La Petite-Poste dévalisée/Lettre 26

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 129-133).


Le Chevalier de Bidanfous
à M. Margot, Caissier de…

Monsieur,

Pouviez-vous vous imaginer que la fortune aveugle me traiteroit avec la barbarie que je viens d’éprouver de sa part ?

Vous sçavez sans doute que le bien que feu M. de Bidanfous mon pere nous a laissé à mon frere le Marquis & à moi, est situé sur les bords du fleuve de la Garonne ; vous sçavez encore que les gelées de l’hyver passé ont fait enfler si prodigieusement la riviere, que trois cens arpens de nos prairies ont été entiérement désolés.

Je comptois, malgré cet inconvénient, que mes fermiers continueroient à m’envoyer mes rentes. Je me suis trompé, Monsieur, je me suis trompé, & bien lourdement ; car au lieu d’argent, j’ai reçu d’eux une demande d’indemnité. Ce qu’il y a de plus malheureux, c’est que le désastre a été connu de toute la Province : sans cela j’aurois mis néant à leur requête ; mais on m’a dit qu’en plaidant contr’eux, je perdrois mes frais. Ainsi par prudence je me vois réduit à passer ce quartier sans rien du tout. Il faut un événement aussi extraordinaire pour qu’un homme comme moi puisse se résoudre à vous demander un secours que je vous offrirois dans tout autre cas, si vous en aviez besoin.

Voyez quelle bisarrerie ! je comptois faire un placement avantageux cette année ; & il faut que j’emprunte. Heureusement c’est pour peu de temps, car je vous demande seulement cent louis pour trois mois. Entre honnêtes gens, on est charmé de s’obliger ; & je pense que je vous fais plaisir en vous empruntant cette somme, de préférence à cent autres personnes qui me l’offriroient, si elles pouvoient seulement soupçonner que j’en eusse besoin. Mais quelle apparence y a-t-il que le Chevalier de Bidanfous soit dans la détresse d’espéces ? Le monde me voit faire de la dépense, & ne va pas imaginer que mes marauts de fermiers sont exposés à ne me pas payer. Cependant cela est.

Je ne vous dis plus rien, Monsieur : vous voyez mon cas ; & vous êtes trop honnête pour ne pas me donner une preuve de votre estime dans cette occasion. Je vous prie que ceci soit entre nous. Évitons le scandale qui résulteroit en instruisant un tas d’emprunteurs affamés de mon besoin & de votre générosité.

Je suis, en attendant votre réponse, Monsieur, votre dévoué serviteur, le Chevalier

de Bidanfous.