La Petite-Poste dévalisée/Lettre 38

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 170-175).


M. de la Semaine, à un jeune Caissier.


Je ne vous conçois pas, en vérité, Monsieur. Vous craignez que l’affaire qu’on vous propose ne soit pas bonne ; vous me consultez, & j’apprends d’un autre côté, que vous mollissez. Si je vous garantis que le jeune homme en question est très-solvable, il faut lui prêter les dix mille livres dont il a besoin. Si son besoin est pressant, il faut profiter de la circonstance, pour retirer de votre argent un bénéfice honnête, & tel que toute autre personne à votre place l’exigeroit.

J’avois lieu de croire que les instructions que je vous ai laissées par écrit, vous serviroient de régle, & que vous méditeriez sur-tout attentivement le chapitre des mauvaises raisons des emprunteurs, qui contient à lui seul cent & un paragraphes. Cependant je viens d’apprendre que vous avez formellement contrevenu au § 7 dudit chapitre, dans lequel je vous préviens « qu’il se trouve des hommes adroits dont la situation semble intéresser naturellement, & que dans ce cas on doit se tenir en garde contre la commisération qui laisse entrevoir à notre partie la foiblesse de notre ame, & qui enhardissant son éloquence, peut nous entraîner dans une fausse marche, dont la suite décide quelquefois de notre fortune pour le reste de nos jours ».

Heureusement tout n’est pas perdu. Au moyen de ce que vous n’êtes pas vous-même le prêteur, & qu’une seconde attaque dans laquelle vous succomberiez sans faute, seroit de la plus dangereuse conséquence ; si l’on revient à la charge (comme on n’y manquera pas), dites que vous avez parlé à celui qui veut prêter, qu’il propose quelques difficultés, & qu’on s’adresse à moi.

La personne est dans une position pressante, je le sçais ; mais je l’ignorerai. J’aurai dix craintes à opposer à chacune de ses raisons, des périls, des risques, des événemens. Vous avez beau me dire qu’il est intéressant, ce n’est pas moi qu’on intéresse. J’aurai mes conditions par écrit, que je lui donnerai froidement à lire, en ajoutant seulement : voyez si cela vous convient ou non ; & je gage qu’il les acceptera. Ayez soin seulement de tenir prêts les sept ou huit mille francs qu’il lui faudra. Je le ferai engager de maniere que nous ayons peu de frais à faire ; une bonne lettre de change : le reste sera mon affaire.

Je sçais qu’on vous a dit qu’on trouvoit une autre personne qui étoit dans le cas de prêter ; ce n’est qu’une petite ruse pour finir à bon marché. Soyez assuré que notre emprunteur n’est pas assez célebre pour être fort connu ; & que s’il passe par d’autres mains que par les nôtres, il n’en sera pas quitte à si bon compte. À demain, je vous en dirai des nouvelles.