La Petite-Poste dévalisée/Lettre 17

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 53-57).


À M. P… Maître de Langue.


Je ne tiens pas au caractère des habitans de cette ville-ci, mon cher : ils rient de tout ; ils ont toujours une réponse ou une plaisanterie à vous faire. Quelle inconséquence ! Chaque jour, je les entends se plaindre de l’état actuel des choses. Je reparois le lendemain au milieu d’eux avec un projet propre à faire cesser les inconvéniens qui excitoient leurs murmures ; ils m’écoutent à moitié, & se mettent à rire ou à lever les épaules : il semble qu’ils soient fâchés qu’on leur ôte la douceur de fronder les opérations du Gouvernement. Vous sçavez ce que j’avois imaginé sur les Enfans trouvés, que je destinois à faire un fond perpétuel pour les Milices : c’étoit créer des soldats tout faits, comme le Roi crée des Officiers à son École Militaire. Eh bien ! que n’a-t-on pas opposé à cette idée ! Il étoit aussi barbare (disoit-on) de forcer les inclinations naturelles d’un petit peuple malheureux, que de blesser la liberté citoyenne : tous les hommes ne sont pas nés soldats : la valeur n’est le partage que du petit nombre ; & ce seroit risquer, de composer une troupe qui ne pourroit jamais s’élever jusqu’au mépris de la mort. Pauvres raisons, ce me semble, dès qu’on les oppose au bien général qui résulteroit d’une Milice toujours subsistante.

Le nombre d’écrits sur la population me fit enfanter le projet merveilleux d’établir une espéce de haras d’hommes. Chaque Régiment me fournissoit, à tour de rôle, deux de ses plus beaux soldats que j’unissois aux plus robustes de ces femmes renfermées dans nos maisons de force, & dont la santé auroit été parfaitement rétablie. Vous voyez, mon cher, quelle heureuse pépinière de créatures bien constituées j’offrois à l’état ! C’étoit aller plus loin que n’avoient fait les Spartiates. Eh bien ! autres risées, nouvelles plaisanteries ! On ne voit ici que des fous, vous dis-je : j’ai grande envie de les abandonner à leur mauvais sort ; ce sont des malades qui se plaignent de tous les maux, & qui rejettent tous les remédes. Si je puis parvenir à combiner un bon projet qui fasse vivre un homme avec deux cent soixante livres de rente, je m’y tiendrai, je vous assure, & je dormirai tranquille sur le mal du prochain. Alors je vous plaindrai sérieusement d’être encore dans la nécessité de faire des leçons journalières à une Nation, qui n’apprend que pour abuser, & pour trouver de nouveaux sujets d’exercer sa sublime plaisanterie. Bon soir, mon cher maître, ma lampe s’éteint. Je dormirois, s’il étoit possible que ma tête ne fût pas remplie de quelque nouveau projet.