La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre 7
Le docteur Tholozan. — Les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. — Palais du Négaristan. — Andéroun royal. — Portraits de Fattaly chah et de ses fils. — Audience royale. — Nasr ed-din chah.
1er juin. — Je suis à Téhéran depuis trois semaines et n’ai pas encore franchi la porte du jardin placé sous les fenêtres de la chambre où mon malade commence une pénible convalescence.
Le docteur Tholozan a été notre providence ; sans lui que serions-nous devenus ? Ce savant praticien, médecin principal de l’armée française, est auprès du roi depuis plus de vingt-deux ans. Au lieu de se laisser aller à cette vie oisive et paresseuse à laquelle les Européens s’abandonnent si facilement en Orient, il a étudié avec une rare sagacité les maladies locales : ses travaux sur la genèse du choléra aux Indes, son histoire de la peste bubonique en Mésopotamie, en Perse, au Caucase, en Arménie et en Anatolie, enfin de sérieuses recherches sur la diphtérie, maladie si fréquente dans ces pays, méritent d’être consultés par tous ceux qui s’intéressent à ces graves questions.
Le docteur Tholozan est le médecin, l’ami et le conseiller du roi. Nasr ed-din a eu l’esprit de le prendre en grande estime et d’apprécier son désintéressement et sa science ; néanmoins il a été obligé, afin de satisfaire la cour, de se laisser entourer de médecins indigènes possédant la confiance de la famille royale, du clergé et surtout des femmes de l’andéroun. De cette espèce d’antagonisme médical naissent quelquefois des difficultés, toujours apaisées grâce au caractère conciliant du docteur, mais dont la santé du roi pourrait avoir gravement à souffrir.
La thérapeutique persane prescrit la phlébotomie avec une fréquence des plus imprudentes, non seulement pour guérir les maladies dites autrefois inflammatoires, mais encore en vue de les prévenir. Ainsi on saigne les enfants de trois jours de façon à leur enlever le sang impur de la mère, et tout bon Persan considérerait sa santé comme fort compromise s’il n’avait recours à son barbier deux fois par mois. Depuis de longues années le roi n’avait pas été saigné. Dans ces derniers temps cependant, l’avis de ses femmes ayant prévalu, le monarque se décida à se faire ouvrir la veine en cachette, puis il se mit au bain et s’évanouit. Je laisse à penser quels furent l’épouvante des haakims bachys (médecins en chef) en voyant le roi des rois dans cette piteuse situation, et l’empressement avec lequel ils envoyèrent demander les secours de leur confrère français. Le docteur Tholozan eut beaucoup de peine à faire revenir à lui Nasr ed-din. À la suite de ce bel exploit les médecins persans furent tout d’abord condamnés à recevoir la bastonnade, mais ils ne tardèrent pas à être graciés, sur la prière du docteur. Depuis cette époque Sa Majesté n’a plus aucune velléité de se remettre entre leurs mains, et a même interdit d’opérer dorénavant le prince héritier, que l’on rendait à peu près exsangue tous les quinze jours.
2 juin. — Pendant la durée de la maladie de Marcel j’ai été bien soutenue par mes voisines les Sœurs de Saint-Vincent de Paul. À la nouvelle de mon arrivée la supérieure, sœur Caroline, est venue m’offrir de faire transporter mon mari dans un pavillon situé à l’entrée du couvent, où les chrétiens isolés et souffrants trouvent des soins dévoués, qui leur seraient refusés partout ailleurs ; mais, le docteur Tholozan ayant jugé ce déplacement imprudent, nous sommes restés dans la maison où nous étions descendus tout d’abord.
Dès que l’état de mon malade m’a permis de le quitter, je suis allée remercier les Sœurs de la sympathie qu’elles m’ont témoignée. Un aveugle est venu m’ouvrir la porte ; il n’a pas reconnu ma voix et m’a demandé si j’étais la dame française arrivée récemment de Tauris ; sur ma réponse affirmative, il m’a servi de guide et m’a conduite, en côtoyant des bassins pleins d’eau, jusqu’à la pharmacie, où la sœur Caroline faisait préparer les médicaments destinés aux pauvres de son dispensaire. C’était le jour des femmes, elles étaient nombreuses. Parmi elles j’ai remarqué une jeune musulmane dont la physionomie expressive témoignait d’une vraie douleur. Cette pauvre mendiante venait d’abandonner aux soins des Sœurs son fils à moitié étouffé par la diphtérie. Accroupie dans un coin de la cour, elle restait immobile, comme pétrifiée ; se sentant impuissante à sauver la vie de son enfant, elle l’avait sans espoir remis à des mains plus expérimentées que les siennes. Ses yeux gonflés étaient sans larmes, sa bouche demeurait muette, et son chagrin la rendait insensible à tout ce qui se passait autour d’elle.
Il y a à peine quelques années que les Sœurs de charité ont fondé à Téhéran le couvent où elles élèvent les enfants des rares familles européennes en résidence en Perse. Un grand nombre d’Arméniennes fréquentent leur école ; des musulmanes ont aussi été confiées à leurs soins, sous promesse formelle de ne pas chercher à les faire changer de religion. Ces jeunes filles apprennent à lire, écrire, coudre, repasser, entretenir un ménage, toutes choses ignorées par les Persanes, et joignent à cette première éducation l’étude du français, des notions d’histoire et de géographie.
Les femmes de l’andéroun royal accueillent bien les Sœurs et se montrent souvent très généreuses. Le chah, en témoignage de satisfaction, fait au couvent une rente annuelle de deux mille cinq cents francs. Au point de vue matériel, la situation de la mission est donc à peu près supportable.
Malheureusement un voyage pénible et une acclimatation difficile épuisent les forces de ces courageuses femmes ; des lièvres et des maladies de langueur s’emparent d’elles, et la plupart s’éteignent sur la terre d’exil au bout de très peu d’années. À Ourmiah surtout, où elles sont privées des secours de la médecine européenne, et où l’on ne peut accéder que par la voie d’Erzerouin ou de Tauris, la mortalité est effrayante.
Sur neuf Sœurs arrivées l’année dernière, trois ont succombé à la suite de refroidissements contractés en traversant des rivières à cheval ; trois autres ont péri de lièvres typhoïdes ou d’accès pernicieux.
Deux Pères lazaristes complètent à Téhéran une mission précieuse, non seulement en raison des services qu’elle rend à tous les malheureux, sans distinction de religion ou de nationalité, mais encore au point de vue de l’accroissement de l’influence française en Orient.
3 juin. — Mon mari reprend rapidement des forces. Demain nous irons à pied chez le docteur et, si cette promenade n’est pas trop fatigante, nous serons reçus après-demain par le chah, auquel notre protecteur a demandé la permission de nous présenter. La tribu Kadjar, à laquelle appartient Nasr ed-din, est originaire de la Syrie. Elle avait déjà une réputation de bravoure incontestée quand Tamerlan l’amena en Perse. Au dix septième siècle, chah Abbas la divisa en trois tronçons et lui confia la protection des frontières les plus difficiles à garder de son vaste empire. L’une se fixa en Géorgie pour arrêter les incursions des Lesghées la seconde s établit a Merv dans le Khorassan, afin de défendre le incursions des Lesghées ; la seconde s’établit à Merv dans le Khorassan, afin de défendre le pays contre les Usbegs ; la troisième enfin, d’où descend la dynastie actuelle, planta ses tentes au bord de la mer Caspienne, dans le voisinage des tribus turcomanes. La tribu Kadjar d’Astérabad s’était divisée en deux parties quand elle habitait encore l’Arménie. La première, la branche haute, avait des pâturages dans les montagnes, et fut considérée comme la plus importante jusqu’au jour où Fattaly khan, de la branche basse, devint généralissime des armées de Tamasp II. Depuis cette époque les membres de la tribu basse des Kadjars occupèrent des postes militaires de la plus grande importance et, à la fin du siècle dernier, parvinrent même à élever au trône un de leurs chefs, Aga Mohammed khan, fondateur de la dynastie régnante.
La destinée de ce prince fut des plus étranges. Il était encore à la nourrice quand son père fut mis à mort par les ordres de Nadir chah ; lui-même resta comme otage à la cour d’Adil chah, neveu et successeur de Nadir, qui donna l’ordre barbare d’en faire un eunuque. Le but que le roi s’était proposé en tentant de l’efféminer ne fut pas atteint ; Aga Mohammed, doué d’une vive intelligence, chercha une distraction à ses soucis dans un travail opiniâtre et plus tard, quand il fut parvenu au trône, dans l’organisation de son armée. A cette dure gymnastique son âme s’endurcit comme son corps. Malgré sa jeunesse, sa dissimulation était si profonde et son esprit si sérieux, que Kérim khan, qui avait renversé le dernier Soli et usurpé le trône, le consultait sur les plus graves affaires, tout en le gardant prisonnier.
A la mort du roi il s’échappa, gagna le Mazendéran avec une rapidité prodigieuse et se déclara indépendant. Il pardonna au moins en apparence à ceux qui l’avaient rendu un objet de pitié pour le dernier de ses sujets, groupa autour de lui plusieurs chefs puissants du Kurdistan, de l’Azerbeïdjan et de l’Irak au moment où le pays était déchiré par les factions, et donna ainsi le trône de Perse à sa tribu.
Bien des raisons engageaient Aga Mohammed à établir le siège du gouvernement dans le voisinage des possessions héréditaires de sa famille et à rapprocher sa capitale des gras pâturages où paissaient les troupeaux des Kadjars.
Au lieu de s’installer, à l’exemple de ses prédécesseurs, dans les grandes villes de l’Irak Adjémi ou du Fars, il se décida donc à fortifier Téhéran, représenté par les voyageurs anciens comme une bourgade où les habitants, vrais troglodytes, vivaient dans des tanières creusées sous terre, et utilisa comme ligne de défense les montagnes élevées qui séparent l’Irak du Mazendéran. La réorganisation de l’armée fut le premier objet de sa sollicitude : il enrôla de nombreux cavaliers, et avec leur aide ramena à l’obéissance les provinces rebelles, conquit le Kirman, la Géorgie, entra dans Tillis et livra la ville à un horrible carnage. Les femmes jeunes et belles furent seules épargnées et emmenées en esclavage ; plus de seize mille captives suivirent à pied les hordes victorieuses. Après cette conquête, Aga Mohammed consentit avec une feinte répugnance à se laisser couronner (1796). « Rappelez-vous, dit-il à ses soldats en ceignant la couronne, que, si-vous me faites roi, vous vous condamnez aux plus durs labeurs : je ne consentirais jamais à porter cette tiare si mon pouvoir ne devait égaler celui de mes prédécesseurs les plus puissants. »
Selon ses promesses il entreprit bientôt la conquête du Khorassan et se préparait à entrer dans Rokhara, quand les armées de la grande Catherine furent dirigées vers la Géorgie. Aga Mohammed accourut aussitôt sur ses frontières, résolu à en faire un désert. La mort de l’impératrice et, à la suite de cet événement, le rappel des troupes russes interrompirent les hostilités dès le début de la campagne.
Le chah de Perse ne survécut pas longtemps à son ennemie : trois jours après son entrée dans Chechah une dispute bruyante s’éleva entre un de ses serviteurs favoris et un esclave géorgien. Aga Mohammed, impatienté par leurs cris, ordonna qu’on les fît taire en leur coupant la tête à tous deux. Plusieurs chefs puissants demandèrent en vain la grâce des domestiques : l’exécution fui seulement remise au lendemain matin parce qu’on était au soir d’un vendredi et au moment de faire la prière. A quel sentiment de témérité ou à quelle folie passagère obéit le roi en conservant à son service pendant toute la nuit ces deux hommes qui connaissaient assez le caractère impitoyable de leur maître pour ne pas douter de leur sort ? N’ayant plus rien à craindre, les condamnés s’adjoignirent un autre serviteur mécontent, pénétrèrent sans bruit dans la tente du monarque, où les appelait leur tour de service, et le tuèrent à coups de poignard. Aga Mohammed avait soixante-trois ans. Le but de la vie de ce prince avait été d’arriver au pouvoir ; quand il fut parvenu à la souveraine puissance, son unique désir fut de l’assurer à sa famille. Il avait désigné comme son héritier Fattaly khan, son neveu, auquel il avait voué une affection paternelle, et fit détruire, en vue de lui assurer la couronne, tous les princes ou tous les membres de la famille royale assez puissants pour devenir à sa mort des compétiteurs au pouvoir. Trois de ses frères s’enfuirent, un autre eut les yeux arrachés, et enfin le dernier, le brave Djaffer Kaoli khan, qui l’avait aidé à conquérir le trône et à agrandir l’empire, fut aussi sacrifié et assassiné.
Quand on lui apporta le corps de son frère, Aga Mohammed témoigna un violent désespoir : il fit approcher son neveu, l’accabla d’injures et, lui montrant le cadavre sanglant : « Baba khan, s’écria-t-il, l’âme généreuse qui animait ce corps ne vous aurait jamais laissé jouir en paix de la couronne. La Perse eût été déchirée par les guerres civiles. Afin de vous assurer le trône et d’éviter de pareils malheurs, j’ai détruit le meilleur et le plus dévoué des frères, j’ai commis un meurtre abominable et me suis montré d’une ingratitude criminelle.
« Voilà mon successeur, disait souvent le roi en désignant le jeune prince ; que de sang j’ai répandu dans l’espoir de lui assurer un règne paisible ! »
Aga Mohammed joignait à une ambition immense une avarice sordide. Il avait accumulé des trésors considérables et réuni d’admirables joyaux, arrachés aux descendants de Nadir.
Un jour, un paysan condamné à avoir les oreilles coupées proposait de l’argent au bourreau s’il voulait n’en trancher qu’une seule ; le roi l’ayant entendu le fit approcher et lui offrit de lui laisser les deux oreilles intactes s’il consentait à lui donner le double de la somme promise à l’exécuteur. Le paysan, plein de reconnaissance, se jeta aux genoux du roi et le remercia, croyant que grâce lui était faite et que la demande d’argent était une simple plaisanterie, mais il fut bientôt détrompé et obligé de se plier aux exigences cupides du monarque.
Peu de temps après, Aga Mohammed s’entendit avec un derviche pour exploiter les hauts fonctionnaires de sa cour.
Comme le roi était au milieu d’eux, un mendiant s’avança et implora la charité avec la plus grande humilité. Le souverain l’interroge ; s’apitoie sur ses malheurs, ordonne qu’on lui remette en son nom une somme importante et le recommande chaleureusement à la générosité de ses courtisans. Chacun s’empresse de vider sa bourse dans un pan de la robe du bonhomme, qui sort en témoignant sa reconnaissance.
Le roi se montra inquiet tout le reste de la journée ; enfin, le soir venu, il demanda avec irritation à son intendant si le derviche s’était présenté et, en ce cas, pourquoi on ne l’avait pas introduit : personne ne l’avait vu. « J’ai été indignement trompé : non seulement ce misérable m’avait promis de me rendre mon aumône, mais nous devions partager celles des courtisans. » On fit vainement chercher le derviche ; redoutant la colère de son puissant compère, ce hardi fripon avait pris la fuite.
Malgré sa cruauté et son avarice, Aga Mohammed fut un grand roi : il accrut la puissance de la Perse, l’administra avec sagesse, se montra aussi juste que peut l’être un conquérant oriental fondateur de dynastie, et sut être généreux toutes les fois qu’il s’agit du bien, de la prospérité du pays ou de l’entretien d’une armée qu’il adorait.
A sa mort, Baba khan monta sur le trône sous le nom de Fattaly chah. C’était un prince intelligent et initié dès son jeune Age à la pratique des affaires. Ses armées, d’abord victorieuses dans le Khorassan, prirent Hérat, mais éprouvèrent de grands revers en Géorgie et en Arménie, annexées sous son règne à la Russie.
Fattaly chah a été au commencement de ce siècle indirectement mêlé à notre histoire nationale.
Napoléon, toujours préoccupé de créer des difficultés à l’Angleterre, tenta de déterminer le roi de Perse à lever des armées et à les jeter sur les possessions anglaises des Indes. Dans ce but il envoya a Téhéran une ambassade, conduite par le général Gardanne. Le gouvernement britannique, instruit de cette manœuvre, chargea de son côté le général Malcolm d’acheter la neutralité persane moyennant une rente quotidienne de vingt-cinq mille francs. Le chah traîna en longueur les négociations avec la France, et notre ambassade se décida à quitter l’Iran au bout de plusieurs mois, sans avoir conclu de traité.
A la chute de Napoléon, les Anglais, n’ayant plus rien à redouter de la Perse, cessèrent de payer la pension promise. Fattaly chah, qui avait pris la douce habitude de recevoir ce présent, se plaignit. Les engagements furent niés d’abord, puis le cabinet de Saint-James prétendit que la rente était provisoire ; comme le souverain faisait apporter le traité et en lisait les termes à l’ambassadeur d’Angleterre, celui-ci, disent les Persans, déchira les signatures et les avala.
Le roi passa dans son harem toute la fin de son existence. Il avait sept cents femmes et six cents enfants. On prétend que le nombre de ses descendants s’élève aujourd’hui à plus de cinq mille ; l’état des finances ne permettant pas d’entretenir une famille royale aussi nombreuse, la pauvreté de la plupart des princes du sang est extrême. Quelques-uns même ont été obligés d’entrer comme domestiques dans les grandes familles de Téhéran.
Fattaly chah, successeur d’un souverain chétif et d’aspect féminin, tirait grande fierté de sa large carrure et d’une superbe barbe noire qui s’étalait sur sa poitrine et descendait jusqu’à sa taille ; aussi fit-il reproduire ses traits en bas-reliefs sculptés sur les rochers voisins de
Téhéran et peindre son portrait dans chacun de ses palais. Sa résidence, le Négaristan, est à ce sujet des plus curieuses à visiter.
Derrière une porte monumentale flanquée de bâtiments réservés aux soldats de garde s’étend un parc superbe, planté de ces platanes émondés particuliers aux jardins persans ; la taille élevée de ces arbres permet à l’air de circuler pendant la nuit et de rafraîchir la température, toujours étouffante sous les ombrages bas et épais. On suit d’abord une avenue composée de cinq allées bordées de canaux remplis d’une belle eau courante ; au bout de cette avenue s’élève un vaste pavillon en forme de croix grecque, éclairé à l’extrémité de chacun de ses bras par une verrière colorée. Entre les bras de la croix sont ménagés des vestibules et deux chambres de repos. La pièce centrale est recouverte d’une coupole et de quatre berceaux symétriquement disposés, revêtus d’épaisses et lourdes décorations de plâtre peintes en vives couleurs et rehaussées d’or. Au delà de cette première construction s’étendent les jardins de l’andéroun ; un grand rideau les sépare du biroun et met les promeneuses à l’abri des regards indiscrets.
Le palais réservé à la vie intime du souverain se trouve dans cette deuxième enceinte. Il est de forme rectangulaire ; les murs extérieurs sont dépourvus d’ouvertures, toutes les pièces prenant jour sur une cour à laquelle on accède par une porte basse et étroite suivie d’un corridor coudé. Un vaste bassin de marbre blanc occupe le centre de l’habitation des femmes ; il est entouré d’un passage dallé servant de dégagement aux chambres des favorites, toutes logées dans cette partie du palais. Leurs petits appartements se composent de deux pièces étroites éclairées par la porte, qui devait rester ouverte pour laisser entrer l’air et la lumière. A-t -elle dû être témoin de poignantes scènes de jalousie et de désespoir ! a-t -elle vu naître et grandir d’ardentes rivalités, cette retraite où l’on parquait pêle-mêle les infortunées destinées à satisfaire les passions d’un souverain dont l’indifférence paraissait encore plus redoutable que la brutalité !
Au centre de l’une des façades s’élève le pavillon royal, orné à l’intérieur d’une grande peinture murale représentant Fattaly chah entouré de ses douze fils aînés. Il est assis sur un trône d’or enrichi de pierreries et surmonté d’un baldaquin reposant sur des colonnes torses ; dans L'entre-colonnement sont disposés des vases étroits contenant des fleurs d’émeraudes et de turquoises. Le roi, vêtu d’une koledja dont les pans recouvrent les jambes repliées en arrière, est coiffé d’une tiare ornée de rubis et de diamants, et s’appuie sur un coussin brodé de perles fines ; il tient à la main un sabre et un chapelet. Ses douze fils, placés sur deux étages, portent des robes s’élargissant en forme d’entonnoir ; toutes les coutures et les bords de ces vêtements sont garnis d’un rang de grosses perles. Les princes ne sont pas couronnés de la tiare des souverains, mais de diadèmes de pierreries, et rappellent dans leur attitude et leur costume les rois de nos plus vieux jeux de cartes.
En tête des longs panneaux peints sur les faces latérales de la pièce, l’artiste a représenté les ambassadeurs de France et d’Angleterre, le général Gardanne et sir John Malcolm, chaussés des longs bas rouges mis autrefois, suivant les lois de l’étiquette persane, avant de paraître devant le souverain. Une double procession de personnages superposés s’étend à leur suite jusqu’au fond de la pièce : ce sont les portraits de ministres ou de grands dignitaires. Tous sont habillés d’amples robes de cachemire ou de brocart d’or bordées de fourrures, et coiffés de larges turbans ou de bonnets surmontés d’agrafes de pierres précieuses.
Si l’on veut se faire une idée bien exacte de certains côtés de la vie des souverains orientaux, il est intéressant de visiter dans le même palais la salle souterraine, résidence d’été de Fattaly chah. On y descend en suivant une étroite galerie qui conduit d’abord dans un vestibule, puis dans une salle octogone recouverte d’une coupole et éclairée à sa partie supérieure par des verres de couleur opaline laissant arriver dans l’intérieur un jour très discret. La pièce est revêtue de marbre ; sur une de ses faces aboutit l’extrémité d’une glissière en pente très rapide formée de plaques d’agate rubanée. Les femmes nues de l’andéroun se plaçaient tour à tour au sommet de ce plan incliné et venaient tomber avec une extrême vitesse dans un bassin rempli d’eau situé au milieu de la salle octogone. Le roi, dans ses vieux jours, passait les meilleures heures de sa vie au fond de ce souterrain, où régnait une fraîcheur délicieuse, et cherchait à se distraire en faisant exécuter à ses femmes d’extravagants tours d’acrobatie.
Le fils aîné de Fattaly chah étant mort avant son père, le vieux monarque eut pour successeur son petit-fils Mohammed, prince faible et indolent.
PALAIS DU CHAH.
En 1848 le fils de ce dernier, Nasr ed-din, souverain actuel de la Perse, monta sur le trône. Malgré les secousses politiques qui au début de son règne ont agité le pays, le chah occupera dans l’histoire une place des plus honorables.
Sous son administration intelligente l’empire Iranien entre dans une ère de progrès et distance à bien des points de vue toutes les nations musulmanes. L’influence fanatique du clergé est modérée par une main pieuse mais juste ; des écoles s’ouvrent dans les grandes villes, et leur succès fait présager un brillant avenir. Enfin la Perse ne dépense pas plus qu’elle ne peut payer, ne contracte point de dettes et se garde prudemment des tripotages financiers qui déshonorent les pays turcs.
5 juin. — Marcel a reçu ce matin une lettre du docteur Tholozan. Le chah nous recevra à deux heures avant le coucher du soleil. Amenés par la voiture du premier ministre, nous pénétrons dans l’intérieur du palais après avoir franchi plusieurs corps de garde. La demeure royale, située au centre de la ville, est composée de bâtiments peu somptueux, enfermés dans une vaste enceinte, revêtue à l’ intérieur de plaques de faïence peinte où sont représentés des soldats au port d’armes. Leurs figures bouffies sont d’un rose tendre, leurs yeux entourés d’un cercle noir et leurs sourcils joints l’un à l’autre par un trait vigoureux. Une koledja rose et un pantalon ajusté jaune serin achèvent de donner à ces guerriers un aspect des plus réjouissants.
NASR ED-DIN CHAH.
De grands talars bien aérés, de beaux jardins coupés de bassins dallés de faïence bleu turquoise, des arbres d’une superbe venue font l’unique charme du palais. On nous introduit d’abord dans un pavillon construit sous le fils de Fattaly chah. Les tapisseries, vertes, jaunes, bleues, se marient de la façon la plus désagréable et recouvrent les parties supérieures des murailles, tandis que les lambris, en papier blanc et or, sont entrecoupés de ces horribles paysages dont on enlaidissait autrefois les paravents de cheminée. Plusieurs portraits de souverains européens trônent dans cette pièce en compagnie d’une peinture persane représentant Nasr ed-din chah à cheval ; au-dessous de ces souvenirs diplomatiques, un nombre égal de pianos permet aux visiteurs d’inonder la salle de flots d’harmonie, s’accordant fort mal avec les sentiments que ces « frères » ont éprouvés les uns pour les autres.
Plusieurs serviteurs entrent en courant dans le salon et annoncent que le chah descend dans le jardin, où il va nous recevoir afin d’ôter à la présentation tout caractère officiel. Après avoir enfoncé solidement nos chapeaux sur nos tètes, dans la crainte de les enlever devant le souverain, ce qui serait de la dernière grossièreté, nous sortons. A l’extrémité d’une allée apparaît Sa Majesté, accompagnée de son premier interprète, qui lit à haute voix un journal français. Ce premier groupe est suivi de quelques serviteurs sans livrée. Le roi a cinquante-trois ans, mais il paraît moins âgé ; ses cheveux, qu’on aperçoit de chaque côté des oreilles, sont noirs et plats, les yeux grands et beaux, le nez crochu, les joues creuses, le teint foncé, la moustache encore bien noire, mais la barbe, très mal faite, est grise ; l’étiquette défendant de raser un chah de Perse avec un rasoir, son barbier se voit obligé de couper tous les poils aux ciseaux, opération longue, ennuyeuse et toujours mal réussie. Le costume de Nasr ed-din est des plus simples. Ue redingote de cachemire de Kirman fermée par des brandebourgs dorés descend jusqu’aux genoux ; les pantalons, de coutil blanc, s’arrêtent à la cheville ; une capote militaire en drap bleu foncé avec passepoil rouge est jetée sur les épaules et maintenue autour du cou sans que les manches soient passées ; le roi porte un simple kolah de drap noir ; une mince cravate de satin bleu de ciel maintient le col de la chemise, de forme européenne ; des escarpins découverts laissent apparaître des chaussettes blanches ; les mains, très petites, sont gantées de coton blanc.
Suivant l’exemple du docteur Tholozan, nous nous sommes rangés sur le bord de l’allée. Quand le roi a été à quelques mètres de distance, chacun de nous s’est incliné et a renouvelé ce salut à deux reprises ; Nasr ed-din s’est alors approché.