La Peste écarlate, trad. Postif et Gruyer, 1924/La Peste Écarlate/6

Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
G. Crès (p. 103-119).


VI

VESTA VAN WARDEN ET LE CHAUFFEUR


« Monté sur mon cheval, et toujours flanqué de mes deux chiens et de mon poney, je me mis en route. Je traversai à nouveau la Vallée de San Joachim et, abandonnant les montagnes, je redescendis vers la vallée de Livermore.

« La transformation qui s’était opérée dans les choses depuis ces trois années, était surprenante. C’est à peine si je pouvais reconnaître le pays. Hier merveilleusement cultivé, il avait été envahi par un océan de végétation sauvage et vigoureuse, qui avait submergé le travail des anciens agriculteurs.

« Comprenez bien, mes enfants, que le blé, les divers légumes, les arbres des vergers, qui nous donnaient leurs fruits, entretenus de tous temps et couvés par l’homme, étaient tendres et doux. Les mauvaises herbes au contraire et les arbustes épineux, auxquels l’homme avait de tout temps fait la guerre, étaient d’une race plus dure et plus résistante. Si bien que le jour où la main de l’homme se retira, cette seconde végétation prit le dessus et étouffa la première.

« Je rencontrai également un grand nombre de coyotes[1], qui s’étaient multipliés à foison, puis de petites troupes de loups qui allaient deux par deux, ou trois par trois, et qui, comme moi, redescendaient des montagnes vers les anciens territoires d’où ils avaient jadis été chassés.

« C’est au lac Temescal, non loin de ce qui avait été autrefois la ville d’Oakland, que je retrouvai les premiers êtres humains encore en vie.

« Ah ! mes enfants, comment pourrais-je vous dire mon émotion, quand, à califourchon sur mon cheval et dévalant de la colline qui domine le lac, j’aperçus la fumée d’un feu de campement, qui s’élevait parmi les arbres ? Mon cœur cessa presque de battre et il me sembla que ma raison s’égarait. Puis je perçus le vagissement d’un bébé, d’un bébé humain. Des chiens aboyèrent, auxquels répondirent les miens. J’avais cru longtemps que j’étais le seul survivant sur la terre, de l’immense désastre. Et voilà que j’apercevais une fumée, que j’entendais crier un bébé.

« Je ne tardai pas à voir au bord du lac, là, devant mes yeux, à moins de cent yards, un homme se dresser. Ce n’était point un être chétif ni malade. Non. Il semblait en excellente santé et, se tenant debout sur un rocher qui surplombait l’eau du lac, il pêchait.

« J’arrêtai mon cheval et appelai. L’homme, qui s’était retourné, ne me répondit pas. J’agitai la main, pour lui souhaiter le bonjour. Il ne répondit pas non plus à mon geste. Alors je pris ma figure dans mes mains et je l’y cachai. Je n’osais plus relever la tête et les yeux. Il me semblait que j’avais été la proie d’une hallucination et qu’au moment où je voudrais la fixer à nouveau, elle aurait disparu. Je craignais de détruire cette vision qui m’était si chère. Tant que je ne l’aurais pas fait fuir sous mon regard, elle subsisterait en ma pensée.

« Je demeurai donc ainsi, immobile, jusqu’au moment où je fus tiré de mon rêve par des grognements de chiens et par la voix de l’homme, qui me parlait. Savez-vous ce que cette voix disait ?… Non, n’est-ce pas ?… Eh bien, elle me disait :

— D’où diable viens-tu ?

« Oui, telles étaient les paroles textuelles que j’entendais prononcer, Bec-de-Lièvre, en guise de bienvenue, sur les bords du lac Temescal, il y a cinquante-sept ans exactement. Et jamais mots ne me semblèrent plus doux. Je rouvris les yeux.

« Devant moi je vis un homme de haute taille, au regard sombre et dur, à la mâchoire lourde, au front oblique. Je me laissai glisser, plutôt que je descendis de cheval, et tout ce que je sais, c’est que, la minute d’après, je pressais ses mains dans les miennes en pleurant. Je l’aurais embrassé.

« Il ne répondit point à mes effusions, me jeta un coup d’œil soupçonneux et s’éloigna de moi. Je courus après lui, me cramponnai à ses mains et sanglotai de plus belle. »

À ce souvenir, la voix de l’aïeul parut se briser et des larmes coulèrent derechef le long de ses joues. Tandis que les gamins l’observaient en ricanant, il reprit :

— Je voulais le serrer dans mes bras, le couvrir de baisers. Et lui ne voulait pas. C’était une brute, une brute parfaite. L’être le plus antipathique qui se puisse imaginer. Il s’appelait… Comment donc s’appelait-il ? Je ne me souviens plus de son vrai nom. Mais on le dénommait le Chauffeur. C’était le nom de son ancienne profession, et il l’avait conservé. Et voilà pourquoi la tribu qu’il a fondée s’appelle la Tribu des Chauffeurs.

« C’était un vilain individu, violent et injuste. Je n’ai jamais pu comprendre pourquoi la Peste Écarlate l’avait épargné. Il semblait, à le voir, qu’en dépit de nos risibles leçons de philosophie il n’y eût pas de justice dans l’Univers. Maintenant qu’il ne pouvait plus parler automobiles, moteurs et essence, il était incapable de plus rien dire, sinon de se vanter de tous les tours pendables qu’il avait joués à ses anciens patrons, comment il les escroquait et volait. Il ne tarissait pas sur ce chapitre, et se rengorgeait de ses méfaits. Et pourtant il fut épargné, tandis que des millions et des milliards d’hommes, meilleurs que lui, furent détruits.

« Je le suivis jusqu’à son campement. Là je fis connaissance avec sa femme.

« Voilà surtout qui était stupéfiant et pitoyable ! Je reconnus cette femme. C’était Vesta Van Warden, l’ancienne jeune épouse du banquier John Van Warden. Oui, elle-même, qui, vêtue de haillons et pleine de cicatrices, les mains calleuses, déformées par les plus durs travaux, était penchée au-dessus du feu du campement et cuisinait le dîner comme un simple marmiton ! Vesta Van Warden, née dans la pompe opulente du plus puissant baron de la finance que le monde eût jamais connu !

« Son père, Philip Saxon avait été, jusqu’à sa mort, président des Magnats de l’Industrie. Nul doute que s’il avait eu un fils, ce fils ne lui eût tout naturellement succédé, comme un rejeton royal hérite de la couronne. Mais son seul enfant avait été cette fille, fleur parfaite de la grâce et de la culture de notre vieille civilisation. En l’épousant, John Van Warden, riche à millions, reçut de Philip Saxon l’investiture de son titre et de sa fonction. Il y ajouta le titre de premier Ministre du Contrôle International des peuples, et il avait en fait, plusieurs années durant, gouverné le monde. Vesta avait-elle réellement aimé son mari ?… Avait-elle eu pour lui cette folle passion que chantent les poètes ?… Je me permets d’en douter. Ce fut avant tout un mariage politique, comme il s’en pratiquait dans les anciennes Cours.

« Et c’est cette femme qui faisait cuire le ragoût de poisson, dans un vieux pot encrassé de suie ! Et l’âcre fumée, qui tourbillonnait au vent, irritait et rendait rouges ses yeux admirables !

« Triste était son histoire. Comme le Chauffeur et comme moi-même, elle était une des très rares survivantes de la Peste. Sur une des collines qui dominent la baie de San Francisco, Van Warden avait édifié un superbe palais d’été, entouré d’un parc immense. Van Warden y envoya sa fille dès qu’éclata le fléau. Des gardiens en armes défendaient à quiconque l’entrée de la propriété et rien n’y pénétrait, vivres ou lettres, qui n’eût été au préalable rigoureusement désinfecté.

« La Peste cependant était entrée, tuant les gardiens à leur poste, les domestiques dans leur travail et balayant toute l’armée des intendants et des serviteurs — de ceux du moins qui n’avaient pas pris la fuite pour aller mourir ailleurs. Si bien qu’à la fin Vesta se trouva être la seule en vie dans le charnier de son palais.

« Le Chauffeur était l’un des anciens domestiques qui s’étaient enfuis. Il revint dans la propriété, deux mois après, et y découvrit la jeune femme, dans un petit pavillon du parc, où elle s’était installée.

« Effrayée à la vue de cette brute, elle se sauva, en se dissimulant parmi les arbres. Elle marcha à l’aventure, tout le jour et toute la nuit, elle dont les tendres pieds et le corps délicat n’avaient jamais connu la meurtrissure des cailloux et la blessure sanglante des épines. Le Chauffeur la poursuivit et il la rejoignit vers l’aube.

« Il commença à la frapper. Vous me comprenez bien, n’est-ce pas ? Il frappait de ses énormes poings la frêle jeune femme. Il voulait que, désormais, elle lui obéît en tout. Il prétendait qu’elle fût désormais son esclave. C’était elle qui ramasserait le bois pour faire le feu, pour s’occuper de la cuisine et des plus viles besognes. Elle qui, de sa vie, n’avait connu le moindre travail manuel. Et elle obéit. Elle subit son amour et se fit sa domestique. Tandis que lui, un vrai sauvage, se reposait tout le jour, en donnant des ordres à son esclave, en surveillant leur exécution. En dehors du soin de chasser la viande et de pêcher le poisson, ce fainéant se tournait les pouces, du matin au soir, du soir au matin. »

Bec-de-Lièvre approuva et déclara aux autres garçons :

— C’est bien là le portrait du Chauffeur. Je l’ai connu avant sa mort. C’était un homme peu ordinaire. Il fabriquait, pour se distraire, des mécaniques qui marchaient toutes seules. Mon père à moi avait épousé sa fille. Il les battait tous les deux, et moi aussi, qui étais tout gosse. Tout le monde devait lui obéir, c’était une ignoble brute. Comme il était en train de mourir et comme je m’étais approché trop près de lui, il empoigna un long bâton qu’il avait toujours à portée de sa main et faillit m’ouvrir le crâne.

À ce souvenir rétrospectif, Bec-de-Lièvre frotta sa tête ronde, comme s’il y avait encore mal, tandis que les autres enfants faisaient cercle autour de lui et que le vieillard, les yeux levés au ciel, se marmottait à lui-même on ne sait quelles mystérieuses paroles, au sujet de Vesta Van Warden, la squaw[2] qui fonda la Tribu des Chauffeurs. Il poursuivit :

— Vous ne pouvez saisir, mes enfants, toute l’horreur de la situation. Le Chauffeur était hier encore ce qu’on appelait un domestique. Oui, un do-mes-ti-que. C’est-à-dire qu’il passait sa vie à obéir, à baisser la tête et à faire des courbettes devant celle qui était devenue maintenant son esclave. Elle était une reine de la vie, par sa naissance et par son mariage. Dans le creux de sa petite main blanche et rose, elle tenait le sort de millions d’hommes et elle commandait à des centaines d’autres domestiques, tout pareils, au point de vue social, au Chauffeur. Durant les jours qui avaient précédé la Peste Écarlate, le plus léger contact avec un être de cette sorte eût été pour elle une ineffaçable souillure. Oui il en était ainsi autrefois.

« Je me souviens avoir vu un jour Mistress Goldwyn, la femme d’un autre Magnat ; au moment où elle montait sur la plate-forme d’embarquement de son grand dirigeable. Elle laissa choir son ombrelle. Celle-ci fut ramassée par un domestique, qui s’oublia jusqu’à lui présenter directement l’objet ; oui, à elle-même, la femme toute-puissante. Elle recula, comme si elle avait eu en face d’elle un lépreux, et fit un signe à son secrétaire, qui ne la quittait pas, afin qu’il prît l’ombrelle et la lui remit. Elle ordonna en outre que fût relevé le nom de l’audacieux domestique et qu’on le renvoyât sur-le-champ. Vesta Van Warden était une femme de ce genre. Et le Chauffeur la battit, jusqu’à ce qu’elle consentît à être sa servante.

« Bill… Voilà que son nom me revient… Bill, le Chauffeur, était un affreux coquin, un être vil entre tous, dépourvu de toute culture et de toute galanterie envers les femmes. Et c’est à lui que revint la merveille des femmes, Vesta Van Warden ! Ce sont là des choses raffinées qui vous échappent, mes petits enfants. Car vous êtes vous-mêmes de petits sauvages, des natures des primaires. Vesta à cet homme ! C’était scandaleux…

« Pourquoi, aussi bien, ne m’était-elle pas échue ? Je m’en fusse parfaitement accommodé. J’étais, moi, un homme cultivé, bien éduqué et honorable, professeur d’une grande université. Il n’y a pas, je vous l’ai dit, de justice sur cette terre.

« Au temps de sa grandeur, elle était tellement au-dessus de moi qu’elle n’eût même pas daigné s’apercevoir que j’existais. Mais, après la Peste Écarlate, j’eusse été pour elle un excellent parti. Au lieu de cela, voyez dans quel abîme de dégradation elle tomba ! Et elle m’eût aimé, aimé, oui, j’en suis persuadé. Car le cataclysme effroyable qui nous réunit me permit de la connaître de près, d’interroger ses beaux yeux, de converser avec elle, de prendre sa main dans la mienne, de l’aimer et de savoir qu’elle aussi éprouvait pour moi les sentiments les plus tendres. Elle me préférait au chauffeur, c’était visible. Pourquoi la Peste, qui avait détruit tant de millions d’hommes, avait-elle justement épargné celui-là ?

« Un après-midi, tandis que le Chauffeur était parti à la pêche et que j’étais demeuré seul avec elle, elle me conjura de le tuer. Elle m’en supplia, avec des larmes dans les yeux. Mais le bandit était robuste et redoutable, et je n’osai pas tenter l’entreprise. Je lui offris, quelques jours après, mon cheval, mon poney et mes chiens, s’il consentait à me céder Vesta. Il me rit au nez et refusa avec insolence.

« Il me répondit que, dans les temps anciens, il avait été un domestique, de la boue que foulaient aux pieds les hommes comme moi et les femmes comme elle. Maintenant la roue avait tourné. Il possédait la plus belle femme du monde, elle lui préparait sa nourriture et soignait les enfants qu’il lui avait faits.

— Tu as eu ton heure, camarade ! me dit-il. J’ai la mienne, aujourd’hui. Et elle me convient fort, par ma foi ! Le passé est fini, bien fini, et je ne tiens pas à y revenir.

« C’est ainsi qu’il me parla. Mais pas avec les mêmes mots. Car c’était un homme horriblement vulgaire et il ne pouvait rien dire sans proférer les plus épouvantables jurons. Il ajouta que, s’il me surprenait à cligner de l’œil vers sa femme, il me tordrait le cou et la battrait, jusqu’à ce qu’elle en reste sur le carreau. Que pouvais-je faire ? J’avais peur, car il était le plus fort.

« Dès le premier soir où je découvris le campement du Chauffeur, Vesta et moi, nous avions eu une longue conversation, touchant bien des choses aimées de l’ancien monde évanoui. Nous avions causé livres et poésie. Le Chauffeur nous écoutait, en grimaçant et en ricanant. Cela l’ennuyait et l’irritait d’entendre parler de ce qu’il ignorait et ne pouvait comprendre.

« Il nous interrompit à la fin et déclara :

— Je te présente, professeur Smith, Vesta Van Warden, qui fut jadis la femme de Van Warden, le Magnat. Cette beauté arrogante et majestueuse est maintenant ma squaw. Elle va, devant toi, me retirer mes mocassins. Femme, fais vite ! Montre à Mister Smith comme je t’ai bien dressée.

« Je vis la malheureuse grincer des dents et une flamme de colère lui monter au visage

« Le Chauffeur dégagea son bras et recula son poing noueux, prêt à frapper. La crainte s’empara de moi et je me levai, pour m’éloigner, afin de n’être pas témoin. Mais le bourreau se mit à rire et me menaça moi-même d’une volée en règle, si je ne demeurais point à admirer la scène.

« Contraint et forcé, je me rassis donc près du feu du campement, au bord du lac Temescal, et je vis Vesta Van Warden s’agenouiller devant cette brute humaine, grimaçante et poilue, et tirer l’un après l’autre les deux mocassins du gorille !

« Non, non, vous ne pouvez comprendre, mes chers enfants, vous que la sauvagerie environne et qui n’avez rien connu du passé…

« Le Chauffeur semblait la couver des yeux, tandis qu’elle peinait à cette besogne immonde.

— Elle est, dit-il, rompue à la bride et au licol, professeur Smith. Un peu têtue parfois. Oui, un peu têtue. Mais un bon coup de poing ou une forte gifle sur la joue la rendent rapidement aussi gentille et douce qu’un agneau.

« Un beau jour, le Chauffeur me parla comme suit :

— Tout est à refaire ici-bas, professeur. C’est à nous de multiplier et de repeupler la terre. Tu n’as pas de femme et je ne suis point disposé à te prêter la mienne. Ce n’est pas ici le Paradis Terrestre. Mais je suis bon bougre. Écoute-moi, professeur Smith !

« Il me montra du doigt leur dernier enfant à peine âgé d’un an.

— C’est une fille, continua-t-il. Je te la donne pour femme. Seulement il te faudra attendre qu’elle ait un peu grandi. Riche idée, n’est-ce pas ? Ici nous sommes tous égaux et, s’il y avait une hiérarchie, c’est moi qui serais le plus gros crapaud de la mare. Mais je ne suis pas intraitable, oh non ! Je te fais donc l’honneur, professeur Smith, le très grand honneur de t’accorder comme fiancée ma fille et celle de Vesta Van Warden… Tout de même, dommage, n’est-ce pas ? que Van Warden ne soit pas ici, dans un coin, pour être témoin !


  1. Les coyotes, ou loups des prairies, sont une sorte de petit mammifère qui tient à la fois du renard et du loup. (Note des Traducteurs.)
  2. C’est le nom des femmes indiennes (Note des Traducteurs.)