La Peste écarlate, trad. Postif et Gruyer, 1924/La Peste Écarlate/4
IV
DANS LES TOURBILLONS DE FLAMMES
« Je vous parlais tout à l’heure des aéroplanes des riches, qui emportaient la Peste sur leurs ailes, en sorte que ces riches mouraient comme les autres hommes. Un seul d’entre eux survécut, à ma connaissance, et c’est lui qui épousa Mary, ma fille bien-aimée.
« Il vint à la Tribu des Santa Rosa, huit années après le désastre. Il avait alors dix-neuf ans, et il dut en attendre douze, avant de pouvoir se marier. Car il n’y avait aucune femme qui fût libre et la plupart des jeunes filles, tant soit peu avancées en âge, étaient fiancées déjà. C’est pourquoi il lui fallut attendre que ma fille Marie eut atteint ses seize ans. Court-Toujours, un de ses fils, votre cousin, a été pris, l’an dernier, par le lion de la montagne, vous vous souvenez…
« L’homme en question, qui devint mon gendre, avait onze ans, au moment de la Peste. Il se nommait Mungerson. Son père était un des Magnats de l’Industrie. C’était un homme riche et puissant. Sur son grand avion, le Condor, toute la famille s’était envolée vers les solitudes de la Colombie britannique, qui se trouve très loin vers le nord.
« Une panne survint, et l’avion s’abattit sur le Mont Shasta. Vous avez entendu parler de cette montagne, qui est vers le nord… La Peste Écarlate s’y déclara dans la famille et seul survécut ce garçon de onze ans.
« Huit ans durant, il vécut seul, errant sur la terre déserte et tentant en vain de rencontrer un être de son espèce. À force de marcher vers le Sud, il trouva un jour la Tribu des Santa Rosa et se raccrocha à nous…
« Mais je m’aperçois que je vais trop vite dans mon récit et que j’anticipe sur les événements.
« Je reviens au moment où débutait cet immense exode des grandes villes et où, isolé chez moi, je communiquais encore par téléphone avec mon frère. Je lui disais qu’il n’y avait en moi aucun symptôme de la Peste et que le mieux que nous avions à faire était de nous réunir, pour nous isoler dans un local sûr. Nous convînmes finalement de nous retrouver dans le bâtiment de l’Université qui était affecté à l’École de Chimie. Là nous emporterions avec nous une réserve de provisions. Puis, nous étant solidement barricadés, nous empêcherions, fût-ce par la force des armes, qui que ce soit de nous imposer sa présence et nous attendrions les événements.
« Ce plan arrêté, mon frère me supplia de demeurer encore vingt-quatre heures au moins dans ma maison, afin que la certitude que j’étais indemne fût absolue. J’y consentis et il me promit de venir me chercher le lendemain.
« Nous étions en train de causer des détails de notre approvisionnement et comment nous organiserions la défense de l’École de Chimie, lorsque le téléphone mourut. Il mourut tandis que nous parlions. Le soir, il n’y eut plus de lumière électrique et je restai seul dans ma maison, au milieu des ténèbres.
« Comme l’impression de tous journaux avait cessé, j’ignorais tout ce qui se passait dehors. J’entendais seulement le bruit des émeutes, les détonations des coups de revolvers, et j’apercevais dans le ciel la lueur d’un grand incendie, dans la direction d’Oakland. Ce fut une nuit d’angoisse et je ne pus fermer l’œil un instant.
« Au cours de cette nuit, un individu, j’ignore exactement dans quelles conditions, fut tué sur le trottoir qui faisait face à celui de ma maison. J’entendis soudain les détonations rapides d’un pistolet automatique et, quelques minutes après, le malheureux homme, se traînant blessé jusqu’à ma porte, y sonnait en gémissant et en implorant du secours.
« M’armant moi-même de deux pistolets automatiques, je descendis et allai vers lui. Je l’examinai à la lumière d’une allumette, à travers la grille, et je constatai que, tandis qu’il se mourait de ses blessures, il était atteint également de la Peste Écarlate. Je rentrai rapidement chez moi et, pendant une demi-heure encore, je l’entendis se plaindre et crier au secours.
« Le matin venu, je vis mon frère arriver. J’avais placé dans un sac à main tous les menus objets de valeur que je désirais emporter avec moi. Mais, ayant regardé mon frère au visage, je compris qu’il ne me suivrait pas, il avait la Peste.
« Il me tendit sa main, pour y serrer la mienne. Je reculai avec effroi. Je lui commandai :
— Regarde-toi dans la glace.
« Il fit ainsi et, devant les flammes rouges qui lui incendiaient le visage et qui augmentaient d’intensité, à mesure qu’il se regardait, il se laissa tomber sur une chaise dans un spasme nerveux.
— Mon Dieu ! dit-il, je suis atteint ! Frère, ne m’approche pas… Je suis un homme mort.
« Alors les convulsions le saisirent. Il ne mourut qu’au bout de deux heures et, jusqu’au dernier moment, il garda sa pleine connaissance, envahi par la paralysie qui montait lentement jusqu’à son cœur.
« Quand il fut mort, je pris mon sac à main et je me mis en route vers l’École de Chimie. Le spectacle des rues était terrifiant. On y trébuchait partout sur les cadavres. Quelques-unes des victimes de la Peste n’étaient point encore mortes. On les voyait agoniser. Les incendies s’étendaient. Ce n’étaient encore que des feux isolés à Berkeley, mais la flamme balayait Oakland et San Francisco. La fumée obscurcissait le ciel et le plein milieu du jour ressemblait à un sombre crépuscule. Parfois, quand le vent sautait et poussait d’un côté ou d’autre ces fumées, le soleil perçait obscurément la brume et l’on y voyait poindre son globe, qui était d’un rouge terne. En vérité, mes enfants, c’était tout l’aspect de la fin du monde.
« Çà et là, de nombreuses automobiles étaient en panne, par suite du manque d’essence dans les garages et des fournitures nécessaires. Je me souviens notamment d’une de ces voitures, où un homme et une femme, renversés en arrière sur leurs sièges, étaient morts. À côté, deux autres femmes et un enfant étaient descendus sur le trottoir, et attendaient ils ne savaient quoi.
« Partout s’offraient aux regards des spectacles douloureux du même genre. Des hommes se coulaient furtivement le long des maisons, silencieux et pareils à des fantômes. Des femmes, au teint livide, portaient des bébés dans leur bras ; les pères conduisaient par la main les enfants plus grands, qui pouvaient marcher. Seuls, par couples ou en famille, tous les habitants fuyaient la Cité de la Mort. Les uns s’étaient chargés de provisions. D’autres portaient des couvertures. La plupart ne portaient rien.
« Je passai devant une épicerie… Une épicerie, c’était, mes enfants, un endroit où l’on vendait coutumièrement de la nourriture. L’homme à qui elle appartenait, et que je connaissais bien, était une tête dure, point méchante, mais obstinée. Il défendait furieusement l’accès de sa boutique. La porte et la devanture avaient été défoncées. Lui, retranché derrière son comptoir, déchargeait ses revolvers sur les pillards qui prétendaient entrer. Plusieurs cadavres étaient déjà couchés sur le parquet.
« Tandis que j’observais à distance, je vis un des pillards, qui avait été repoussé, briser la devanture d’un magasin voisin, où se vendaient des chaussures, et, après s’être servi, mettre le feu. Je n’allai au secours ni du marchand de chaussures ni de l’épicier. Le temps n’était plus où l’on se dévouait pour les autres. Chacun luttait pour soi.
« Tandis que j’allais rapidement, descendant une rue en pente, j’assistai à une autre tragédie. Deux vagues ouvriers avaient attaqué un homme et une femme bien mis, qui marchaient avec leurs enfants, et qu’ils prétendaient dévaliser. Celui que l’on assaillait ne m’était pas étranger, quoique je ne lui eusse jamais été présenté. C’était un poète connu dont, depuis longtemps, j’admirais les vers. J’hésitais à lui prêter main forte, lorsqu’un coup de revolver éclata, et je le vis s’effondrer sur le sol. Sa femme poussait des cris affreux. Une des deux brutes l’assomma d’un coup de poing. Je lançai des menaces aux bandits. Sur quoi ils déchargèrent leurs revolvers dans ma direction et je me hâtai de fuir, en tournant au premier coin.
« Mais là je fus arrêté par l’incendie. À droite et à gauche, les maisons brûlaient et la rue était pleine de flammes et de fumée. Quelque part, dans les rouges ténèbres, on entendait la voix perçante d’une femme, qui implorait du secours. Je ne m’inquiétai pas d’elle. Parmi tant de scènes semblables et tant d’appels déchirants, le cœur de l’homme le meilleur devenait dur comme la pierre.
« Revenant sur mes pas, je vis que les deux ouvriers assassins étaient partis. Le poète et sa femme étaient étendus morts sur le trottoir. C’était un spectacle horrible. Les deux enfants avaient disparu. Où avaient-ils été ? Je ne saurais le dire. Et je comprenais maintenant pourquoi ceux qui fuyaient se glissaient si furtivement le long des maisons, avec leurs pâles figures.
« En plein cœur de notre civilisation, dans ses bas-fonds et dans ses ghettos du travail, nous avions laissé croître une race de barbares, qui maintenant se retournaient contre nous, dans nos malheurs, comme des animaux sauvages, cherchant à nous dévorer.
« Ces brutes, d’ailleurs, se détruisaient aussi bien entre elles. Elles se brûlaient le corps avec des boissons fortes et s’abandonnaient à mille atrocités, se battant et s’entre-tuant en une immense démence.
« Je repris mon chemin et rencontrai une autre bande d’ouvriers, d’une meilleure trempe, qui s’étaient groupés, leurs femmes et leurs enfants au milieu d’eux, les vieux et les malades portés sur des civières, et qui se frayaient ainsi un chemin hors de la ville, accompagnés d’un camion de provisions, tiré par des chevaux.
« Je ne pus m’empêcher d’admirer l’ordre de leur marche, quoiqu’ils me tirassent dessus, lorsqu’ils passèrent près de moi. Un des leurs me cria qu’ils tuaient sur leur chemin tous les détrousseurs et tous les voleurs qu’ils rencontraient, seule façon de se défendre efficacement eux-mêmes.
« Alors se passa une scène que je devais voir se renouveler plus d’une fois. Un des hommes du groupe se révéla soudainement marqué d’un signe infaillible de la Peste. Tous ceux qui se trouvaient près de lui s’écartèrent aussitôt. Et lui, sans s’irriter, sortit du rang et les laissa continuer leur route.
« Une femme, sa femme très probablement, qui conduisait par la main un petit garçon, prétendit ne point le quitter. Mais l’homme lui commanda de poursuivre, tandis que les autres hommes, se saisissant d’elle, l’empêchaient de s’éloigner et l’entraînaient. J’ai vu cela et j’ai vu le mari, dont la figure flamboyait d’écarlate, se retirer sous une porte de la rue. Puis j’entendis détoner son revolver et il tomba mort sur le sol.
« Après avoir été contraint par l’incendie de rebrousser chemin à deux reprises, je réussis à gagner l’Université.
« En pénétrant dans la grande cour, je me heurtai à un groupe d’universitaires qui se dirigeaient eux aussi vers l’École de Chimie, tous chefs de famille, et qu’accompagnaient leurs proches, y compris les nurses et les domestiques.
« Le Professeur Badminton me salua et j’eus quelque peine à le reconnaître. Il avait passé à travers les flammes d’un incendie et sa barbe avait roussi. Il portait autour de la tête un bandage taché de sang et ses vêtements étaient tout souillés. Il me conta qu’il avait été cruellement malmené par des rôdeurs et que, la nuit précédente, son frère avait été tué, tandis que tous deux défendaient leurs biens.
« À mi-route dans la cour, il désigna soudain, de la main, le visage de Mistress Swinton. L’infaillible signe de la Peste y était marqué. Aussitôt toutes les femmes présentes se mirent à crier et coururent loin d’elle. Ses deux enfants, accompagnés chacun par une nurse, se sauvèrent aussi, et les nurses avec eux. Mais son mari, le Docteur Swinton, resta avec elle.
— Continuez votre chemin, Smith, me dit-il. Prenez soin des enfants, moi je demeurerai avec ma femme. Je n’ignore point que c’est déjà comme si elle était morte. Mais je ne puis l’abandonner. Lorsqu’elle aura expiré, et si je ne suis pas contaminé, j’irai vous retrouver dans l’École de Chimie. Surveillez mon arrivée et laissez-moi entrer.
« Je le quittai, penché sur sa femme, adoucissant par sa présence ses derniers moments, et je courus pour rejoindre notre groupe.
« Nous fûmes les derniers admis dans l’École. Les portes se refermèrent sur nous et, de nos carabines, nous veillâmes à écarter dès lors quiconque se présenterait. Le Docteur Swinton, lui-même, lorsqu’il se présenta, une heure après, ne fut point admis.
« Des places avaient été prévues dans ce refuge, pour une soixantaine de personnes. Mais chacun de ceux qui s’y étaient donné rendez-vous avait amené avec lui ses parents et ses amis, et des familles entières. En sorte que nous nous trouvions être plus de quatre cents. Les locaux étaient heureusement fort vastes et tout ce monde y était à l’aise. En outre, l’École étant complètement isolée, il n’y avait pas à y craindre les incendies qui faisaient rage par toute la ville.
« Nous avions réuni d’importantes provisions de bouche, qu’un comité fut chargé de répartir quotidiennement entre chaque famille ou chaque groupe, qui constituaient autant de tables. D’autres comités furent formés, pour des objets divers. Je fis partie du Comité de Défense.
« Le premier jour, aucun rôdeur ni pilleur n’approcha. Ils étaient nombreux cependant et nous apercevions, des fenêtres, la fumée de leurs feux de campements, qui étaient installés tout autour de l’École. L’ivrognerie régnait parmi ces bandits et nous les entendions, à tout moment, chanter des obscénités et hurler comme des fous. Tandis que le monde s’écroulait autour d’eux, dans l’asphyxie d’une atmosphère saturée de fumée, ils lâchaient la bride à leur bestialité, s’enivraient et s’entretuaient. Peut-être, au fond, avaient-ils raison ? Ils ne faisaient rien que de devancer la mort. Le bon et le méchant, le fort et le faible, celui qui aimait la vie et celui qui la maudissait, tous pareillement y passaient.
« Après vingt-quatre heures écoulées, nous constatâmes avec satisfaction qu’aucun symptôme de Peste ne s’était manifesté parmi nous et, pour avoir de l’eau, nous entreprîmes d’aménager un puits. Vous avez tous vu des débris de ces énormes tuyaux de fonte qui, au temps dont je vous parle, portaient l’eau aux habitants des villes. L’incendie en avait déjà fait éclater la plupart et les vastes réservoirs qui les alimentaient étaient taris. C’est pourquoi nous défonçâmes le dallage cimenté de la grande cour de l’École et creusâmes un puits. Il y avait avec nous beaucoup de jeunes hommes, des étudiants pour la plupart, et nous travaillâmes nuit et jour. Nos craintes étaient justifiées. Trois heures avant que notre puits fût terminé, le peu d’eau qui nous arrivait encore fit défaut.
« Une seconde période de vingt-quatre heures s’écoula et la Peste n’avait toujours pas fait son apparition parmi nous. Nous pensions que nous étions sauvés. Nous ignorions alors le nombre exact de jours de l’incubation du mal. Nous estimions, étant donné la rapidité avec laquelle il tuait, dès qu’il s’était manifesté, que son développement interne était non moins prompt. Aussi, après ces deux jours nous pouvions croire, de bonne foi, que la contagion nous avait épargnés. Mais le troisième jour nous apporta une cruelle désillusion.
« Durant la nuit qui le précéda et que je n’ai jamais oubliée, j’effectuai ma ronde de garde, de huit heures du soir à minuit. Des toits de l’École j’assistais à un spectacle inouï. Comme un volcan en activité, San Francisco lançait ses flammes et sa fumée. L’éruption grandissait d’heure en heure, enveloppant le ciel et la terre de sa lueur ardente. Son flamboiement était tel que toute la fumée en était maintenant illuminée et qu’on pouvait lire, à cet embrasement, les plus menus caractères d’imprimerie.
« Oakland, San Léonardo, Haywards réunissaient leurs brasiers et, vers le nord, de nouveaux feux surgissaient jusqu’à la Pointe de Richmond. Le monde s’abîmait dans un linceul de flammes. Les grandes poudrières de la Pointe Pinole sautèrent, en explosions successives et rapides, qui furent terribles. Quoique solidement construite, l’École en fut ébranlée de la base au faîte, comme par un tremblement de terre, et toutes ses vitres furent brisées.
« Je quittai alors les toits et, par les longs corridors, j’allai de chambre en chambre, expliquer ce qui s’était passé et rassurer les femmes alarmées.
« Une heure après, un grand vacarme s’éleva parmi les campements de pillards. On entendait des cris variés, cris menaçants et cris de protestation, entremêlés de coups de revolvers. Nous pensâmes immédiatement et avec raison que cette bataille avait eu pour cause la prétention de ces gens qui étaient sains, de chasser ceux qui étaient atteints par le fléau.
« Plusieurs de ceux qui avaient été ainsi renvoyés vinrent se présenter aux portes de l’École. Nous leur notifiâmes d’avoir à passer leur chemin. En réponse, ils nous accablèrent d’injures et nous tirèrent dessus. Le Professeur Merryweather, qui se trouvait à une des fenêtres du rez-de-chaussée, reçut, juste entre les deux yeux, une balle de pistolet qui le tua net.
« Nous ripostâmes par une fusillade et les agresseurs s’enfuirent, sauf trois dont une femme. La Peste les avait marqués déjà pour la mort, en sorte qu’ils ne craignaient point d’exposer leur vie. La face écarlate dans le reflet rouge du ciel, pareils à des démons impudiques, ils continuaient à nous injurier et à tirer sur nous.
« Moi-même je tuai l’un d’un coup de feu. Après quoi, l’autre homme et la femme s’étendirent sur le trottoir, en dessous de nos fenêtres, et nous dûmes assister à leur agonie.
« Notre situation devenait fort dangereuse. Par les fenêtres, démunies de vitres par les explosions, les germes de la Peste émanés de ces deux cadavres allaient entrer librement. Le Comité Sanitaire fut invité à prendre les mesures qui s’imposaient et il répondit noblement à sa tâche. Deux hommes furent désignés pour sortir de l’École et emporter les cadavres. C’était, pour eux, le sacrifice probable de leur vie. Car, leur besogne accomplie, ils ne devaient plus réintégrer notre refuge.
« Un des professeurs, qui était célibataire, et un étudiant, se présentèrent comme volontaires. Ils nous firent leurs adieux et nous quittèrent. Ceux-là aussi furent des héros ! Ils donnèrent leur vie pour que quatre cents autres personnes pussent vivre. Ils sortirent, restèrent un moment debout près des deux corps, en nous regardant, pensifs, puis ils agitèrent leurs mains en un dernier adieu et ils partirent lentement vers la ville en flammes, en traînant chacun un des deux morts.
« Tant de précautions furent superflues. Le lendemain matin, la Peste fit parmi nous sa première victime : une petite nurse attachée à la famille du professeur Stout. L’heure n’était point de faire du sentiment. Espérant qu’elle était la seule atteinte, nous lui intimâmes l’ordre de s’en aller et la poussâmes dehors. Elle obéit et s’éloigna à pas lents, en se tordant les mains de désespoir et en sanglotant lamentablement. Nous n’étions pas sans ressentir toute la brutalité de notre acte. Mais qu’y faire ? Pour sauver la masse il fallait sacrifier l’individu.
« Nous n’étions pas au bout. Dans un des laboratoires de l’École, trois familles avaient conjointement élu domicile. Au cours de l’après-midi, nous trouvâmes parmi elles quatre cadavres et, à des degrés divers, sept cas de peste.
« De cet instant, l’horreur s’installa dans la maison. Abandonnant les corps là où ils étaient tombés, nous contraignîmes les survivants de ces familles à s’isoler dans une autre pièce. Les trois familles étaient contaminées et, dès que le symptôme de la Peste apparaissait, nous enfermions les victimes dans une chambre d’isolement. Et les gens devaient s’y rendre d’eux-mêmes, sans que nous eussions à les toucher. Cela soulevait le cœur.
« Mais la Peste continuait à gagner. Toutes les chambres isolées s’emplissaient successivement de morts et de mourants. Ceux qui étaient sains encore, abandonnant le premier étage, se retirèrent au second. Puis ils montèrent au troisième, devant cette marée de la mort qui, chambre par chambre, étage par étage, submergeait tout l’édifice.
« L’École devint bientôt un charnier et, au cours de la nuit suivante, les survivants l’abandonnèrent, n’emportant rien d’autre avec eux que des armes, des munitions et une lourde provision de conserves.
« Nous campâmes d’abord dans la grande cour et, tandis que les uns montaient la garde autour des provisions, les autres partaient en exploration dans la ville, à la recherche de chevaux et de voitures, ou charrettes, d’automobiles, ou de tout autre véhicule qui nous permettrait d’emporter avec nous le plus de vivres possible. Puis, comme nous l’avions vu faire aux bandes d’ouvriers, nous tenterions de nous frayer un chemin vers les campagnes.
« J’étais un de ceux qui furent envoyés en éclaireurs et le Docteur Hoyle, se souvenant que son automobile personnelle était demeurée dans son garage, me pria d’aller la quérir.
« Nous marchions deux par deux et Dombey, un jeune étudiant, m’accompagnait. Il nous fallait parcourir un demi-mille environ à travers la ville, afin d’arriver à l’ancien domicile du Docteur Hoyle. Dans ce quartier, les maisons étaient séparées les unes des autres par des jardins, des arbres et des pelouses, et le feu, comme pour se jouer, avait détruit au hasard.
« Tantôt toute une suite de maisons, incendiées par les flammèches qu’y avait secouées le vent, avait brûlé. Plus loin, d’autres maisons étaient demeurées complètement intactes.
« Là, comme ailleurs, les pillards étaient à l’œuvre. Dombey et moi, nous tenions à la main, bien en vue, nos pistolets automatiques, et nous avions la mine si décidée et si mal commode que pas un de ceux que nous rencontrâmes ne se risqua à nous attaquer.
« La maison du Docteur Hoyle ne paraissait pas avoir été touchée encore par l’incendie. Mais la fumée s’en échappa, au moment juste où nous pénétrions dans le jardin.
« Le bandit qui avait allumé le feu, après avoir descendu l’escalier en titubant, ivre et des bouteilles de whisky, dont émergeaient les goulots, emplissant toutes les poches de ses vêtements, sortait du corridor intérieur et apparaissait sur le perron. Mon premier mouvement fut de décharger sur lui mon pistolet. Je ne le fis pas, et j’ai toujours regretté depuis de m’être abstenu.
« Flageolant et se parlant à lui-même, les yeux injectés de sang, deux entailles à vif dans son visage broussailleux et qui provenaient, sans nul doute de quelque verre brisé sur lequel il avait chu, cet individu était bien le spécimen le plus répugnant de la dégradation humaine.
« Comme il traversait la pelouse, afin de gagner la rue, il nous croisa et feignit de s’appuyer contre un arbre, pour nous laisser passer. Mais, juste au moment où nous nous trouvions en face de lui, il tira soudain son pistolet, visa et tua Dombey, d’une balle en pleine tête. C’était un meurtre gratuit, car nous ne le menacions pas et, l’instant d’après, je l’abattais moi-même. Mais c’était trop tard. Dombey était mort du coup, sans articuler un cri, et je doute qu’il se soit absolument rendu compte de ce qui lui arrivait.
« Abandonnant les deux corps, je courus jusqu’à l’arrière-face de la maison en feu, vers le garage où je trouvai effectivement l’automobile du Docteur Hoyle. Le réservoir était plein d’essence et je n’eus qu’à mettre la voiture en marche. Je revins avec elle, à toute vitesse, à travers la ville en ruines, jusqu’au campement des survivants.
« Les autres escouades revinrent à leur tour. Elles avaient été moins heureuses que moi. Le professeur Fairmead avait seul déniché un poney des Shetland. Mais la pauvre bête, attachée dans son écurie et abandonnée depuis plusieurs jours, était si faible, par défaut de nourriture et d’eau, qu’elle était incapable de porter aucun fardeau. Quelques-uns d’entre nous proposèrent de lui rendre la liberté, mais j’insistai pour que nous emmenions l’animal, afin qu’en cas de besoin il pût nous servir de nourriture.
« Nous étions quarante-sept quand nous nous mîmes en route. Parmi nous, beaucoup de femmes et d’enfants. Dans l’automobile prit place tout d’abord le Président de la Faculté, un vieillard que ces événements terribles avaient complètement brisé. Avec lui montèrent plusieurs jeunes enfants et la mère, très âgée, du professeur Fairmead. Wathope, un jeune professeur d’anglais, qui était grièvement blessé à la jambe, prit le volant.
Le reste de notre troupe allait à pied, le Professeur Fairmead tenant le poney par la bride. »