Plon (p. 1-13).

LA PETITE CHANOINESSE



« Ni l’éloignement, ni la mort ne peuvent rompre l’amour véritable ; il creuse l’âme d’autant plus qu’il est privé d’expansion au dehors. »
Lacordaire.


i


Les hôtes d’Ogier de Chancenay prenaient le thé, en cet après-midi de septembre, sur le pont du yacht mouillé devant un petit port italien. Ils avaient sous les yeux le village, avec ses maisons disséminées dans un désordre pittoresque, ses jardins à demi cachés derrière le feuillage d’énormes figuiers chargés de fruits, ses bois d’oliviers et d’orangers caressés par le soleil déclinant. Des barques, leurs voiles rousses tendues, rentraient chargées de poisson, montées par des hommes au teint brun qui saluaient au passage les étrangers. Elles allaient s’amarrer le long du port, où les femmes aux cheveux sombres à moitié couverts d’un fichu écarlate se tenaient prêtes à enlever le produit de la pêche. Et des enfants aussi bruns que père et mère couraient, se poursuivaient, nu-pieds, en jetant des cris aigus, ainsi que les corneilles aux soirs d’été.

William Horne, un jeune Anglais à la physionomie intelligente et fine, dit à son voisin, le gros baron de Pardeuil :

— Joli, hein, ce village ?

L’autre avança la lèvre, en une lippe qu’il croyait sans doute du plus agréable effet.

— Joli ?… Peuh ! Tout cela se ressemble !… Moi, vous savez, la nature…

Et il fit claquer ses doigts.

William retint un sourire narquois, en demandant :

— Alors, comment avez-vous accepté l’invitation de Chancenay pour cette croisière ? Vous devez vous ennuyer terriblement, si la vue de ces charmants paysages ne vous dit rien ?

— Mais non, mais non, je ne m’ennuie pas ! On mange admirablement, chez M. de Chancenay ! Il a pour chef un véritable artiste !… Et puis, comment trouver le temps long, en une si aimable compagnie ?

Le regard du baron effleurait les invités masculins, et s’arrêtait sur une belle personne blonde, très élégante, qui se balançait dans un rocking-chair tout en causant à bâtons rompus avec ses voisins.

On n’aurait trop su quel âge lui donner, tellement la fraîcheur de son visage était entretenue avec art. Et non moins indécis, peut-être, serait apparu son état civil, au cas où quelque curieux aurait entrepris des recherches à ce sujet. Elle se disait Française, veuve d’un Hongrois, et se faisait appeler la comtesse Doucza. On calculait qu’ayant une fille de vingt ans, elle devait être dans les parages de la quarantaine. D’une intelligence moyenne, mais souple, habile, sachant s’adapter à tous les milieux, elle arrivait, tout en faisant partie à l’ordinaire d’un monde « entre deux », très cosmopolite et assez peu scrupuleux sur le chapitre de la morale, à se faufiler avec sa fille dans la meilleure société, à la faveur de la tolérance mondaine en usage à notre époque.

C’était ainsi qu’Ogier de Chancenay les avait connues. Quelques mois auparavant, à une vente de charité organisée par sa tante, la vicomtesse de Challanges, il avait acheté des fleurs à la jolie Sari Doucza. Celle-ci lui ayant laissé comprendre qu’il plaisait énormément, et qu’elle ne serait pas d’une difficile conquête, Ogier l’avait revue très volontiers, car il la trouvait amusante, et ne s’embarrassait guère d’avoir à son actif une fantaisie de plus, qu’il secouerait demain comme il avait déjà fait d’un certain nombre d’autres.

Par ailleurs, son opinion au sujet de la mère et de la fille se trouvait résumée dans ce fait que, parmi les relations masculines plus ou moins intimes conviées à cette croisière, Mme Doucza et Sari se trouvaient les seules femmes invitées.

Comme personne n’eût songé à se poser en rival du comte de Chancenay, tous les hommages, s’écartant de la seconde, refluaient vers la belle veuve qui les recevait avec une aimable sérénité, en accordant quelque préférence à M. de Pardeuil, fort empressé autour d’elle.

William Horne, seul, demeurait insensible. Avec son flegme britannique, il faisait de petites études de caractère sur ses compagnons de bord, et suivait d’un œil paisible le flirt de son cousin Ogier avec Sari Doucza.

Ce fut lui qui annonça :

— Voilà Chancenay et Mlle Doucza qui reviennent.

Les regards se dirigèrent vers le port. Le canot du yacht s’en éloignait lentement, dans la lumière du couchant qui faisait jaillir de ses cuivres des étincelles, et enveloppait de sa clarté chaude encore les deux jeunes gens assis à l’arrière.

Sari avait retiré son chapeau, qui reposait sur ses genoux. Le soleil caressait librement ses cheveux blonds, un peu roux, moussant en gros bandeaux qui laissaient à peine voir un fin visage au teint frais, et des yeux gris foncé, très expressifs, en ce moment tout occupés de M. de Chancenay… Elle était vraiment jolie, cette petite cosmopolite. Avec cela, très visiblement amoureuse du séduisant gentilhomme assis près d’elle, ce bel Ogier de Chancenay dont les mondaines les plus en vue se disputaient l’attention… « Trop visiblement », chuchotait à l’oreille de William Horne M. de Pardeuil, qui jalousait son hôte.

L’Anglais eut un mouvement d’épaules, en ripostant avec quelque dédain :

— Oh ! elle a fini de se compromettre depuis longtemps !… Un peu plus, un peu moins !…

Mme Doucza, tout en s’éventant, dirigeait un regard intéressé vers les occupants du canot. Dans la lumière se dessinaient la svelte silhouette de M. de Chancenay, son visage aux traits fermes, au front un peu altier. Un pli de contrariété apparaissait au coin des lèvres. Mais les yeux, très beaux, où passaient de vifs reflets orangés, considéraient avec complaisance la jolie fille rousse qu’ils paraissaient fasciner.

Mme Doucza eut un sourire de satisfaction, qui s’accentua quelque peu à cette réflexion d’un de ses voisins :

— Elle paraît plaire énormément à M. de Chancenay, votre charmante fille, madame !

La veuve répliqua modestement :

— Elle est très gentille, en effet, ma petite Sari, et je suis heureuse de voir que notre hôte l’apprécie comme elle le mérite.

Le canot approchait du yacht, en laissant derrière lui un étincelant sillage… Il accosta et, lestement, les deux jeunes gens gagnèrent le pont. Sari, tout aussitôt, s’écria d’un air tragique :

— Devine, maman, la malechance qui nous arrive !

— Une malechance ?… Quoi donc, mon cœur ?

M. de Chancenay a trouvé à la poste une dépêche de son grand-père, lui apprenant qu’une de leurs vieilles parentes vient de mourir, là-bas, du côté du Jura ou je ne sais où !… Et il faut qu’il aille conduire le deuil, qu’il s’occupe du règlement des affaires, car c’est la marquise de Chancenay qui hérite… Ogier l’interrompit :

— Le règlement des affaires, cela peut être remis à plus tard. Mais les obsèques n’attendent pas, elles. Le yacht va donc nous conduire à Naples dès ce soir. Et tandis que je prendrai le premier train, vous continuerez votre croisière, avec mon cousin qui vous fera les honneurs de la Libellule, en mon lieu et place. Dès que je saurai quand je puis revenir, je télégraphierai à l’une des escales prévues, où vous m’attendrez.

Des exclamations, des mots de regret se faisaient entendre… Mme Doucza ne pouvait dissimuler une réelle consternation. Elle s’écria :

— Mais quelqu’un ne peut-il vous remplacer ?… Un autre parent ?

Ogier eut un léger froncement de sourcils, en ripostant d’un ton bref :

— Personne. C’est à moi qu’incombe ce devoir, et je n’ai aucune raison sérieuse pour m’y soustraire.

Sari se laissa tomber dans un fauteuil, en glissant vers sa mère un coup d’œil mécontent. Toutes deux s’étaient aperçues, plus d’une fois, que M. de Chancenay ne supportait pas un semblant d’immixtion dans ses affaires de famille ou autres.

Ogier s’assit près de son cousin, et prit dans une de ses poches des lettres qu’il lui tendit.

— Tiens, voilà pour toi, Willy.

— Merci… Est-ce Mme de Valheuil qui est morte ?

— Elle-même. Avec elle s’éteint cette branche de la famille qui s’établit dans la Comté vers le seizième siècle. Je ne la connaissais pas le moins du monde, si ce n’est par ce que m’en a dit ma grand’mère. Elle était, je crois, une personnalité assez falote… Veuve très jeune, sans beaucoup de fortune, elle vivait depuis cinquante ans retirée dans une vieille demeure, s’occupant de dévotion, d’œuvres charitables. Grand’mère n’avait plus avec elle que des relations par écrit, une fois dans l’année.

William dit avec un demi-sourire :

— Alors, son héritage n’augmentera pas sensiblement ta fortune ?

Ogier sourit à son tour, en étendant la main pour prendre une cigarette sur la table placée près de lui.

— En effet !… Une maison croulante, nid à souris probablement, quelques petites rentes… Et encore, peut-être celles-ci sont-elles destinées, par testament, à des œuvres pies. Elle aurait d’ailleurs eu bien raison de le faire, la pauvre femme, sachant que ni mes grands-parents, ni moi, ne sommes précisément dans le besoin.

Il y eut des rires, autour de lui, et parmi eux celui de Sari, un peu aigu.

La jeune fille enfonçait dans un fauteuil profond sa personne menue, vêtue de blanc. Sur le bout de ses doigts aux ongles bien polis, elle faisait lentement sauter la petite marmite de paille bise, décorée d’un immense couteau de plumes couleur d’orange, qui lui servait de chapeau. Sous l’ombre des paupières demi baissées, elle ne quittait guère du regard M. de Chancenay qui fumait nonchalamment, l’air distrait, en jetant un mot dans la conversation, de temps à autre. Un reflet de soleil se glissait jusqu’aux cheveux blond foncé, souples et ondulés, jusqu’aux yeux bruns si beaux, où Sari se dépitait de trouver toujours tant d’ironie, sous la caresse charmeuse du regard, au lieu de la passion qu’elle souhaitait y voir… Et elle pensait une fois de plus, avec quelque colère : « Il y a quelque chose en lui que je ne puis saisir… quelque chose qui m’échappe, qui m’échappera toujours, j’en ai peur… »

Un peu avant le dîner, Sari entra dans la chambre de sa mère. Celle-ci, tout habillée déjà, compulsait des lettres posées devant elle, sur la tablette du bureau. Elle ne put retenir un mouvement de contrariété, à la brusque apparition de sa fille, et fit le geste de repousser les lettres dans un tiroir.

Mais Sari se mit à rire.

— Oh ! tu n’as pas à me faire mystère de ta correspondance, maman ! Je sais que tu te charges de fournir des renseignements à certaines puissances désireuses d’avaler quelque jour la France, et toute l’Europe avec. C’est ton affaire, et je n’y trouve rien à redire, d’autant plus que ton petit trafic nous permet de mener la vie mondaine que nous aimons.

Elle parlait à mi-voix. Cependant, sa mère lui fit signe de se taire, puis chuchota :

— On ne sait jamais… Il faut de la prudence…

— Bien, j’en aurai… Mais tu sais, si j’arrive jamais à devenir comtesse de Chancenay, il faudra laisser là ces sortes d’affaires ?

— Naturellement ! Nous n’en aurions plus besoin, d’ailleurs… Voyons, cela s’arrange-t-il à ton gré, petite ?

Sari secoua la tête. Une lueur de contrariété passait dans ses yeux, qui devenaient presque noirs… Elle mit un genou sur le petit divan placé près du bureau, et appuya au dossier de velours ses bras nus, très blancs, sortant d’une courte manche de tulle rose.

Mme Doucza demanda, d’un ton inquiet : — Cela ne va pas ?

— Non, pas comme je le voudrais… Il est trop maître de lui, toujours. Je l’amuse, voilà tout. Je suis la distraction du moment. L’hiver prochain une autre chassera celle-là… C’est une nature dont je n’ai pas saisi encore le point faible, et sur laquelle, de ce fait, je n’ai pas de prise. Mais il faudra que j’y arrive… oh ! cela oui ! Il faudra que je devienne sa femme. Car, si je l’aime pour lui-même, je veux aussi avoir son nom et sa fortune !

La mère approuva :

— Je le pense bien, mon cher cœur ! Et je te crois assez habile pour y réussir.

Sari murmura d’un air songeur :

— Oui, je l’espère… Mais ce sera probablement difficile, car il est très orgueilleux… Orgueilleux de son nom, orgueilleux de tout… Et puis…

Elle s’interrompit, les lèvres crispées.

Mme Doucza répéta :

— Et puis ?

Sari dit entre ses dents :

— Je crois qu’il nous méprise.

— Quelle idée !… Pourquoi cela ?

Sari leva les épaules.

— Ils sont ainsi, les hommes ! Après qu’une femme s’est bien compromise pour eux, après avoir accepté l’amour qui se donne à eux, voilà tout ce qu’ils nous réservent en retour : le mépris… Et leur estime va aux âmes vertueuses, à ce qu’on appelle « les femmes irréprochables ».

Mme Doucza eut un sourire léger.

— C’est assez naturel… Mais que t’importe, si tu arrives à te faire assez aimer pour qu’il t’offre son nom ?

Sari dit avec colère :

— C’est que, précisément, il ne me l’offrira pas, à cause de cela !… Je le sens bien, va ! Sous son apparence de mondain, d’élégant viveur, il y a quelque chose que je ne puis définir… Une sorte de réserve, de dédain…

— Eh bien, change de tactique ; joue la convertie, la jeune fille qui regrette sa légèreté passée. Cela réussit parfois très bien.

Le regard sombre s’éclaira un peu.

— Voilà une idée qui n’est peut-être pas mauvaise, maman ! Je puis toujours essayer… M. de Chancenay vaut vraiment bien la peine qu’on s’ennuie pendant quelques mois à simuler des remords, à faire la sérieuse — et même à s’affubler d’un peu de dévotion, qu’en dis-tu ?

— Certainement ! Les hommes aiment assez la religion, pour leur femme. Et puis c’est bien porté dans le monde auquel appartient M. de Chancenay… Oui, ma petite, inaugure cette nouvelle attitude aussitôt qu’il sera de retour. J’en espère les plus heureux effets, vois-tu.