La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre 8


Tour de Rei sur l’emplacement de l’ancienne Ragès


CHAPITRE VIII


Audience royale. — Les neveux du chah. — Départ pour Véramine. — Campagne de Véramine. — La masdjed djouma de Véramine. — Une kalè (forteresse) sassanide. — Citadelle de Véramine. — Le ketkhoda rendant la justice. — Imamzaddè Yaya. — Les reflets métalliques. — La décoration en faïence. — Facéties royales. — Tour et mihrah mogols. — Imamzaddè Jaffary. — Retour à Téhéran. — Le platane de Tadjrich. — Mirza Nizam de Gaflary.


7 juin. — « Votre Majesté me permet-elle de lui présenter Madame et Monsieur Dieulafoy, deux de mes compatriotes arrivés récemment à Téhéran et auxquels elle a bien voulu accorder une audience ? a dit le docteur Tholozan.

— Comment ! ce jeune garçon est une femme ? a répondu le roi en persan.

— Oui, Majesté ; Monsieur et Madame Dieulafoy sont porteurs d’une lettre du ministre des Affaires étrangères adressée à la légation de France, et me sont vivement recommandés par des amis communs.

— Pourquoi, Madame, me dit le roi en français, n’avez-vous pas conservé les longues robes et les vêtements des dames européennes ?

— Parce que je voyage ainsi plus facilement et que je passe toujours inaperçue. Votre Majesté n’ignore pas combien, dans les pays musulmans, il est difficile aux femmes de paraître en public à visage découvert : à cet égard il me semble que les coutumes et les lois religieuses sont encore plus scrupuleusement suivies en Perse que partout ailleurs.

— C’est exact. Quel chemin avez-vous pris pour venir à Téhéran ?

— Celui de Tauris.

— Vous n’avez pas fait ce long trajet a cheval ?

— Pardon, Sire, je ne saurais me tenir accroupie dans un kadjaveh et souffrirais beaucoup de la longue immobilité conséquence de ce genre de locomotion.

— Où allez-vous maintenant ?

— À Ispahan, Chiraz, Firouzabad, et de là à Bagdad, Babylone et Suse.

— Vous mettrez des années à suivre un pareil itinéraire. Aurez-vous la force d’effectuer ce voyage ? cela me paraît bien douteux. Avant de venir en Perse, avez-vous déjà parcouru l’Orient ?

— J’ai visité l’Algérie, l’Egypte et le Maroc.

— Et partout vous avez voyagé sous ce costume ?

— Le plus souvent, mais je l’ai adopté d’une manière définitive depuis mon départ pour la Perse.

— Vous avez très bien fait. Dans nos pays une femme ne peut sortir à visage découvert sans ameuter la population. Cela paraît vous surprendre ? Croiriez-vous par hasard que, si une Persane voilée et revêtue de son costume national se rendait en Europe et se promenait sur les boulevards de Paris, la foule ne se précipiterait pas sur son passage ? Les Français n’auraient cependant pas les mêmes excuses que mes sujets, car bon nombre de ceux-ci passent souvent leur existence entière sans voir d’autres femmes que leurs parentes les plus rapprochées.

« Savez-vous peindre ? me demande le roi à brûle-pourpoint.

— Non, Sire.

— C’est dommage, j’aurais bien voulu me faire représenter à cheval. Tous mes portraits sont détestables ; j’ai fait faire mon buste à Paris, mais les princes n’en sont pas contents. »

« Quelles sont vos occupations en France ? reprend alors Nasr ed-din en s’adressant à mon mari ; étiez-vous dans l’armée pendant la guerre de 1870 ?

— Oui, Sire, dans l’armée de la Loire.

— Vous étiez commandé par le général d’Aurelle de Paladines, continue le roi, qui paraît avoir très présents à la mémoire les détails de la campagne de France. Que venez-vous faire en Perse ?

— J’ai mission d’étudier les ruines des monuments élevés par Kaï Kosro, narab et Chapour.

— Lisez Firdouzi : vous trouverez dans le Chah Nameh de précieux renseignements. En quoi ces constructions peuvent-elles intéresser la France ? » Puis, changeant tout à coup d’idées :

« Connaissez-vous M. Grévy ? Connaissez-vous Gambetta ? Comment va M. Grévy ? Je l’ai en grande amitié et désire lui faire savoir que j’ai demandé de ses nouvelles. Quel âge avez-vous ?

— Trente-sept ans.

— Vous paraissez bien plus âgé », reprend le roi avec une franchise dépouillée d’artifice.

Le docteur Tholozan représente alors au chah que mon mari vient d’être malade et qu’il sort pour la seconde fois.

« En ce cas, haakim (médecin), il te faut guérir ton ami : tu t’en acquitteras à merveille. » Puis, se tournant vers nous : « Je vous reverrai avec plaisir. N’oubliez pas de faire savoir à M. Grévy que je suis son ami. »

Le roi indique alors d’un signe de main que l’audience est terminée. Nous nous reculons, faisons nos trois saluts, Nasr ed-din se dirige vers une allée transversale et continue sa promenade.

Au dire de son entourage, le chah s’est montré très affable. Les yeux du monarque regardent franchement, et ses lèvres en souriant découvrent de belles dents blanches. Il parle assez bien le français et n’a eu recours, en causant avec nous, ni à son premier interprète, Saniet Dooulet, ni au docteur Tholozan. Seulement, quand nous ne saisissions pas très vite ses demandes et la signification de ses phrases, d’une construction quelque peu bizarre, ses narines se relevaient avec vivacité et produisaient une contraction des muscles de la face qui lui donnait un aspect félin.

8 juin. — Le roi m’a fait demander de faire la photographie des enfants de sa sœur, ses neveux les plus chéris. Je me suis empressée de me rendre à ses désirs. Ils sont gentils tous deux et représentent bien le type des petits princes persans : il cinq et sept ans, déjà pleins d’orgueil et se mouvant avec cet air solennel qu’affectent les personnages puissants ou les grands seigneurs. La fillette s’appelle Massouine (Sainte) ; elle est vêtue d’une redingote de velours grenat brodé d’or, sa tête est couverte d’un chargat (foulard) de soie verte, une rivière de gros diamants accrochée sur les tempes encadre l’ovale de la figure, trois grosses broches en brillants forment diadème. Les yeux sont entourés d’un large cercle noir, et les

Neveu et nièce du Chah

sourcils, accentués par un trait vigoureux, se réunissent au-dessus du nez et se prolongent jusque sous le chargat. Autour des poignets, la petite princesse porte des perles d’un superbe orient, enfilées sur des cordes de chanvre ; une multitude de bagues parent ses petits doigts effilés. Son frère Houssein est vêtu, comme le chah, d’une koledja de cachemire et d’un pantalon de coutil blanc.

Les enfants ne portent pas ici, de même qu’en Europe, des costumes de forme spéciale : garçons et fillettes sont habillés comme des hommes ou des femmes ; la mode établit seulement quelque distinction entre la coiffure des vieillards et celle des jeunes gens. Dans certaines provinces les gens âgés mettent le turban de préférence au kolah, et en tout lieu se peignent la barbe avec du henné. Cette teinture donne aux poils blancs une couleur rouge du plus singulier effet.

Véramine, 14 juin. — Nous avons renoncé à aller à Damghan, où se trouvent, paraît-il, d’intéressants monuments guiznévides. Les caravanes ont apporté de graves nouvelles : la peste bubonique s’est déclarée du côté de Mechhed et a causé d’épouvantables ravages dans les villages. Forcés d’abandonner notre projet, nous nous sommes dirigés vers le pays de Véramine, situé à douze farsakhs environ de Téhéran, avant de prendre d’une façon définitive la route du sud.

Au sortir de la capitale on traverse d’abord les murs de l’ancienne Heï, située au pied de la chaîne de l’Elbrouz, et, après avoir laissé sur la droite une tour seljoucide que nous avons étudiée avec intérêt, et sur la gauche un dakhmas (cimetière guèbre), où les cadavres des

une case de cimetière guèbre


sectateurs de la religion de Zoroastre sont donnés en pâture aux oiseaux de proie, afin que, selon les rites sacrés, la pourriture humaine ne souille ni la terre ni les eaux, nous atteignons une seconde tour, que couronnent les débris d’une inscription coufique. Au delà des vieilles fortifications de la ville s’étendent des jardins entourés de murailles en pisé, où se réfugient aux approches de l’été les andérouns des grands personnages de Téhéran. Ces installations sont très recherchées à cause du voisinage du tombeau de chah Abdoul-Azim, signalé au loin par sa coupole dorée, ses bois de platanes et d’ormeaux. En apercevant ce sanctuaire vénéré, les tcharvadars se mettent à causer et déplorent l’amoindrissement des privilèges de la religion depuis l’arrivée des Faranguis en Perse. « Autrefois, disent-ils, le criminel avait il Chah-Abdoul-Azim un refuge inviolable, il pouvait y passer sa vie entière entretenu aux frais de la mosquée ; aujourd’hui, quand le roi l’ordonne, les mollahs ne donnent aucune nourriture au coupable réfugié dans le sanctuaire, et le réduisent à mourir de faim ou à quitter de lui-même cet asile protecteur.» Pendant que nos gens se lamentent du tort fait aux assassins, nous nous rapprochons de la montagne et suivons les premiers contreforts du Démavend, dont la cime neigeuse, empourprée par les rayons du soleil couchant, se détache sur un ciel de couleur orange et sur les masses gris ardoisé de la montagne.

À trois farsakhs de Téhéran le paysage change brusquement d’aspect ; de nombreux kanots, reconnaissables aux longues files de remblais coniques, descendent dans la plaine jaunie par les blés déjà mûrs.

Malgré la nuit on aperçoit de tous côtés, aux rayons brillants de la pleine lune, des villages perdus dans la verdure et des bandes d’ouvriers occupés aux travaux de la moisson. Les hommes, armés de faucilles, abattent de larges sillons, tandis que les femmes et les enfants, s’avançant en foule derrière eux, forment les javelles. La chaleur est si intense pendant le jour qu’il serait impossible aux ouvriers de faire tomber l’épi sans l’égrener ; aussi les nomades, qui à la fin du printemps viennent offrir leurs services aux propriétaires, passent-ils toute la journée endormis sous de larges auvents formés de nattes de paille fixées à des perches, et commencent-ils leurs travaux lorsque le ciel s’illumine de cette profusion d’étoiles dont les profanes ne soupçonnent même pas l’existence dans nos contrées brumeuses.

Sous l’influence de la fraîcheur la campagne semble rendue à la vie, mille bruits se font entendre. Les chants des moissonneurs, les aboiements des chiens au passage des caravanes, les hennissements des chevaux, les monotones romances des cigales donnent à la plaine une animation qui contraste avec le silence des villes à cette heure avancée.

Nos muletiers, blasés sur la beauté des nuits de Perse, se sont endormis en marchant ; surprise vers une heure du matin de ne pas être encore arrivée, je les interroge, et ils répondent à mes questions en m’assurant qu’ils ont pris un raccourci. En langage de tcharvadar, prendre un raccourci équivaut à perdre sa route ; peu après cet entretien nous sommes effectivement arrêtés par de petits canaux à ciel ouvert s’entre-croisant comme les fils d’un écheveau ; las de les côtoyer sans arriver à trouver un passage guéable, et comprenant à leurs nombreux faux pas que nos chevaux se plaignent à leur manière de cette longue marche dans des terrains détrempés, nous prenons le parti d’atteindre un hameau voisin signalé par les aboiements des chiens de garde.

Au bruit de notre caravane s’engageant, dans la rue, les hommes montrent prudemment au-dessus des murs l’extrémité du bonnet d’indienne rembourré de coton dont se parent pendant la nuit les villageois, et interpellent avec inquiétude nos domestiques.

« Que vient faire à pareille heure dans le village cette petite troupe à la tête de laquelle nous apercevons des cavaliers armés ?

— Nous avons perdu notre chemin, répliquent les muletiers, et nous voudrions bien, de peur des voleurs, mettre nos bêtes en sûreté, au lieu de camper dans les champs. »

Sur cette belle et tranquillisante réponse, dans laquelle il n’est même pas question des voyageurs, on nous signale la maison du ketkhoda, la plus vaste du village, où les mulets trouveront, paraît-il, une hospitalité digne d’eux. Le tcharvadar frappe a la porte indiquée ; elle s’ouvre, et nous pénétrons, après avoir longtemps parlementé, dans une galerie sombre conduisant au jardin. Sous les arbres s’étend, carrelé, en briques cuites, un large parvis servant en été de chambre à coucher. Prudents ou frileux, les habitants de cette demeure ne se sont pas encore aventurés sur leurs terrasses. La nuit est si claire qu’on distingue nettement les traits de tous les dormeurs allongés les uns auprès des autres sur leurs couvrepieds pliés en quatre doubles.

La meilleure place sur le dallage est mise à notre disposition ; le ketkhoda, surpris tout d’abord de nous entendre exprimer des doutes sur la salubrité d’un aussi bel emplacement, fait ouvrir, les portes du talar. Le campement est bientôt organisé, et tout rentre dans le silence et le calme, interrompus par notre arrivée.

15 juin. — À l’aurore Marcel donne l’ordre de se remettre en route, afin de profiter des heures les plus fraîches de la matinée. La caravane traverse d’abord les nombreux canaux qui, la veille, ont arrêté sa marche et se dirige vers une bande rougeâtre signalant a l’horizon le commencement du désert. La campagne présente en cette saison un aspect d’une surprenante fertilité ; les champs, soigneusement cultivés sont coupés par de grands bouquets de verdure disséminés sur tous les points de la plaine ; à perte de vue s’étendent des moissons

Panorama de Véramine

dorées et des plantations de pavots blancs tout en fleur. C’est le moment de la première récolte de l’opium. Les têtes déjà mûres sont légèrement incisées sur le côté avec un instrument tranchant, et la liqueur qui s’en écoule est recueillie dans une tasse attachée au doigt du paysan chargé de ce travail. Ces incisions, renouvelées trois fois de quinzaine en quinzaine, laisseront écouler tout le suc de la plante.

Au bout de quatre heures d’une marche difficile à travers des récoltes que nous sommes obligés de fouler aux pieds, à la grande colère des villageois, je distingue dans le lointain une haute tour couronnée d’un toit conique et la coupole émaillée d’une mosquée s’élevant au-dessus d’un fouillis de verdure sombre étendu sur plusieurs kilomètres de longueur. C’est le village de Véramine. Bientôt après l’avoir aperçu, nous nous engageons dans un chemin compris entre des jardins enclos de murs de terre.

Les cerisiers, les abricotiers, les pruniers et les pêchers, serrés en taillis impénétrables, mêlent leurs fruits si abondants, qu’ils dissimulent en partie le feuillage sous leurs grappes colorées. Des mûriers gigantesques sont habités par une multitude de gamins occupés à picorer les mûres blanches et rouges, grosses comme des œufs de pigeon, ou à les gauler légèrement et a les recueillir sur des nattes de paille étendues tout autour des arbres ; à l’abri de haute futaie s’étalent des touffes de grenadiers aux fruits verts et aux fleurs rouge sang.

Véramine, pays essentiellement agricole, n’a pas de caravansérail convenable ; mais le docteur Tholozan n’a rien oublié et nous a pourvus de si pressantes recommandations, que le ketklioda s’est empressé de mettre à notre disposition une partie de sa maison. La chaleur est extrême au moment de notre arrivée ; néanmoins, les visites de politesse échangées, nous poussons une reconnaissance du côté de la masdjed djouma, superbe édifice aujourd’hui ruiné et dans lequel on ne fait plus la prière faute de trouver un emplacement où l’on puisse invoquer Allah sans risquer de recevoir un pan de mur sur la tête. Grâce a cet état de délabrement, il est permis aux infidèles d’entrer dans la mosquée et de se faire écraser tout à l’aise, si cela leur est agréable.

La Masjed Djoumade de Véramine (vue extérieure)


Le monument est situé a quelque distance du village, au milieu de champs aujourd’hui couverts d’une épaisse végétation de broussailles et d’herbes piquantes.

Une façade ornée de ravissantes mosaïques de faïence de deux bleus précède la grande cour placée au-devant de l’entrée du sanctuaire ; l’éboulement de l’une des parties latérales de la construction permet d’embrasser d’un seul coup d’œil un édifice rappelant de très près dans ses grandes lignes la masdjed Chah de Kazbin. La salle du mihrab, enrichie d’admirables panneaux de fleurs en relief traités avec une hardiesse et une sûreté de main surprenantes, attire surtout notre attention. Comme à Kazbin, on retrouve dans l’intérieur de cette salle les mêmes pendentifs permettant de passer sans transition brusque du plan carré au plan octogonal et,de ce dernier, à la forme circulaire de la coupole. Les parements de maçonnerie de briques sont rejointoyés en blanc et ornés de joints verticaux larges de quatre centimètres, au milieu desquels sont sculptées en creux, avec la pointe de la truelle, des arabesques dessinant un semis à motifs multiples régulièrement disposés et du plus heureux effet. Tout cet ensemble est imposant et d’un goût très pur.

En montant sur les maçonneries éboulées, on atteint une galerie sans parapet qui fait le tour de la coupole.

De ce point le regard embrasse toute la plaine. Au sud, du côté du désert, se présente la lande sans bornes, rouge comme le soleil couchant ; au nord, entre la mosquée et la montagne, on aperçoit les murs de terre d’une immense kalè (forteresse) ; autour de cette enceinte, sur un rayon de sept à huit kilomètres, s’étend une ceinture de forts détachés, comparables aux ouvrages disposés en avant de nos places de guerre. Le village lui-même est dominé par une citadelle en assez bon état de conservation et sans doute utilisée dans l’ancien système de défense. Il serait intéressant de pousser plus loin notre promenade, mais la nuit tombe et nous devons mettre notre vie en harmonie avec celle des villageois. En été chacun ici se couche et se lève avec le soleil ; le soir on sort des maisons les couvre-pieds, les oreillers et les couvertures, on les étend sur les terrasses ou dans

La Masjed Djouma de Véramine (vue intérieure)

les jardins et l’on s’endort dès que la nuit est close. A l’aube, les rayons du soleil et les mouches réveillent les plus paresseux ; à quatre heures toute la population du village est sur pied et vaque à ses occupations jusqu’à huit heures du matin. La chaleur devient alors si intense qu’on se retire dans les maisons, où l’on s’abandonne aux douceurs du sommeil. Ce repos est sacré, et l’après-midi on doit même s’interdire de donner des ordres aux domestiques, toujours plus mécontents d’être dérangés pendant leur sieste que durant le repos de la nuit. Vers le soir l’air se rafraîchit et la vie reprend son cours normal.

16 juin. — A l’aurore, les chevaux sont sellés ; nous allons visiter la kalè centrale. C’est une vaste enceinte rectangulaire bâtie en matériaux de terre crue et flanquée de tours défensives, distantes de trente mètres les unes des autres. La forme des matériaux n’est plus apparente, et les murs de terre paraissent construits, comme ceux de Kouyoundjik ou de Khorsabad, avec des briques posées encore humides les unes au dessus des autres et agglomérées au point de composer une masse compacte. Ce procédé de construction n’ayant jamais à ma connaissance été employé par les musulmans, nous nous trouvons sans doute en présence d’un ouvrage sassanide plus ancien que les remparts de Reï. D’après les traditions locales, l’origine de cette fortification remonterait au temps de Féridoun, héros favori des anciens poètes persans dont le nom légendaire a été chanté par Firdouzi. Ces renseignements sont peu concluants ; je dois cependant m’en contenter, car on ne découvre à l’intérieur de l’enceinte ni mur ni tumulus dont l’examen ou les fouilles puissent fournir des données certaines sur l’âge et l’histoire de la fortification. Marcel incline à croire que cette kalè, pourvue de kanots qui amenaient en tous points une eau fraîche et limpide, est un ancien camp retranché. Tout autour de l’enceinte nous visitons les forts isolés que nous avons

aperçus hier du haut de la masdjed djouma. Situés sur des tumulus très élevés et composés
Citadelle de Véramine
de quatre tours massives flanquant des courtines fort épaisses à leur base, ces ouvrages étaient destinés à compléter un système de défense formidable dirigé contre les invasions venues du Khorassan. Le plus grand d’entre eux et le mieux conservé se trouve dans le village ; il est de forme carrée et construit en matériaux de terre ; l’inclinaison considérable donnée aux parements extérieurs des tours et des courtines rappelle le front des pylônes primitivement élevés en briques crues et auxquels les Égyptiens conservèrent des formes devenues hiératiques quand ils construisirent en pierre les temples de leurs dieux.

La citadelle de Véramine était entourée d’un large fossé et d’un chemin couvert dont on ne retrouve pas de traces dans les autres ouvrages. Les murs, d’origine très ancienne, ont été revêtus d’un parement de briques crues à une époque postérieure à la construction des forts isolés. Il est donc à supposer que la citadelle ne différait en rien des autres kalès, et que les défenses accessoires furent élevées par les Seljoucides ou leurs premiers successeurs afin de rendre imprenable la résidence du gouverneur de la contrée. Le nom de kasr (château) donné au fort semble confirmer cette hypothèse.

17 juin. — La température est très élevée. Bien que le soleil fût près de l’horizon quand nous sommes allés tirer aux cailles et aux alouettes, si nombreuses dans les champs de blé, le vieux Phébus nous a mis en un tel état, que nous avons fait serment de ne plus affronter à l’avenir la chaleur du jour.

À peine de retour au logis, un bruit confus se fait entendre ; des cris, des imprécations retentissent au dehors, et notre habitation, en général si tranquille, est envahie. C’est aujourd’hui que le ketkhoda rend la justice.

L’ourf ou loi coutumière est appliquée par le roi, mais le monarque délègue son autorité à ses lieutenants, aux gouverneurs de province, aux percepteurs d’impôts et aux chefs de village chargés de juger les cas de simple police. Les ketkhodas ont le droit d’infliger de légères punitions, telles que la bastonnade, ou d’imposer des amendes. Si la faute est grave, le coupable doit être conduit devant le gouverneur de la province, dont les pouvoirs sont plus étendus ; toutefois ces hauts personnages ne peuvent condamner à la peine de mort, ce droit étant réservé au chah et, sous la réserve d’une délégation spéciale, aux princes de sang royal. La procédure dans les affaires sans gravité est très simple ; les jugements sont rapidement rendus, mais les frais, nuls en apparence, deviennent souvent très onéreux à cause des pichkiach (présents) que les parties envoient aux juges dans l’espoir de les corrompre.

La cour de la maison du ketkhoda sert de prétoire ; au milieu se trouve une plate-forme carrelée, flanquée à droite et à gauche de deux petits jardins, dont l’un ne forme qu’un énorme bouquet de passe-roses et l’autre une touffe de grenadiers chargés de fleurs. À cinq heures du soir on ouvre un kanot, l’eau inonde le parterre ; un serviteur saisit alors une sébile de bois, arrose la plate-forme, où l’on ne pourrait s’asseoir, tant elle est brûlante, si l’on n’avait soin de prendre cette précaution préliminaire, et, dès que le carrelage est sec et bien balayé, il apporte un tapis de feutre brun et un ballot de couvertures enveloppées dans une toile de coutil. Le ketkhoda descend du talar, s’accroupit sur le feutre, appuie son dos contre les literies et invite le mirza (secrétaire) à s’asseoir à ses côtés. Vis-à-vis du principal juge prennent place deux conseillers, installés comme lui. Des domestiques allument les lalès (candélabres surmontés d’une tulipe de verre destinée à empêcher le vent d’éteindre les bougies), luxe superflu, car la lune ne va pas tarder à paraître et donnera une telle clarté, qu’il ne sera pas besoin de lumière artificielle pour lire et écrire tout à l’aise. Ces préparatifs terminés, les plaignants sont amenés à la barre. Le demandeur parle le premier, développe son affaire dans un discours modéré, entremêlé toutefois de quelques perfides insinuations à l’adresse de son adversaire ; celui-ci garde tout en écoutant une parfaite indifférence et, quand son tour est venu, plaide avec un calme parfait. La cause est entendue. Le ketkhoda, après avoir consulté ses conseillers, applique la loi et rend un jugement généralement sans appel ; les deux adversaires, se départant alors de leur bonne tenue, se retirent en s’injuriant, et terminent la querelle à coups de poing dès qu’ils ont franchi la porte du jardin.

Les petits procès auxquels nous assistons sont peu variés : ils roulent à peu près tous sur des vols de volailles, ou bien sur l’inexécution de contrats passés entre des propriétaires et des ouvriers engagés à l’année. Ces misérables valets, après s’être fait entretenir tout l’hiver, ont abandonné leur maître au moment de la moisson afin de gagner double paye ailleurs. Les sentences me semblent équitables. Celui qui a volé une poule est condamné a en rendre deux en échange ; s’il n’a pas.de poules, il remettra à la partie lésée quatorze chaïs (quatorze sous), valeur de ces intéressants volatiles. J’étais loin de me douter de ce prix modeste lorsque je réglais les comptes de notre achpaz bachy (cuisinier en chef).

Quant à l’ouvrier qui a manqué à ses engagements, il rentrera chez le maître qui l’a nourri toute l’année ou recevra des coups de bâton : il a le choix.

La séance devient maintenant tout à fait attachante. A l’audience précédente, une cause des plus graves a été appelée : un jardinier du village, nommé Kaoly, est allé, la semaine dernière, porter à Téhéran plusieurs charges de fruits et de concombres. Pu is, ayant repris le chemin de Véramine avec plusieurs collègues, il a eu la maladresse de se laisser voler son vêtement pendant le voyage. Dès son retour au village, Kaoly s’est rendu chez le magistrat pour lui faire part de ses soupçons : « J’ai fait route avec Hezza, Ali, Houssein, Ismaïl et Yaya ; je me suis endormi pendant que les ânes se reposaient, et au réveil j’ai cherché en vain ma belle koledja ; seuls mes compagnons peuvent avoir dérobé cet habit. »

Immédiatement appelés, les paysans sont arrivés fort émus et ont cherché à prouver leur innocence.

Le ketkhoda a ordonné à son mirza de couper cinq jeunes pousses de même longueur à un grenadier, arbre magique comme chacun sait, et a prescrit aux accusés de les rapporter à la prochaine audience. « La branche, a-t-il ajouté, s’allongera entre les mains du coupable. »

Ce soir, tous les assistants attendent avec un vif intérêt la solution de cette affaire. Les cinq prévenus sont introduits, remettent leur pousse de grenadier au juge ; celui-ci les soumet à un examen attentif, puis, prenant la parole : « Yaya, tu es un coquin, tu as volé la koledja. — Grâces soient rendues à Dieu, ce n’est pas vrai ! — Tu mens, puisque tu as coupé un morceau de ta branche, espérant éviter ainsi qu’elle ne devint plus longue que celles de tes compagnons. Kaoly, rends-toi avec un golam (soldat) au domicile de Yaya ; le voleur te rendra ton vêtement et reviendra ensuite recevoir vingt coups de bâton. »

Sur cette juste sentence, la séance est levée, on ferme les portes, et le ketkhoda, afin de réparer ses forces, fait apporter le dîner. Après avoir vu Thémis dans tout l’appareil de sa gloire, nous allons l’admirer dépouillée de prestige et mangeant avec ses doigts.

Les serviteurs placent sur le sol un madjmoua (plateau circulaire de la grandeur d’une table) ; les plats posés au milieu sont peu nombreux, mais d’aspect réjouissant.

Au centre s’élève une volumineuse montagne de pilau mêlé d’herbes fines, de courges coupées en morceaux, et accompagné de lait aigre ; des croquettes de mouton font pendant à des volailles nageant dans une sauce destinée à humecter le riz ; entre ces deux plats on a disposé, d’un côté, une pile de concombres, et, de l’autre, des couches de pain minces comme des crêpes, superposées sur vingt ou trente épaisseurs. Les verres, les assiettes, les couteaux, les carafes, les fourchettes sont choses inconnues : à peine y a-t-il à Téhéran cinq ou six grands personnages sachant se servir de ces instruments civilisés.

On raconte même à ce sujet que, trois mois avant son premier voyage en Europe, le chah se fit donner des leçons de fourchette ; son éducation ayant été des plus laborieuses, il eut la fantaisie d’amuser l’andéroun aux dépens de ses ministres, et les invita, dans ce but, a venir dîner au palais. L’étiquette persane exigeant que le roi mange seul, il ne pouvait présider au festin et s’était caché avec ses favorites derrière un paravent, à travers les joints duquel on pouvait suivre des yeux les péripéties du banquet.

Les convives arrivèrent à l’heure dite, tout heureux de goûter aux merveilles de la cuisine

Imanzaddé Yaya

royale ; mais la cigogne invitée chez le loup ne lit pas plus triste figure que les Excellences en constatant que le dîner, préparé à l’européenne, devait être mangé avec des fourchettes. Les ministres tirent d’abord bonne contenance, s’assirent et mirent la meilleure volonté du monde à couper avec les couteaux et à maintenir au moyen de fourchettes les viandes placées sur leurs assiettes ; ils s’encourageaient les uns les autres et enviaient le sort de leurs collègues assez habiles pour se régaler sans se piquer la langue ou les lèvres. Le roi et ses femmes se réjouissaient à la vue de l’embarras général, quand l’une d’elles, voulant prendre la place de sa compagne, heurta le paravent. Un bruit épouvantable fit retourner tous les assistants : l’écran s’était abattu. Sauve-qui-peut général : les femmes non voilées ramènent par un mouvement instinctif leurs jupes sur leur figure sans songer aux suites de cette imprudente manœuvre, tandis que les convives, désireux de prouver à leur souverain la pureté de leurs intentions, mettent d’abord leur main devant leurs yeux, puis se jettent la face contre terre et se glissent sous la table.

À Véramine on mange avec les doigts, préalablement lavés au-dessous d’une aiguière. Tous les convives, maîtres et serviteurs, s’agenouillent en rond autour du plateau, relèvent leur manche droite jusqu’au coude, appuient le bras gauche sur leur poitrine de manière à retenir les vêtements et portent la main au plat avec une égale précipitation. Chacun prend autant de pilau que la paume de sa main peut en contenir, serre le riz en le pétrissant, saisit ensuite dans tous les plats les morceaux de viande qu’il préfère, les fait glisser avec le pilau, forme de ce mélange une boule, qu’il trempe parfois dans du lait aigre, et, quand elle est à point, ouvre une large bouche et engloutit cet étrange amalgame, presque sans le diviser avec les dents. Si la boule est trop volumineuse, on voit les dîneurs allonger le cou à la manière des chiens qui s’étranglent afin de comprimer l’œsophage et de faire glisser la pâtée au fond de l’estomac. Il n’est pas dans les habitudes de causer ou de boire pendant les repas. Que deviendrait la part du bavard ou du paresseux ?

Tour décapitée à Véramine

Quand le dîner, dont la durée n’a pas dépassé dix minutes, est fini, les bassins et le plateau sont emportés, et l’on fait passer un saladier rempli de serkadjebin (vinaigre aromatisé avec de l’eau de roses), que l’on prend dans de profondes cuillers de bois délicatement travaillées, puis chacun lave ses mains, fume un kalyan, fait la prière, étend ses couvertures à terre, s’allonge et s’endort. Qu’un doux sommeil et des songes heureux soient le partage des juges de Véramine !

18 juin. — Ce matin nous avons visité l’imamzaddè Yaya, un des monuments les plus intéressants de la contrée, mais aussi le seul qui soit fermé et gardé.

Il est lambrissé à l’intérieur de belles faïences à reflets métalliques. Quelques parties de ce revêtement ont été dérobées et vendues à Téhéran à des prix très élevés ; à la suite de ces vols, l’entrée du petit sanctuaire a été interdite aux chrétiens, et cette défense est d’autant mieux observée que les chapelles sanctifiées par les tombeaux des imams sont, aux yeux des Persans, revêtues d’un caractère plus sacré que les mosquées elles-mêmes. Nous faisons exception à la loi commune, le chah ayant bien voulu, dans l’intérêt des études de Marcel, nous autoriser à franchir le seuil du sanctuaire. À la vue de l’ordre royal, le ketkhoda a chargé son frère de nous accompagner ; sa présence n’a pas été inutile. Au moment où nous sommes arrivés, la garde de la porte était confiée à des paysans armés de bâtons, entourant un mollah coiffé du turban blanc réservé aux prêtres.

L’imamzaddè Yaya a été construit à trois époques différentes ; la mosquée est seljoucide et date du douzième siècle, mais elle comprend dans son ensemble un petit pavillon très ancien à toit pointu dont les formes rappellent l’Atabeg Koumbaz de Narchivan. Cette enclave remonte sans doute au temps des Guiznévides, ainsi que l’indique le travail fait pour raccorder les diverses parties du monument et souder entre elles les maçonneries anciennes et nouvelles. Toutes les faïences à reflets métalliques du mihrab, du lambris et du tombeau ont été posées bien après la construction du deuxième imamzzaddè, et l’on a dû, afin de les placer, détruire une partie de la décoration primitive. Cette constatation est du plus haut intérêt, car elle détermine d’une manière positive l’époque exacte à laquelle furent produits en Perse les plus beaux reflets métalliques. Si je m’en rapporte aux renseignements pris à Téhéran et à notre impression personnelle, il n’est pas possible d’obtenir des émaux plus purs et plus brillants que ceux de l’imamzaddè Yava.

Les faïences à reflets métalliques peuvent se diviser en trois classes : les premières sont à peine jaunes ; celles de la seconde catégorie ont la teinte du laiton ; les dernières, plus foncées, ont la couleur du cuivre rouge. Pour qu’une plaque soit vraiment belle, il faut que le reflet soit de couleur uniforme et franchement métallisé ; lorsque la cuisson n’est pas complète, les oxydes ne se réduisent pas et la brique reste pâle ; quand, au contraire, l’intensité du feu a été trop vive, l’émail est brûlé, la brique devient brune et terne. Aussi de tous les reflets ceux qui se rapprochent des deux extrêmes, tout en restant métalliques, sont les plus estimés. La teinte la plus claire paraît même la plus prisée des Persans.

La réunion de toutes ces qualités dans les étoiles, les croix ou les membres d’architecture composant le lambris, le sarcophage et le mihrab, donne une inappréciable valeur artistique aux carreaux et aux frises de Véramine, qui l’emportent comme coloris et comme émail sur les

Mirhab a Véramine


faïences hispano-mauresques et sur les faïences italiennes ainsi qu’un original sur une copie. Les revêtements de la salle du tombeau ont été posés après la chute de la dynastie des Seljoucides et sont, par conséquent, contemporains de la domination des Atabegs de l’Azerbeïdjan, ou des premiers Mogols, maîtres de la Perse dès le milieu du treizième siècle.

19 juin. — L’intérêt spécial qui s’attache aux monuments de la contrée est dû aux remarquables spécimens de l’architecture persane groupés autour du village. On peut étudier ici, dans toutes ses manifestations, l’histoire de l’art monumental au Moyen Age, c’est-à-dire depuis l’avènement de la dynastie des Seljoucides jusqu’à la chute des Mogols. Il n’est pas jusqu’à la petite tour décapitée, à laquelle est joint un délicieux modèle de mihrab encadré d’une inscription en faïence bleu turquoise gravée sur un fond de terre cuite, qui ne serve de transition toute naturelle entre les monuments mogols et ceux qui furent construits plus tard sous les dynasties des Moutons Blancs et des Moutons Noirs, spécialement représentés par la mosquée Bleue de Tauris.

Depuis longtemps Marcel est revenu de cette idée préconçue, emportée pour ainsi dire avec ses bagages, que la décoration de faïence d’un bon style était exécutée au moyen de carreaux appliqués en revêtement. Le carreau est une œuvre de décadence.

Le plus ancien monument que nous ayons visité, c’est-à-dire le petit pavillon guiznévide joint à l’imamzaddè Yaya, ne présente dans sa décoration aucune trace d’émail. Tous les ornements superficiels sont exécutés en briques entières, posées de champ.

Sous les Seljoucides, le caractère de la construction change peu ; on commence néanmoins à voir apparaître dans les parements quelques rehauts de faïence bleu turquoise appliqués directement sur la tranche des briques ; mais ces rehauts sont encore très rares et distribués avec parcimonie.

Vers 1350 les dessins se compliquent et les — couleurs se multiplient ; enfin, à l’époque où nous reporte la tour de Véramine, on intercale dans les frises des briques carrées, sur lesquelles sont tracées en relief des lettres émaillées, afin de simuler, sans grande dépense, le travail très délicat exécuté jusqu’alors en mosaïque.

La construction de la mosquée Bleue de Tauris ouvre une ère nouvelle à la décoration ; les combinaisons géométriques ont perdu toute valeur artistique par la complication même de leur tracé ; les architectes, en quête de nouveauté, substituent aux lignes droites qui servaient à composer les mosaïques une ornementation plus libre, puisant surtout dans le règne végétal ses formes élémentaires ; mais, s’ils modifient les tracés, ils ne touchent point au système, c’est-à-dire que chaque pétale, chaque fleur sont découpés dans des briques épaisses juxtaposées les unes à côté des autres de manière à former une véritable marqueterie. La décadence commence sous les Séféviehs.

Pendant le règne de chah Tamasp, le restaurateur malheureux du tombeau de chah Khoda Bendeh et de la masdjed Chah à Kazbin, les briques sans émail, jugées indignes de figurer dans les édifices royaux, ne sont plus utilisées qu’à titre de matériaux ou dans les encadrements. La conséquence de cet emploi abusif des surfaces émaillées se fait bientôt sentir. A la mosaïque, trop coûteuse pour être exécutée sur de grandes superficies, on substitue des carreaux plats sur lesquels on reproduit au pinceau les dessins formés autrefois par la juxtaposition des fragments colorés ; déjà à Tauris les maîtres mosaïstes ont ajouté au bleu clair, au bleu foncé et au blanc le noir, le jaune feuille morte et le vert ; sous le règne de chah Abbas, en même temps que l’usage des carreaux de faïence se généralise, la palette du décorateur se complète ; les panneaux perdent peu à peu la sobriété de tons et de lignes qui les a distingués jusque-là, les bonnes traditions tombent en oubli, le goût s’abâtardit. De transition en transition les peintres arrivent à composer soit de grands panneaux à fond blanc avec fleurs roses et rouges, soit des tableaux de bataille où le valeureux Roustem perce de ses flèches acérées les diables et les dives, soit enfin, dans les palais du roi et de ses fils, ces abominables soldats plus grands que nature, dont le dessin et la coloration barbares attestent la chute absolue d’un art autrefois si brillant et si décoratif.

Ainsi, il faut bien en prendre son parti, ces carreaux de faïence, que beaucoup d’artistes considèrent à l’heure actuelle comme le dernier mot de la décoration persane, sont des productions de la décadence. Il suffit d’ailleurs d’examiner les merveilleux chefs-d’œuvre de l’art du Moyen Age pour n’avoir plus de doute à ce sujet.

En revenant à Véramine, nous passons sur la principale place du village ; l’animation est grande : c’est jour de marché ; les paysans des environs sont venus vendre leur blé,

BERGER D'ASTERADBAD apporté à dos de mulet dans de grandes sacoches de poil de chèvre ; d’autres villageois ont amené des ânes chargés de poules attachées au bât par les deux pattes ; les femmes de tribu, à peu près dévoilées, mais fort sauvages, offrent aux passants des œufs ou des cucurbitacées ; enfin, un peu plus loin, se trouve l’important marché aux bestiaux, où l’on vend des moutons de tout âge, des chèvres et de ravissants petits ânes gris zébrés de noir. Quelques bergers descendus des montagnes qui forment le bassin de la mer Caspienne se sont étendus à l’ombre d’un mur de terre. Leurs traits durs et leur peau noire rappellent ceux des tribus turcomanes originaires d’Astérabad ; ils sont vêtus d’une koledja de coton vert pomme, coiffés d’un kolah de drap brun et tiennent à la main le bâton des pasteurs.

Chaque jour nous constatons avec surprise des analogies d’habitudes et des similitudes de caractère entre les paysans persans et les habitants de nos villages méridionaux. Ce sont,avant de traiter une affaire, les mêmes cris, le même marchandage, la même manière chez l’acheteur de relever ses manches et de soulever l’un après l’autre chaque mouton afin de connaître son poids, le même système de déprécier la valeur des animaux qui lui plaisent le plus, la même habitude du vendeur de demander le triple de la valeur de sa bête alors que l’acheteur en offre le quart, et que tous deux savent à cinq centimes près à quel prix ils s’accorderont. Enfin, toujours comme dans nos campagnes, quand l’achat est conclu, les deux parties se donnent la main et ratifient ainsi leurs conventions verbales.

L’existence est fort douce à Véramine. L’achpaz bachy (cuisinier en chef) tire un parti sortable de nos approvisionnements, et tous les matins, au retour de nos longues excursions, nous trouvons le logis frais et la table chargée d’abricots, de prunes et de magnifiques cerises. Le soir, quand, après le coucher du soleil nous rentrons les poches pleines de cailles et de geais bleus tués dans les champs et les vergers, il prépare de délicieux kébabs assaisonnés de verjus. Sur ses conseils nous nous sommes décidés à boire du maçt (lait fermenté), auquel nous avions préféré jusqu’ici l’eau, certainement malsaine par les fortes chaleurs. Depuis cette innovation très goûtée de Marcel, le maçt entre sous toutes les formes dans nos aliments : maçt à la soupe, maçt dans les verres, maçt partout,et malgré cet abus nous apprécions tous les jours davantage ce délicieux laitage.

À l’heure où le soleil s’abaisse sur l’horizon, j’ai détaché le rideau noir placé devant la porte et je suis allée me promener au jardin. Ma surprise a été extrême en me sentant brûlée par une brise de feu. Le ciel est pourpre, et sur le désert le vent va se lever. Je monte sur la terrasse ; le spectacle est étrange et terrible tout à la fois : on sent qu’un trouble grave va se produire dans les éléments.

Le village, que domine la haute tour seljoucide surmontée d’un toit pointu semblable à ceux qui devaient recouvrir autrefois la tour de Narchivan, est encore dans le calme, mais la teinte sombre des feuilles paraît se décomposer ; les terrasses plates ou les coupoles de terre revêtent une couleur cuivrée, l’air est lourd, étouffant ; de tous côtés les troupeaux de vaches ’et de moutons, poussés par l’instinct de la conservation, accourent s’abriter dans le village ; les bergers excitent les animaux retardataires, les chassent devant eux à grands coups de fouet, tandis que les chiens, abandonnant leurs maîtres, se précipitent vers le chenil de toute la vitesse de leurs jambes.

Bientôt la couleur du ciel se modifie ; de rouge sang elle devient violette ; enfin de grands nuages noirs pareils aux tourbillons de fumée d’un incendie gigantesque s’élèvent dans les airs. Véramine est à plus de quinze kilomètres de la steppe, et cependant quelques minutes suffisent pour apporter jusqu’ici un violent courant d’air. Je descends au plus vite de la terrasse afin de ne pas être renversée par le tourbillon ; les serviteurs crient à tue-tête de fermer les portes ; je suis leur conseil, et à peine ai-je eu le temps de barricader les ouvertures, qu’un ouragan terrible semble vouloir écraser la terrasse. Quelques instants se passent ; j’entr’ouvre la porte : il fait presque nuit, et du ciel tombe une pluie de sable fin. Peu à peu le jour revient, l’ouragan est passé ; mais quel désastre a subi le pauvre jardin ! Les grenadiers, qui ont le plus vigoureusement supporté la tourmente, sont tout gris ; leurs fleurs fanées et leurs fruits gisent à terre mêlés au sable ; on n’aperçoit même plus les passe-rose, renversées dès le premier coup de vent. De tous côtés les branches d’arbres cassées, les feuilles arrachées, les ustensiles de ménage oubliés sur les terrasses, jonchent le sol. Quelques paysans sortent de leurs maisons, constatent les dégâts et se lamentent en voyant les abricotiers dépouillés de leurs fruits ; d’autres se félicitent d’avoir terminé la moisson : si l’ouragan avait surpris le blé encore debout, les épis, chauffés par le soleil, se seraient égrenés en se heurtant les uns contre les autres, et la récolte eût été perdue.

Les suites de la tourmente auraient pu être désastreuses. La plaine de Véramine alimentant presque exclusivement la capitale, Téhéran sera réduit à la famine quand, après un cataclysme atmosphérique, l’eau viendra à manquer, ou lorsque les sables du désert recouvriront les champs de leur couche stérile. Dans ce pays privé de canaux, de routes et de chemins de fer, une grande ville est à la merci de la fertilité des contrées voisines.

Le ketkhoda est allé hier à la ville ; son premier domestique s’appuie ce soir sur la pile de couvertures et s’apprête à rendre la justice avec le sérieux et la dignité de Sancho Pança. Un boulanger est introduit. 11 vient se plaindre de n’avoir pas été payé depuis longtemps par un de ses clients.

« Aga, ajoute-t-il en terminant, cet homme prend tous les jours sa provision de pain chez moi ; vous comprenez quelle serait ma perte si vous ne l’obligiez pas à acquitter sa dette. Sa conduite est d’autant plus scandaleuse et d’un mauvais exemple dans le village, qu’il se vante de jeter une partie de ma marchandise.

— Combien de pains achètes-tu chaque jour ? a demandé le juge au paysan.

— Six.

— Qu’en fais-tu ?

— J’en garde un, j’en rends deux, je prête les deux autres et je jette véritablement le dernier.

— Explique-toi et ne te joue pas de mon autorité.

— C’est bien simple ; j’ai dit : « je garde un pain o, je le mange ; « j’en rends deux), , je les donne à mon père et à ma mère ; « j’en prête deux autres », ceux-ci sont destinés à mes enfants ; « celui que je jette » est la part de ma belle-mère. »

Le juge a souri d’un air protecteur et a promis au paysan de songer à lui. Mais voici bien une autre affaire. Quel motif amène notre tcharvadar devant le tribunal ?

C’est bien le garçon le plus bête qu’ait vu naître la Perse. Les serviteurs du ketkhoda lui jouent toute espèce de mauvais tours, l’envoient chercher de l’eau à l’heure de la sieste, l’expédient au bazar demander de la graisse de genou de cigogne pour frictionner un de ses mulets boiteux, et rient ensuite de sa complaisance et de sa sottise.

Hier je l’ai entendu se quereller avec des paysans ; ce soir on profile de l’absence du ketkhoda et on l’engage à se plaindre à son suppléant.

« J’ai prêté à Houssein la corde toute neuve qui me sert à attacher la paille de mes chevaux, raconte-t-il en larmoyant et aujourd’hui, quand j’ai voulu la réclamer, il m’a répondu :

— Mon bon ami, je suis désolé de ne pouvoir te la rendre : je l’ai étendue dans mon grenier et j’ai mis de l’orge à sécher dessus. »

Là-dessus l’audience a été levée au milieu des explosions d’une folle gaieté. Il est intéressant de constater la différence de caractère qui existe entre les Arabes, génélement sérieux et calmes, et les Persans, pleins d’humour et d’entrain. La gravité des grands personnages est plus étudiée que réelle, et les facéties les plus excentriques ont toujours du succès quand elles sont spirituelles ; le roi et ses femmes n’échappent pas plus que les gens du peuple à la contagion générale et se laissent aller de temps en temps a satisfaire leurs plus drolatiques fantaisies.

Nasr ed-din n’a-t-il pas exigé cet hiver qu’un de ses ministres, obèse comme un Turc, patinai sur un des bassins glacés du palais, afin de se réjouir au spectacle de ses chutes et de ses cabrioles ?

Dernièrement, une des femmes les plus puissantes de l’andéroun royal, peu enthousiaste de l’intrusion d’officiers européens dans l’armée persane, a fait peindre sur sa robe une multitude de soldats vêtus à la dernière mode. A la première visite du chah, elle s’est allongée et s’est roulée sur les tapis.

« Quelle mouche te pique ? a demandé le roi surpris.

— Boussole de l’univers, successeur d’Alexandre, roi des rois, vois donc le cas que je fais de ton armée farangui », a répondu la princesse en riant aux éclats. « 

Quel est le plus grand monarque, de chah Abbas ou de moi ? demandait l’autre jour Nasr ed-din à son entourage.

— Chah Abbas fut un glorieux conquérant, mais Votre Majesté l’emporte en puissance et en générosité sur Darius et Alexandre lui-même.

— Vous vous trompez : chah Abbas fut plus habile que moi, car il sut se garder des imbéciles et des fripons faits à votre image. »

20 juin. — Depuis une semaine nous avons parcouru le territoire de Véramine, remettant à la fin de notre séjour une excursion au célèbre imamzaddè Jaffary, dont parlent avec respect tous les paysans. Il est situé à trois farsakhs (dix-huit kilomètres) du village.

Nous sommes partis ce matin à deux heures. Au jour, grâce à la limpidité de l’air, j’aperçois un point bleu sur une colline très éloignée : c’est la coupole de l’imamzaddè ; dès lors, sûrs de la direction à suivre, nous abandonnons notre intelligent tcharvadar, enlevons au galop des chevaux bien reposés, et entrons bientôt dans un joli hameau groupé autour d’une mosquée entourée de cyprès qui rappellent les arbres magnifiques des cimetières d’Eyoub ou de Scutari.

Le sanctuaire date de chah Abbas, le site est ravissant, mais, au point de vue architectural, l’édifice n’a rien de bien remarquable.

En route nous nous sommes décidés à partir ce soir même pour Téhéran. Tous les préparatifs achevés, les khourdjines et les mafrechs chargés sur les mulets, nous avons quitté à regret l’hospitalière maison du ketkhoda.

21 juin. — Vers deux heures du matin, notre petite caravane arrive sans encombre aux ruines de Reï. Comme les portes de Téhéran sont fermées la nuit, les domestiques nous engagent à attendre le jour dans de jolis jardins, où l’on donne à toute heure le thé, le kalyan et un gîte au voyageur.

On frappe, la porte s’ouvre, les chevaux sont enfermés, et l’hôte s’empresse de nous choisir un logis. Après avoir allumé sa lampe, il me prie de le suivre et se dirige vers l’intérieur du jardin. Arrivé sur une petite esplanade soigneusement battue, il pose sa lumière et s’apprête à se retirer.

« Avant d’aller chercher le thé, lui dis-je, donnez-moi une chambre où je puisse déposer mes armes et dormir en toute tranquillité. »

L’hôte reprend sa lampe et me conduit alors tout au bout du jardin, sur une nouvelle terrasse, entourée d’arbres au pied desquels coule en murmurant une eau fraîche et limpide. Comment ne pas me déclarer satisfaite ? je suis dans l’appartement le plus somptueux, le mieux ombragé et le moins aéré de tout l’établissement. Il faut s’accoutumer à coucher à la belle étoile ; les mafrechs sont apportés, les lahafs (couvre-pieds) jetés à terre, et je m’endors bientôt du sommeil du juste.

L’étape a duré dix heures ; à son lever, le soleil ne saurait interrompre mon repos. Ses rayons, tamisés par la verdure placée au-dessus de ma tête, parviennent d’abord fort adoucis, puis ils se font jour à travers les interstices du feuillage et me brûlent le visage ; le charme est rompu : il est impossible de dormir plus longtemps. Cela serait d’autant moins facile qu’il vient d’arriver quelques demoiselles de Téhéran dont les rires et les cris aigus retentissent sous les bosquets. Je ne suis pas fâchée d’apprendre que :

Les rendez-vous de bonne compagnie
Se donnent tous dans ce charmant séjour,

et que l’Étoile du berger se lève en Perse avec le soleil.

A sept heures nous quittons ce jardin hospitalier aux amours, où le mobilier des chambres et l’entretien des constructions sont si peu coûteux, et laissons aux groupes joyeux le loisir de se divertir tout à leur aise, loin des regards indiscrets.

Nous voici à la porte de Téhéran. Elle est surmontée d’un grand panneau de faïence sur lequel on a retracé en couleurs criardes les exploits de Houstem. Nous passons devant les douaniers et prenons la direction du quartier européen. Cette entrée est vraiment indigne d’une capitale dont l’accroissement a été si considérable depuis quelques années. Il faut traverser de longs bazars larges de quatre mètres à peine, dont le sol est semé de puits communiquant avec les kanots d’arrosage. Les mendiants et les enfants qui grouillent sur les tas d’ordures ; les convois de fourrage vert arrêtés par toutes les bêtes qui les croisent, au grand mécontentement des propriétaires du foin, les chiens écrasés, les gens que frôlent les roues des voitures, se mêlent dans un chaos indescriptible, accompagné des injures et des imprécations échangées entre les écraseurs et les écrasés.

Le bazar devient même dangereux pour les cavaliers et les piétons quand les voitures des fonctionnaires persans ou des représentants diplomatiques s’engagent dans ses voies étroites, où les cochers, déjà empêchés de guider leurs attelages, sont forcés d’éviter avec le même soin les puits et les montagnes de décombres. Malgré toutes ces difficultés, une voiture, c’est la règle, doit toujours marcher au grand trot, et tout bon Téhéranien serait très humilié si son automédon ralentissait la vitesse quand il se présente des obstacles. Le maladroit qui se sera fait écraser s’en prendra à lui seul ou a Allah de sa mauvaise chance. Ce ne sont point en tout cas les sergents de ville qui viendraient mettre un peu d’ordre dans la bagarre : ils ont bien d’autres intérêts à sauvegarder.

Un vol de soixante tomans (six cents francs) a été commis il y a quelques jours dans une légation : un domestique nègre sur lequel pesaient de graves soupçons a été livré à la justice. Celle-ci, après avoir interrogé l’accusé, a déclaré les charges insuffisantes et l’a fait relâcher. A peine libre, le nègre a avoué le larcin au chancelier et lui a appris en même temps que les soixante tomans lui avaient été confisqués en échange de sa liberté. Dévaliser les voleurs est, on le conçoit, une occupation trop lucrative et trop absorbante pour laisser à la police le loisir de songer à la sécurité publique. Aussi bien, quand un Persan est volé, a-t-il deux préoccupations : éviter d’abord que les agents ne soient instruits de sa mésaventure et obtenir, si l’affaire s’ébruite, qu’ils ne prennent pas sa cause en main. Il a ainsi quelque chance de retrouver les objets perdus ; tandis qu’il est sans recours quand le produit du vol a eu le temps de passer des mains des larrons dans celles des policiers. Lorsque le service de la sûreté consent à rester neutre, la personne lésée engage un certain nombre d’espions ; ils parcourent les bazars, les bains et surtout les petits établissements où les gens du peuple vont boire du thé, de l’arak, fumer le kalyan, et finissent par surprendre, au milieu des confidences de gens abrutis par l’ivresse, des renseignements qui les mettent sur la trace des voleurs. Chacun étant autorisé à se faire justice, il suffit alors de quelques coups de bâton pour obtenir la restitution des objets dérobés.

23 juin. — Nous avons traversé Téhéran, où la chaleur est accablante (45 degrés à l’ombre dans le jardin des Sœurs). Les légations ont abandonné la ville et se sont réfugiées au fond

Imazzadè Jaffary


de jolis villages placés dans les gorges boisées des contreforts de l’Elbrouz : les Anglais à Zergendeh, qui leur appartient en toute propriété, les Français et les Turcs à Tadjrich, les Russes à Goulhec. Tous ne forment qu’une seule famille : on le voit bien à la manière dont ils s’entre-déchirent.

Le chargé d’affaires de France, le comte de Vieil-Castel, qui représente notre pays avec une incontestable dignité, nous ayant engagés, avant notre départ, à aller passer quelques jours à sa campagne, nous nous sommes fait un plaisir d’accepter cette invitation. Le campement de la légation est situé à la tète d’un vallon où règne une fraîcheur délicieuse. Les soirées sont presque froides, et dans le talar, ouvert à tous les courants d’air et traversé par un ruisseau descendant de la montagne, la température ne s’élève guère au delà de 25 degrés centigrades aux heures les plus chaudes de la journée.

De charmantes propriétés entourent le village de Tadjrich. C’est d’abord le Bag Firdouz, appartenant au gendre du roi. Au milieu d’un grand jardin planté de platanes magnifiques s’élève un palais inachevé mais déjà délabré. Les murs du talar sont divisés en panneaux sur lesquels un barbouilleur italien a reproduit des scènes de danse empruntées à la chorégraphie européenne, tandis que, dans un petit salon très retiré, l’artiste, soucieux de donner aux Persans une juste idée des mœurs occidentales, a représenté un monsieur vêtu d’un pantalon nankin et d’un veston gris, coiffé d’un chapeau rond posé sur l’oreille, exécutant un cavalier seul devant une demoiselle dont la tenue est des moins correctes. Le palais peut donner une juste idée de la vie persane, splendeur et misère combinées. Ainsi les lambris du salon sont en superbe agate rubanée, les portes en mosaïques de cèdre et d’ivoire ; en revanche, le sol des pièces, formé de terre battue, est démuni du plus vulgaire carrelage. Cette résidence n’est pas entretenue et menace ruine ; dans dix ans les toitures seront

Mirza Nizam de Gaffary

éboulées, et dans vingt ans le palais sera détruit.

Les platanes de Bag Firdouz ne sont pas les plus renommés du pays. Un de ces arbres, compris dans l’enceinte de la mosquée de Tadjrich, est connu dans la Perse entière sous le nom de tchanarè Tadjrich (platane de Tadjrich). Les chiffres ne sauraient donner une idée de sa taille extraordinaire et surtout du développement du tronc qui mesure quinze mètres de circonférence. On ne peut malheureusement apprécier sa hauteur : les branches, grosses comme d’énormes arbres, s’étendant au-dessus de bâtiments assez élevés pour les cacher. L’arbre de Tadjrich est en réalité la véritable mosquée ; les fidèles font la prière sous son ombrage, les mollahs y rassemblent les enfants à instruire, et des marchands de thé ou d’eau fraîche trouvent encore la place d’installer entre les plus grosses racines leurs tasses, leur samovar et leurs cruches.

Notre compagnon habituel dans nos promenades est un descendant de l’une des plus anciennes familles religieuses de l’Iran, Mirza Nizam de Gaffary, ancien élève de l’école Polytechnique et de l’école des Mines, où il a laissé les plus brillants souvenirs. Tout travail devenant impossible pendant les grandes chaleurs de l’été, il a abandonné la route du Mazendéran, dont le roi vient de lui confier la construction après l’avoir rappelé de son exil, et s’est installé dans une charmante maison de campagne située à quatre ou cinq kilomètres de la légation. Mirza Nizam représente le véritable type de la jeune Perse. Doué de cette brillante intelligence particulière à un grand nombre d’Iraniens, il a sur ses compatriotes l’avantage d’avoir fait de fortes études. Une vivacité et une rapidité de conception, contraires au caractère oriental, doivent le conduire à une haute situation. Elle ne sera jamais au-dessus de son mérite ; si le valyat règne un jour, il le devra certainement à la fermeté de son ancien précepteur, que l’influence désastreuse du clergé n’a pu parvenir à lui faire oublier.

13 juillet. — Ce matin nous avons reçu une lettre ornée de tous les sceaux du naieb saltanè


LE PLATANE DU TADJRICH.
(lieutenant du royaume), le dernier fils du roi. Après l’avoir retournée dans tous les sens, Marcel s’est décide à l’envoyer au mirza de la légation, afin de lui laisser le temps de l’étudier tout à l’aise, avant de nous en faire connaître le contenu. Cette dépêche, parfait modèle d’écriture élégante, est, comme tons les chefs-d’œuvre de la calligraphie persane, parfaitement indéchiffrable. Elle est écrite en chéhiastè (écriture brisée). En bon français ce mot signifie qu’il entre à peine un élément de chaque lettre dans la composition des mots. Les Persans supprimant déjà les voyelles, je laisse à penser combien leur correspondance est

difficile à lire.

« Moi, disait à un de ses collègues un écrivain public établi dans une des boutiques les mieux achalandées du bazar, je gagne beaucoup d’argent ; d’abord on me paye fort cher mes chefs-d’œuvre épistolaires, car j’ai une très belle main, et je suffis à peine aux exigences de ma nombreuse clientèle ; puis les personnes auxquelles mes œuvres sont adressées, ne trouvant personne capable de les déchiffrer, viennent me chercher et me payent à leur tour afin d’en connaître le contenu.

— Tu es bien heureux ! lui répondit avec envie son collègue ; malgré nia bonne volonté, je n’ai pu jusqu’ici arriver il un aussi beau résultat : mon chékiastè est admirable et on me prie aussi de le lire ; mais, comme je n’ai jamais pu en venir à bout, il ne m’a pas été possible de faire double bénéfice.

» Le mirza de la légation est un digne émule de Champollion : au bout d’une heure d’étude, il a pu, sans le secours de ses confrères de Téhéran, nous lire la prose du naïeb saltanè. Les fleurs les plus délicates de la rhétorique arabe, les formules les plus raffinées de la politesse orientale se combinent dans de vaines phrases. Un post-scriptum fort court, placé au coin de la page, explique seul le motif de ce modèle de style. Le lieutenant du royaume, voulant doter la province de Saveh de travaux importants, désire avoir l’avis de Marcel.

Le docteur Tholozan, avant d’accompagner le roi aux grandes chasses d’été, s’est chargé de nous conduire au palais du naïeb saltanè.

15 juillet. — L’audience ayant été fixée à ce jour, nous avons quitté Tadjrich à six heures et nous nous sommes rendus a Téhéran. La route était encombrée d’une foule de personnages allant à Sultanabad faire leurs adieux au roi au moment de son départ annuel pour la montagne. Quelques-uns d’entre eux, empilés dans des voitures d’ailleurs fort mal tenues, sont accompagnés de cavaliers vêtus avec un luxe douteux. Puis viennent d’innombrables mulets de charge, destinés aux transports des bagages de la cour, des approvisionnements du personnel admis a l’ennuyeux et fatigant honneur d’accompagner Sa Majesté dans ses déplacements, et enfin les nombreuses tentes des ministres, des officiers et des courtisans. Chacun doit se faire suivre des objets nécessaires à son installation, se préoccuper de ses vivres, de ses serviteurs et se tenir toujours prêt à régler sa marche sur les mouvements du camp royal. C’est quelquefois fort difficile, le bon plaisir de Sa Majesté modifiant d’un moment à l’autre toutes les prévisions. Le roi donne souvent le soir des ordres qu’il contredit à son réveil, et les voyageurs séparés des convois ne trouvent pas même à se ravitailler dans les villages.

Pendant le Ramazan, la difficulté et la fatigue que l’on éprouve à suivre les chasses s’accroissent encore. La loi religieuse exemptant le chah du jeûne diurne, à condition qu’il délègue à sa place un de ses officiers, Sa Majesté, bien repue, traîne à sa suite une troupe famélique et semble se plaire à lui faire effectuer, l’estomac creux, des courses d’une longueur démesurée. S’il fixe son départ à deux heures de l’après-midi, et que l’étape soit en outre d’une certaine durée, le soleil est déjà couché depuis longtemps quand les gens de l’escorte parviennent à organiser leur campement et à retrouver leurs cuisiniers et leurs vivres.

Il arrive aussi que Nasr ed-din, ayant mal passé la nuit, prolonge son repos jusqu’au soir, tandis que depuis cinq heures du matin les officiers et les courtisans sont en selle et les femmes accroupies dans leurs kadjavehs. Malgré les ennuis et les fatigues inhérents à ce voyage, les grands personnages sont tout heureux d’obtenir l’autorisation d’accompagner Sa Majesté : ils peuvent ainsi lui présenter des requêtes auxquelles ses ministres l’empêcheraient


Palais du prince royal


de faire droit si elles lui étaient adressées à Téhéran, et ramassent toujours quelques miettes tombées de la table royale.

Avant de franchir les portes de la ville, notre voilure croise l’équipage de l’imam djouma de Téhéran. Ce prêtre puissant a épousé, il y a quelques années, une fille du chah. Quatre mouchteids en réputation sont entassés avec lui dans une vaste calèche à six chevaux menée à la Daumont par trois mollahs d’importance secondaire, revêtus néanmoins de la longue robe et coiffés du turban blanc des membres du clergé national. Chacun de ces singuliers automédons, armé d’une longue lanière de cuir tressé, mène au galop la paire de chevaux confiée à ses soins.

Se représente-t-on sérieusement l’archevêque de Paris se servant, en guise de postillons, des respectables chanoines de Notre-Dame ?

Après nous être rendus à la jolie maison moitié persane moitié européenne du docteur Tholozan, où nous attendent un carrosse et une nombreuse troupe de cavaliers chargés de nous escorter, nous prenons la direction du palais du prince royal, situé, comme celui du chah, dans l’enceinte de l’Arc.

Je traverse d’abord plusieurs salles encombrées de domestiques paresseusement accroupis

Maison du Docteur Tholozan

sur leurs talons, et je pénètre enfin dans un grand salon meublé à l’européenne. Des serviteurs apportent, selon l’usage, des rafraîchissements et, après quelques minutes d’attente, j’aperçois une troupe de trente ou quarante personnes à la tenue obséquieuse, marchant sur les pas du naïeb saltanè. Le dernier fils du roi, son enfant préféré, était, il y a quelques années, un assez joli garçon, mais aujourd’hui il est envahi par un embonpoint précoce et paraît âgé de quarante ans, bien qu’en réalité il en ait vingt-six. « Les années et la laideur de sa femme, racontent les médisants, l’ont vieilli de bonne heure. »

L’ordre persan enrichi de magnifiques brillants orne le cou du prince ; en guise d’épaulettes il porte des pattes dorées recouvertes de légères guirlandes de feuillage exécutées en diamants.

Arrivons au fait. Le naïeb saltanè, informé de notre prochain départ pour Ispahan, a prié mon mari de se détourner de sa route et d’aller visiter un barrage construit sous chah Abbas aux environs de Saveh. Cet ouvrage, percé a sa base, n'est d’aucune utilité, le prince désirerait le faire réparer afin d’augmenter les revenus de la province dont il est gouverneur.

Marcel, peu soucieux de se charger d’une pareille corvée, n’a pas osé répondre par un refus à la demande du fils du roi et a accepté sans empressement de dresser le projet de restauration.

Paysans et Mollah de Véramine