La Petite-Poste dévalisée/Lettre 37

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 164-170).


À Monsieur ***.


Mon cher ami, l’impossibilité physique de lire toutes les nouveautés qui paroissent journellement, vous dégoûte de la lecture, dites-vous. Eh bien ! essayez un peu du parti que j’ai pris. Je ne lis, & ne cherche à lire que les ouvrages qui ont au moins trois ans de date. Au moyen de cet arrangement, je suis dispensé de lire tous ceux qui n’ont que le petit mérite de la nouveauté, parce que rarement ils résistent à la révolution de trois années, qui sont trois siécles pour les ouvrages de mode.

J’avoue que je me trouverois très-neuf dans ces cercles où il faut parler de la nouveauté du jour, & la juger. Aussi je les évite, non qu’il ne puisse s’y rencontrer des gens éclairés & instruits ; mais il me paroît qu’en général les gens qui courent après la nouveauté, doivent avoir peu de tems pour méditer les bons ouvrages originaux qui naissent plus rarement, & qui ne font sur eux de sensation, qu’à titre de nouveauté ; encore cette sensation est-elle effacée par celle de l’ouvrage du lendemain. J’ai conclu de là que les coureurs de brochures sont ordinairement des gens fort superficiels.

En se restreignant à la lecture des livres qui ne sont pas exactement nouveaux, on se trouve avoir encore trop peu de tems pour lire tous les bons ouvrages ; si l’on ne prend le parti de rejetter tous ceux qui peuvent nous dispenser de réfléchir : je veux dire les commentateurs, qui mâchant, pour ainsi dire, le texte d’un auteur célèbre, veulent nous assujettir à ne tirer de ses principes que les seules conséquences qu’ils en tirent.

J’ai lu dans un auteur du siécle passé, un dilemme qui paroît devoir nous engager à mettre toutes les critiques dans le même oubli. La critique, dit-il, est juste ou fausse : si elle est juste, elle fait tomber l’ouvrage qu’elle attaque ; elle est donc inutile à lire : si elle est fausse, même conclusion. D’où l’on peut inférer que l’utilité de la critique est bornée à l’instant de la naissance d’un ouvrage, mais nulle pour la postérité.

Voyez, mon ami, combien j’ai gagné de tems par ce régime. Ce qui m’a rendu principalement la lecture agréable, a été de trouver, dans la suite des bons ouvrages, la marche des progrès lents ou rapides des connoissances humaines ; la satisfaction que j’ai éprouvée en voyant des hommes de génie lutter contre les erreurs de leur siécle, & semer pour les siécles suivans des principes vrais, dont leurs successeurs ont développé les conséquences. Je n’ai point murmuré contre cette lenteur : j’ai vu que les hommes ne doivent & ne veulent être éclairés que peu-à-peu ; & la durée des tems d’ignorance ne m’a point étonné.

Je ne vous parlerai point de notre siécle, pour ne point prévenir le jugement que vous en porterez vous même, lorsque vous parcourrez l’immense chaîne de connoissances qu’il a vu se former. Songez que si vous voulez le juger sainement, il faut vous transporter dans le siécle à venir, & delà, rendre à nos grands hommes le tribut de louanges qu’ils ont eux-mêmes rendu aux grands hommes qui les ont précédés.

Je finis, mon ami : les vieillards bavardent, vous le voyez bien, ils louent le tems passé : quand ils ont raison, je fais comme eux ; mais je tâche d’être toujours juste. Si vous trouvez mes conseils bons, profitez-en : je ne suis point assez sévère pour vouloir vous assujettir à ma façon de penser ; & je ne vous l’ai proposée que comme un remede à l’ennui dont vous vous plaignez. Adieu.