La Petite-Poste dévalisée/Lettre 18

Nicolas-Augustin Delalain, Louis Nicolas Frantin Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 58-63).


M. Vacarmini à M. ***, son Poëte.


Jai reçu, Monsieur, les changemens que vous m’avez envoyés ; mais je vous avoue qu’ils ne peuvent pas me servir davantage. Vous avez la fureur de faire toujours du gracieux, quoique je vous aye dit cent fois que ce n’est pas ce qu’il nous faut. Du terrible, monsieur, du terrible : essayez un peu si vous pourrez aller jusques-là, ou bien nous serons obligés de rompre notre société.

Vous avez beau me dire que votre piéce est une Pastorale, je ne le sçais que trop. Où fourrerai-je là mes airs de mouvement ? Il faut que ce soit moi qui vous l’apprenne. Eh bien ! le voici. Votre bergère se plaint du loup qui lui a enlevé son agneau chéri ; vous faites une plainte tendre : au lieu de cela, moi, qui n’ai point l’honneur d’être Poëte, j’aurois peint les fureurs du loup, la rage des chiens, la douleur d’Agathe, & le transport de Colin ; & dans mon ariette en tableau, j’aurois exprimé des mugissemens, des aboyemens, des pleurs, & la colère. L’idée seule de cette ariette m’enleve. Quel effet n’auroit-elle pas fait sur le Public, quoiqu’il ne soit pas aussi connoisseur que moi dans ce genre ? Je ne peux me refuser au plaisir de vous communiquer mon idée à ce sujet. La voici, vous la rimerez, vous l’ajusterez peut-être mieux ; mais c’est dans le genre.

Un loup affreux,
Gros comme deux,
Mugit, voyant
Mon mouton blanc.
Mon chien fidèle
Qui le harcelle,
En aboyant,
Le prend au flanc.

Je crie & pleure,
Craignant qu’il meure :
Il se débat
Dans le combat :
Robin succombe,
Mon gros chien tombe :
Colin survient
Plein de furie.
Robin est sans vie :
Adieu tout mon bien.

Voyez quel magnifique tableau il est possible de faire sur des paroles dans le goût de celles-ci. Au reste, je vous prie que les vers ne soient pas plus longs que ceux que je vous envoye pour modèle.

Profitez des sages conseils que je vous donne, & ne croyez pas avoir tout fait quand vous avez arrondi vos madrigaux. Vos paroles contribueront au succès de mon ouvrage, à la bonne heure ; mais la musique en est l’essentiel. Lisez un peu les opéra nouveaux ; & si vous n’êtes forcé d’avouer que tout leur succès est dû entiérement au Musicien, j’ai tort. Il faut donc que vous vous prêtiez aux changemens que je propose. Quand j’ai trouvé ma phrase musicale, c’est à vous à y ajuster vos mots.

Croyez que tout n’en iroit mieux, si on prenoit le parti de faire la musique avant les paroles. On ne seroit pas dans le cas de se plaindre des fautes de quantité, excusables dans des Musiciens qui ne sont pas faits pour viser à l’Académie ; mais qui seroient impardonnables pour des Auteurs accoutumés à parler correctement, à ce qu’ils prétendent. J’en atteste la plupart des chansons mises sur des airs connus.

J’attends avec impatience votre ariette ; je vais travailler à la musique. Bon jour.