La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre 5

maison persane a Azimabad


CHAPITRE VI


Une maison a Azimabad. — Effets de mirage. — Arrivée à Kazbin. — Ahambar (réservoir). — Le chabzaddè de Kazbin. — Superstitions. — Masdjed djouma de Kazbin. — Mystères de Houssein. — Imanizaddè Houssein. — Départ, de Kazbin. — Arrivée à Téhéran.


8 mai. — L’étape de Khorcmderch à Azimabad est courte. Après sept heures de marche j’aperçois un beau village bâti sur les bords du lit aplati d’une rivière ; la caravane traverse le cours d’eau à gué, au grand émoi d’une multitude de poissons bondissant sous les pieds des chevaux, et pénètre dans les rues d’Azimabad, à la suite de paysans accourus au-devant des voyageurs. Ils sont venus nous engager à descendre dans leurs maisons.

« Cette demeure vous appartient et je suis votre domestique », me dit notre hôte en s’arrêtant devant une muraille de terre et en ouvrant en même temps une porte basse et étroite.

Le nouveau gîte a bonne apparence. Au centre de l’habitation est un porche couvert. Un escalier formé de ces hautes marches auxquelles les jambes européennes ont tant de peine a s’habituer conduit à la première pièce. Puis un vestibule sépare deux grandes salles ; l’une nous servira de chambre et de salon ; l’autre, où l’on fait la cuisine, sera affectée a notre maison civile et militaire. Quant aux propriétaires de l’immeuble, ils se réfugieront dans les étables ou, s’ils promettent de ne pas faire trop de bruit, dans le balakhanè élevé au-dessus du vestibule chaque pièce est éclairée par de vastes baies garnies d’un grillage en bois recouvert de papier huilé, remplaçant les vitres, qu’il serait sans doute difficile de se procurer dans les villages. Les plafonds sont formés de rondins de bois juxtaposés ; une cheminée minuscule et deux étages de larges takhtchès décorent les murs blanchis à la chaux. Passons à l’inventaire du mobilier ; sa rédaction ne demandera pas de nombreuses vacations : des coffres garnis d’ornements de cuivre ou de fer étamé, des nattes de paille recouvertes çà et là de tapis usés qui seraient fort appréciés en France, s’ils étaient, en raison de leur vétusté, qualifiés d’anciens, deux ou trois kalyans, un Koran et quelques ouvrages de poésies persanes ornés de grossières enluminures. Sur le devant de la maison, des arbres fruitiers, une ébauche de jardin clôturé par de liantes murailles de terre complètent l’installation. C’est le type uniforme des habitations des riches paysans de la contrée.

9 mai. — Vers trois heures du matin la caravane s’est remise en marche. Elle arrivera aujourd’hui à Kazbin, où elle doit stationner deux jours : repos bien gagné après un trajet de six cent quarante-trois kilomètres parcouru avec le mauvais temps et sur de pitoyables sentiers.

À partir d’Azimabad la vallée s’abaisse rapidement. Entre huit et neuf heures, l’air, réchauffé par les rayons d’un beau soleil, devient étouffant. Derrière le rideau des légères brumes qui s’élèvent dans le lointain, apparaissent des coupoles bleues et des minarets élancés dominant une grande ville étendue au pied des derniers contreforts des montagnes du Ghilan. Au-dessous de ces dômes élégants j’en vois d’autres, lourds et aplatis, dépourvus des revêtements de faïence qui ornent les mosquées. Ces constructions paraissent répandues en grand nombre dans tous les quartiers et donnent au panorama de la ville un aspect monumental. Une large ceinture de jardins entoure les murs de Kazbin, dont nous serions assez rapprochés si un lac immense ne semblait devoir nous obliger à faire un long détour avant de gagner les faubourgs.

« Singulière surprise ! dis-je à mon mari ; je n’avais jamais entendu parler en Perse que des lacs salés d’Ourmiah et de Chiraz ! Quel est donc celui-ci ? »

La carte est déployée ; elle ne porte aucune indication de nature à nous éclairer. Cependant, plus on avance et plus les eaux paraissent s’étendre sur la droite. Une forêt d’abord inaperçue s’élève derrière ce rempart aquatique ; je pousse mon cheval, mais le lac semble fuir devant moi ; les arbres revêtent des formes qui paraissent se modifier suivant le caprice d’une imagination en délire ; pendant plus d’un quart d’heure cette illusion de mes sens persiste, et les miroitements des rayons brûlants du soleil sur les ondes tranquilles éblouissent mes yeux ; puis, tout à coup, lac et forêt disparaissent comme sous l’influence d’une baguette magique.

C’était un mirage.

A la place d’une nappe liquide et de frais ombrages, un chemin poudreux compris entre les clôtures de jardins plantés en vignes et en pistachiers s’ouvre devant nous.

L’eau des nombreux kanots de Kazbin est utilisée à l’arrosage de ces précieux vergers. Comme elle devient insuffisante l’été à l’alimentation de la ville, les habitants ont construit de nombreux réservoirs voûtés nommés abambar, dans lesquels l’hiver ils emmagasinent les eaux surabondantes.

Plusieurs de ces ouvrages se présentent sur notre route, et devant chacun d’eux la caravane fait une courte halte afin de permettre aux pialehs (coupes) des tcharvadars de circuler de main en main, à la grande satisfaction des voyageurs, fort altérés par les rayons de ce premier soleil de printemps.

Quelques réservoirs peuvent contenir plus de six mille mètres cubes. Ils sont établis sur un plan carré et couverts de coupoles hémisphériques posées sur pendentifs : cette partie de la construction émerge seule au-dessus du sol et donne à la ville l’aspect étrange qui nous a frappés quand elle nous est apparue. Ainsi conservée, l’eau garde, même au cœur de l’été, une fraîcheur délicieuse. Un large escalier précédé d’une porte ornée de mosaïques de faïence d’un goût charmant conduit jusqu’aux robinets placés au bas du réservoir, à quinze ou vingt mètres de profondeur. Des bancs de pierre établis sous l’ogive principale, et des niches prises dans la largeur des pilastres permettent aux passants de s’asseoir, aux porteurs d’eau de se reposer et de décharger les lourdes cruches de terre qui viennent d’être péniblement montées. Souvent, au-dessus de l’ouverture de l’escalier, une inscription en mosaïque donne la date de l’érection de l’abambar et le nom du généreux fondateur de l’édifice.

La ville est bâtie sur un emplacement très plat : aussi bien est-il difficile d’apprécier tout d’abord son importance, les maisons, d’égale hauteur, se projetant les unes sur les autres. A en juger d’après le grand nombre de cavaliers qui circulent sur la route, Kazbin doit être une grande cité. Au milieu des caravanes d’ânes, de chevaux, de mulets et de chameaux se mêlent des chasseurs élégamment vêtus, montés sur de beaux chevaux turcomans harnachés avec des brides et des colliers recouverts de plaques d’argent ou d’or ciselées et entremêlées de turquoises et de rubis. Ils portent martialement sur 1 épaule de belles carabines anglaises ; de leur ceinture sortent les crosses d’énormes pistolets, tandis que sur la jambe gauche s’appuient des camas (poignards de soixante centimètres de longueur) enfermés dans des gaines de métal ou de velours.


Abambar (réservoir) de Kazbin


On retrouve en eux les descendants de cette fière population, composée d’Illiats, de Turcs et de Kurdes, qui en 1723 repoussa l’armée afghane maîtresse de la Perse depuis sept ans, et détermina par ce fait d’armes le réveil de l’esprit national et l’expulsion des envahisseurs. Les Kazbiniens sont considérés à juste titre comme les soldats les plus braves de l’armée persane. Ils ont conscience de leur va leur et accablent de quolibets leurs compatriotes au « cœur étroit ».

« Sous le règne de Mohammed chah, me dit le hadji, mon cicérone officieux, une révolté mit en feu le Khorassan ; le souverain manda aussitôt aux régiments d’lspahan de se rendre sans délai dans la capitale afin de renforcer la garde royale. Le délai de route étant expiré et aucune nouvelle de l’arrivée de ces régiments n’étant parvenue à la cour, le chah, fort inquiet, envoya un nouvel exprès dans la capitale de l’Irak, avec mandat de rechercher la cause de cet étrange retard. « Les troupes ne se sont pas mises en route, répondirent sans embarras les « officiers, parce que le désert de Koum est en ce moment infesté de pillards et qu’il serait « dangereux de le traverser sans une escorte de Kazbiniens. » Le roi, suffisamment édifié sur la valeur des soldats, se hâta de licencier les contingents d’Ispahan, et pendant longtemps l’armée ne compta plus dans ses rangs un seul habitant de l’Irak. »

Derrière les chasseurs viennent des fauconniers tenant sur le poing, couvert d’un gant épais, l’oiseau de proie encapuchonné. Enfin de beaux slouguis menés en laisse par des serviteurs bondissent au son des cornes de chasse.

Mêlées à la foule circulent des femmes chevauchant à califourchon sur des ânes blancs recouverts de larges selles de peluche blanche ou verte brodées d’argent. Elles lancent leurs montures au galop et, malgré les voiles qui leur laissent à peine la possibilité de se conduire, se jettent avec intrépidité à travers les caravanes, criant, criant et frappant de leurs longues gaules les bêtes ou les gens trop lents a se garer. Ces écuyères en babouches défieraient au milieu de pareils casse-cou nos plus habiles amazones. Iraient-elles en pèlerinage ? On le croirait à voir leur entrain et leur joie.

« Chiennes, filles de chiennes ! Que vont penser les Faranguis des femmes de Perse ? dit à l’aga le mollah courroucé.

— N’ayez crainte, reprend l’homme au parapluie rouge, les miennes sont la ; leur bonne tenue et leur décence corrigeront dans le souvenir des chrétiens la détestable impression laissée par ces démons enragés. » Beati possidentes

Nous voici enfin dans les faubourgs de Kazbin. La ville doit en partie sa prospérité à sa position géographique ; elle est placée a la jonction des routes qui, de Tauris à l’ouest et de la mer Caspienne au nord, se dirigent sur Téhéran. C’est ce dernier itinéraire, plus court et plus facile à parcourir en toute saison que la route d’Arménie, que suivent tous les ministres plénipotentiaires ou les fonctionnaires diplomatiques se rendant il leur poste. Il y a quelques années, on a espéré posséder un chemin de fer raccourcissant encore la durée de ce voyage, qui ne peut s’effectuer en moins de huit étapes.

Une maison anglaise commanditée par des banquiers allemands avait proposé au chah de construire cette ligne moyennant la concession gratuite des forêts et des mines de la Perse, y compris celles des particuliers, à l’exception cependant des filons d’or, d’argent et gisements de pierres précieuses. En revanche le Trésor avait la perspective de percevoir un droit de vingt pour cent sur les bénéfices de la ligne exploitée, qui devait elle-même faire retour à l’État au bout de soixante-dix ans. Grâce à une somme de deux millions adroitement distribuée aux ministres et aux femmes de l’andéroun royal, la concession avait été accordée et les travaux entrepris. La plate-forme était déjà établie sur plus de vingt-cinq kilomètres quand la lumière se fit tout à coup dans l’esprit de Nasr ed-din. Il comprit qu’il avait misérablement vendu les magnifiques forêts du Mazendéran, dont on retire les plus grosses et les plus belles loupes de noyer qui existent au monde, les bois d’orangers et de citronniers du Chilan et que, par son imprévoyance, la Compagnie était devenue propriétaire des mines de cuivre, de manganèse et des riches houillères placées à fleur de sol dans les environs de Téhéran. Il chercha dès lors un moyen de reprendre sa parole et, sous prétexte d’un léger retard dans l’exécution des travaux, la concession fut retirée et l’ordre donné de fermer les chantiers.

Le directeur de la Compagnie, le baron Reuter, éleva des plaintes amères et voulut faire agir diplomatiquement auprès du chah. En sa qualité d’Anglais il ne pouvait se réclamer du gouvernement allemand. De son côté le ministre de la Heine ne jugea pas à propos de s’occuper d’une affaire entreprise avec des capitaux germaniques : la ligne fut donc abandonnée, et ce désastre se solda par une perte sèche de plusieurs millions. A quelque chose malheur est bon : car, s’il n’y a pas de ligne ferrée en Perse, il y a au moins depuis cette aventure un ministre des chemins de fer.

Toutes ces circonstances ont amené à Kazbin un assez grand nombre d’Européens ; les habitants, désormais apprivoisés, ne leur témoignent aucune malveillance.

Afin de permettre aux ambassadeurs de se reposer quelques jours avant d’arriver à Téhéran, le chah a fait bâtir une grande maison portant le nom de Mehman Kahnè (maison d’hôtes), que deux anciens serviteurs de Sa Majesté mettent poliment à la disposition des voyageurs de distinction.

Le Mehman khanè est une grande construction à deux étages, entourée d’un portique aux lourdes colonnes de maçonnerie.


place du marché de Kazbin


Devant la façade s’étend un petit jardin orné d’un bassin et dans lequel barbotent des canards et où de nombreux porteurs d’eau viennent remplir leurs outres de cuir. Une porte percée au centre d’une clôture en bois donne accès sur une place entourée de quelques boutiques en plein vent, abritées des rayons du soleil par le feuillage d’un platane centenaire.

Ils sont d’un art bien primitif, ces étalages disposés en cercle autour d’un fort piquet, à l’extrémité duquel sont fixées des barres soutenant des nattes plus ou moins déchirées ou des étoffes rapiécées formant toiture. Les marchands, accroupis auprès de leurs denrées, débitent aux passants des fruits secs, des oignons, des salades, des oranges, des grenades, ou présentent aux acheteurs, dans de grands vases bleu turquoise, des pistaches et du maçt (lait fermenté) accompagné d’un sirop de sucre de raisin destiné à être mangé avec ce laitage.

10 mai. — Nous avons essayé, mais en vain, de pénétrer dans la masdjed Chah. Les mollahs en refusant l’entrée à des chrétiens, Marcel a fait demander audience au gouverneur par l’intermédiaire du directeur du télégraphe. Quelques instants après, de nombreux serviteurs se présentent dans le bureau et annoncent que nous sommes attendus au palais ; puis, comme le chahzaddè (prince royal), avec une prévoyance pleine de politesse, envoie chercher des chaises destinées à faire asseoir ses visiteurs, nous laissons à ces meubles le temps de prendre les devants.

On entre dans la demeure du prince en suivant une longue galerie voûtée donnant accès sur une immense cour plantée de platanes émondés. Une multitude de golams (gardes) et de soldats encombrent les allées ou dorment sur le sol. Il fait chaud, efforçons-nous de ne pas troubler le repos de ces vaillants serviteurs. Une seconde galerie, plus sombre que la première, conduit à une deuxième cour entourée de portiques, et par un étroit passage à la salle d’audience. La pièce de réception, assez vaste, est de forme rectangulaire. Une verrière dont la partie inférieure est ouverte au moment de notre entrée laisse passer l’air et la lumière. A travers cette baie on peut apercevoir un beau jardin au centre duquel se trouve un bassin pavé de briques recouvertes d’une couche d’émail bleu turquoise donnant une teinte charmante à la mince couche d’eau courante qui s’écoule de la vasque dans les aqueducs. Le jardin, planté sans beaucoup d’ordre, est dans toute sa splendeur printanière : les iris, les tulipes, les lilas et surtout d’énormes buissons de roses embaument l’air et envoient leurs douces émanations jusque dans le talar (salon). Une grande tente de coutil rouge et blanc étendue au-dessus de la verrière atténue l’ardeur des rayons du soleil. La teinte foncée de l’ombre qu’elle projette fait ressortir la vigueur des tons du jardin comme un cadre sévère met en valeur un riant tableau. La décoration du talar est fort simple ; les murs sont recouverts de stuc blanc, ornés de dessins en léger relief et coupés de plusieurs étages de takhtchès chargés de vieilles porcelaines de Chine et du Japon ; au bout de la pièce se trouve une cheminée toute plate dont l’ouverture ogivale est surmontée d’une gracieuse archivolte composée de fleurs et d’oiseaux. De beaux tapis de Farahan recouvrent d’épaisses nattes de paille posées directement sur le sol, et tout autour de la salle s’étendent de longues pièces de soie jaune paille et bleu de ciel maintenues de distance en distance par des blocs d’albâtre.

En haut du talar est accroupi le frère du roi. C’est un homme d’un certain âge ; les yeux sont noirs ; le nez crochu ; les coins de la bouche s’abaissent dédaigneusement, mais, en somme, la physionomie paraît plus douce et plus avenante que ne le comporte d’ordinaire le type kadjar.

Ce prince a été longtemps l’objet de la colère de son frère Nasr ed-din, et c’est depuis six mois seulement qu’il est rentré en grâce et a été nommé gouverneur de Kazbin. A son premier voyage en Europe, le souverain passa à Sultanieh et visita le splendide tombeau de chah Khoda Bendeh. Frappé de sa beauté et de l’état de délabrement dans lequel on l’avait laissé tomber, il écrivit une longue lettre à son frère et, tout en lui donnant ordre de faire réparer les parties ébranlées, lui fit remettre à cette intention une somme importante.

Le chahzaddè n’eut garde de refuser l’argent, mais pas un ouvrier ne fut occupé à la restauration de l’édifice. Longtemps après son retour en Perse, le roi apprit ce qui s’était passé et, fort mécontent de monsieur son frère, lui prescrivit de venir à Téhéran rendre compte de sa conduite. Le coupable, épouvanté et redoutant les effets de la juste colère du monarque, partit à franc étrier pour Becht au lieu de prendre la route de la capitale, et s’embarqua sur un navire russe avant d’avoir été rejoint par les soldats mis à sa poursuite.

À cette nouvelle le chah entra dans une violente fureur et, considérant cette fuite comme un acte de rébellion, demanda aux autorités moscovites d’arrêter le voyageur à son arrivée à Bakou. Le gouvernement russe retint le prince prisonnier, mais en même temps il négocia une réconciliation entre les deux frères et rendit le fugitif sous la condition expresse que tous ses torts seraient pardonnés.

Le chahzaddè revint donc piteusement à Téhéran et obtint la permission de se fixer à Constantinople. Plus tard il se rendit à Bagdad.

Le gouverneur se lève en nous apercevant, tend la main à Marcel et nous invite a nous asseoir sur les fauteuils du télégraphe installés au milieu de la pièce. On apporte le café dans des tasses minuscules soutenues par des supports de filigrane d’argent merveilleusement travaillés ; le prince, prenant ensuite la parole en français, s’excuse d’abord de l’imperfection avec laquelle il parle une langue qu’il a oubliée (simple formule de politesse, car le frère du roi s’exprime très purement), s’informe du motif de notre visite et nous demande s’il peut nous être utile pendant notre séjour à Kazbin.

« Les mollahs, dit Marcel, font quelques difficultés à laisser visiter aux chrétiens les mosquées de la ville, et dans l’intérêt de mes études je viens prier Votre Altesse de me faciliter l’accès de ces monuments aux heures où ils sont déserts.

— Il n’est pas en mon pouvoir de vous donner une réponse favorable ; je suis, quant à moi, un homme civilisé, je ne fais même pas ma prière, et, depuis trois mois que je suis arrivé à Kazbin, je n’ai pas encore mis le pied dans une mosquée. Il me serait donc parfaitement indifférent de vous autoriser à entrer dans la masdjed Chah, mais l’imam djouma [1] est très rigide ; en définitive je crois que vous feriez bien de renoncer à votre projet. »

Après un assez long entretien sur le nihilisme, les épreuves des francs-maçons, les tables tournantes, nous prenons congé de Son Altesse, qui vient de bailler deux ou trois fois (ceci, en Perse, n’est point une impolitesse) d’une façon des plus contagieuses, et nous sortons du palais, très ennuyés de l’insuccès de notre demande.


le Ghazaddé, gouverneur de Kazbin


Le prince se vante de son irréligion, mais, comme tous les Iraniens, il est néanmoins très enclin à admettre la puissance des sortilèges, des devins et du mauvais œil, et à attribuer à la magie tous les faits qu’il ne s’explique pas.

La science illusoire de l’astrologie, aujourd’hui bannie du monde occidental, s’est réfugiée en Asie. Pour calculer une nativité ou tirer un horoscope, on regarde comme essentiel de faire de longues observations astronomiques, et les devins — c’est leur seule excuse emploient à cet usage des instruments ayant quelquefois la plus grande valeur artistique. Le chah lui-même a ses sorciers officiels ; ils assisteraient certainement à la naissance des enfants royaux, comme l’astrologue caché dans la chambre de la reine Anne a la naissance de Louis XI, si l’andéroun royal était accessible aux simples mortels.

D’ailleurs la superstition n’est pas l’apanage des classes riches, elle règne en souveraine maîtresse sur l’esprit populaire, et il est même curieux de retrouver ici certaines croyances de nos campagnes. Nul n’entreprend un voyage un vendredi ni un treize ; ce jour-là toutes les boutiques sont closes, et chacun, pour éviter de traiter une affaire, quitte sa maison et va se promener. Dans certaines provinces on s’efforce même de ne pas prononcer ce chiffre fatidique et, en comptant, au lieu de treize on dit « douze plus un ».

L’année dernière, le bruit a couru dans la Perse entière qu’une poule blanche pondrait un œuf contenant la peste ; dans l’espace de huit jours toutes les poules blanches ont été détruites, et les poussins nés de leurs œufs étouffés au sortir de la coquille.

L’œil européen est doué de forces particulièrement malfaisantes. Comme dans les villages le passage d’un Farangui est fort rare et laisse par conséquent un souvenir assez durable, on se raconte volontiers que Hezza a vu périr sa vache le lendemain du passage de l’étranger ; que, peu après, la femme d’Ali mit au monde un enfant mort. Les djins et les démons sont aussi très redoutés ; pendant qu’une femme accouche, on tire des coups de fusil afin d’écarter le diable, tandis que, pour préserver l’enfant et la mère des atteintes du mauvais esprit, de sages matrones mettent auprès d’eux un sabre nu et placent sur la terrasse de la maison une rangée de pantins habillés en soldats, qu’elles agitent en tirant des ficelles. Enfin, si l’accouchement est laborieux, on a recours aux grands moyens : le mari amène un cheval blanc et lui fait manger de l’orge sur le sein nu de sa femme. Certains quadrupèdes ont acquis de véritables renommées à la suite du succès de cette singulière médicamentation. Il est même des villages où, quand deux paysannes enfantent en même temps, leurs époux et leurs plus proches parents se disputent à coups de poing le précieux animal. Si le diable a ici une détestable réputation, il ne la doit pas à sa vive intelligence.

11 mai. — « Le gouverneur ne vous a certainement pas autorisés à entrer dans la mosquée du roi ? » nous dit hier soir d’un air victorieux le gardien du Mehman khanè. « C’est un homme pusillanime : il n’oserait affronter le mécontentement des mollahs de la ville. Si vous voulez vous en rapporter à moi, je vous montrerai qu’un nooukar (domestique) de Sa Majesté est quelquefois plus adroit et plus désireux d’obliger les Faranguis que ne le sont les gouverneurs et les gahzaddès. Entre la prière du point du jour et celle de midi il n’y a personne à la mosquée ; les mollahs prennent leur repas, les marchands sont occupés au bazar : si vous me promettez de sortir à mon premier signal, je me fais fort de vous introduire sans danger dans notre plus ancien sanctuaire. »

Ce matin notre protecteur s’est assuré que la masdjed Chah était à peu près déserte, et, sur un signe, nous l’avons suivi de loin, accompagnés de trois ou quatre de ses amis.

On pénètre d’abord sous une voûte sombre, puis dans une galerie découverte bordée de portiques, où gisent quelques mendiants fort occupés à examiner en silence les allants et venants. Un vestibule formant angle droit avec ce premier passage conduit à une salle voûtée. Nous sortons de cette pièce après avoir fait un dernier crochet, et atteignons enfin la cour centrale. En prenant ces dispositions compliquées, les musulmans ont eu l’intention de cacher aux regards des infidèles l’intérieur de la mosquée. La cour est immense, elle est pavée de briques mal entretenues, couvertes de mousse et d’herbes. Au centre se trouve un bassin à ablutions qu’ombragent quelques arbres irrégulièrement plantés. Sur les quatre faces de la construction règne un portique dont le milieu est signalé par une grande ouverture constituant l’entrée d’une salle couverte d’une demi-coupole analogue à celles que les Espagnols désignent sous le nom de média naranja. Ces ouvertures sont dissemblables, mais symétriques par rapport aux grands axes du bâtiment : les deux plus petites se trouvent sur les deux faces latérales ; la plus grande donne accès dans l’intérieur de la

mosquée ; quant à la quatrième, elle est surmontée de deux minarets signalant au loin l’édifice
Mazdeh chah de Kazbin
religieux ; c’était autrefois la porte principale du sanctuaire ; elle a été fermée, et on lui a substitué l’entrée latérale que nous avons suivie, depuis que Kazbin est devenu le point de passage forcé des chrétiens se rendant à Téhéran.

Les fortunes diverses de Kazbin sont écrites sur les murs de briques de la masdjed Chah. La salle à plan carré du mihrab et sa lourde coupole rappellent les constructions de Haroun al-Raschid. Les frises et les rinceaux stuqués, précieuses reliques de l’art persan au douzième siècle, sont formés de fleurs traitées dans un sentiment très réaliste, entourant de leurs délicats entrelacs des caractères compliqués. Cette décoration, exécutée sous la domination des princes Seldjoukides, est contemporaine de la restauration de l’édifice devenue nécessaire après les tremblements de terre qui, aux onzième et douzième siècles, dévastèrent et ruinèrent la ville.

Pendant plus d’une heure et demie nous parcourons la mosquée en tous sens jusqu’à ce que le soleil, d’aplomb sur nos têtes, vienne rappeler à notre guide que les mollahs vont bientôt annoncer du liant des minarets l’heure de la prière de midi. Le moment est venu de regagner l’hôtel. A peine sommes-nous sortis et arrivés sur la place du Marché, que la voix sonore du prêtre retentit ; les fidèles accourent de tous côtés et se précipitent dans le sanctuaire, sans se douter de la profanation qui vient de s’accomplir.

12 mai. — Je me promenais ce matin vendredi dans les faubourgs, quand le son d’un instrument de cuivre a frappé mon oreille ; au milieu d’une place éloignée des routes de caravanes, une foule nombreuse était rassemblée. Elle assistait à une tragédie religieuse ayant pour sujet la mort des descendants d’Ali, Hassan et Houssein, tués sur les ordres des khalifes. Les drames sacrés sont spéciaux à la secte chiite, et, dans ces jours de douleurs où ils entendent raconter l’histoire des martyrs de leur foi, les Iraniens s’excitent à la haine la plus violente contre les Sunnites, auteurs du massacre des descendants légitimes de Mahomet.

Il n’y a point à Kazbin, comme à Téhéran, de salle où l’on puisse déployer une brillante figuration ; les spectateurs, assis sur leurs talons, sont groupés autour d’un espace libre réservé aux acteurs : d’un côté, les femmes voilées ; de l’autre, les hommes coiffés du bonnet rond des paysans. Pour tout accessoire, un tapis jeté à terre, sur lequel reposent un sabre et une aiguière ; le bleu intense du ciel remplace la toile de fond, et un brillant soleil le pâle et fumeux éclairage de nos théâtres. Deux enfants coiffés d’immenses turbans verts jouent dans ces mystères le rôle des chœurs antiques dans les tragédies grecques et disent sur un rythme musical des lamentations qui arrachent des larmes à tous les spectateurs. Dans les moments pathétiques les acteurs joignent leurs sanglots à ceux de la foule, et le traître lui-même, dont la figure est couverte d’un capuchon, pleure et gémit sur sa scélératesse et sur ses iniquités. Les femmes laissent échapper des hoquets de douleur ou des paroles de commisération à l’adresse des victimes, frappent leur poitrine et leurs épaules ; puis, quand ces témoignages d’émotion ou de piété paraissent suffisamment prolongés, elles se calment et reprennent la conversation enjouée interrompue quelques instants auparavant. L’orchestre, composé d’un tambour et d’une trompette, se tient debout au coin du tapis et renforce par des accents discordants les hurlements pieux de l’assistance. Non loin de là, un gros homme assis sur un siège de bois trône avec la satisfaction d’un imprésario présentant au public une troupe de choix.

En abandonnant ce spectacle, nous nous dirigeons vers une coupole émaillée qui recouvre, dit-on, le tombeau d’un enfant de deux ans, fils de l’imam Houssein. Un vaste cimetière précède la porte d’entrée du monument. Des femmes assises au pied des tombes causent avec leurs amies tout en mangeant des chirinis (bonbons). Sur des dalles funéraires récemment placées, des veuves ou des mères gémissent en mesure et entrecoupent leurs sanglots de psalmodies du caractère le plus lugubre sans que leurs voisines paraissent compatir à leur douleur. Elles portent toutes un costume uniforme. Riches et pauvres passent, avant de sortir, de vastes chalvars (pantalons à pieds) et s’enveloppent dans les immenses plis d’un tchader (tente) gros bleu. Ce manteau est jeté sur la tête et retenu par un roubandi (lien de figure blanc) fait d’étoffe épaisse et descendant jusqu’aux genoux. Un grillage à mailles serrées ferme en partie une fente fort étroite ouverte à la hauteur des yeux. Quand une femme est ainsi empaquetée, fût-elle jeune ou vieille, grasse ou maigre, imberbe comme l’enfant qui vient de naître ou barbue comme un sapeur, bien jaloux serait celui qui la reconnaîtrait.

Auprès de la porte de l’imamzaddè j’ai aperçu un escalier conduisant à une terrasse. Il faut gagner ce point culminant si je veux assister à la sortie de l’office du vendredi. D’abord nul ne fait attention à nous, mais bientôt la prière se termine, un vieux mollah aux traits durs et sévères paraît dans la cour et, sur les indications d’autres prêtres, tourne les yeux vers l’étroite retraite où nous avons casé notre « impureté ». Le vieillard grimpe le rapide escalier ; quelle n’est pas ma surprise quand, au lieu d’être invités à déguerpir au plus vite, il nous offre de visiter le tombeau récemment restauré !

L’édifice est carré ; au-devant de sa façade principale, décorée de mosaïques, un porche hypostyle dont les colonnes sont revêtues de losanges de glace donne accès dans le sanctuaire. Au milieu d’une salle tapissée d’ornements de glaces biseautées se détachant sur un fond de stuc blanc, se trouve un grand sarcophage doré ; il repose directement sur le sol et est entouré d’une grille d’argent portant aux quatre angles de grosses boules de même métal. Cette décoration simple et brillante tout à la fois est du plus heureux effet. Des tapis étendus sur le dallage, des lampes de cuivre suspendues à la coupole, quelques versets du Koran écrits en beaux caractères et attachés à la grille du tombeau, des lambeaux de vêtements déposés sur le sarcophage comme ex-voto parent le sanctuaire, dans lequel se presse une foule recueillie. Les fidèles entrent après avoir déposé leurs babouches à la porte, s’agenouillent, inclinent la tète jusqu’à terre, se relèvent, posent les mains sur la grille d’argent et font trois fois le tour du sarcophage dans la même position. Aux angles ils baisent pieusement la boule après l’avoir touchée de leur front, tout en marmottant entre leurs dents des prières arabes dont la plupart d’entre eux ne comprennent pas le sens ; puis ils se retirent à reculons, en faisant à chaque pas une profonde inclination. Près du tombeau, deux petites salles sont réservées aux desservants de l’imamzaddè. Les murailles sont dorées ; sur le fond métallique se détachent de charmantes arabesques rouges, bleues, vertes, harmonisées par le jour discret que laisse pénétrer une verrière colorée. Dans la direction de la Mecque se trouve le mihrab, couvert d’une longue draperie dissimulant un portrait dont on ne voit que le cadre.

Sur ma demande on lève le voile, et j’aperçois une peinture d’une exécution des plus médiocres. Elle représente un homme aux traits accentués, coiffé d’un haïk retenu autour du crâne par une corde de poil de chameau et vêtu d’une robe de laine brune. L’image reproduit très exactement le type des chefs de caravanes arabes. C’est, paraît-il, un portrait de Mahomet : il est très singulier de le retrouver dans une mosquée, la religion musulmane interdisant la reproduction de la figure humaine.

On nous fait asseoir, et le bon mollah notre introducteur nous prie d’attendre quelques instants le café préparé à notre intention.

« Puisque ma bonne étoile m’a conduit chez un savant mouchteïd, je ne me déciderai pas à vous quitter sans vous demander quelques renseignements sur la doctrine que vous enseignez, a dit mon mari.

— Je serai heureux de répondre à vos demandes, répond le chef du collège de prêtres : les questions religieuses sont l’objet de nos constantes études, et les discussions théologiques forment le sujet de nos entretiens journaliers. En développant devant vous les beautés de la
Mystère d'Houssein
loi de Mahomet, je n’ai pas la prétention, quel qu’en soit mon désir, de convertir des chrétiens obstinés dans la fausse voie, mais j’accomplis un devoir en répandant autour de moi la vérité. Le poète a dit : « Si je trouve un aveugle dans le puits de l’erreur et si je reste « silencieux, je commets un crime ».

« La doctrine de Mahomet peut se diviser en deux parties : la foi et le culte. Le fondement de la religion musulmane est un déisme pur, excluant l’idée même de la représentation divine, qui conduit par une pente si rapide au paganisme. Il n’y a qu’un Dieu, et Mahomet est son dernier prophète. L’admission de ce principe implique la croyance aux anges, aux écritures, à la prophétie, à la résurrection, au jugement dernier et à la prédestination. « Les anges sont créés de feu, ne mangent pas, ne se reproduisent pas et sont toujours occupés à chanter les louanges de Dieu, à lui rapporter les actions des hommes et à implorer la clémence du Tout-Puissant. Azrael est l’ange de la mort : Israfil sonnera la trompette du jugement dernier ; enfin Gabriel, qui apporta le Koran à Mahomet, est un esprit saint entre tous les saints.


Imanzaddè d’Houssein


« Nous croyons aussi à l’existence d’un certain nombre de bons et de mauvais génies qui mangent, se reproduisent, meurent comme l’homme et, comme lui, sont récompensés ou punis suivant leurs actions.

« Depuis la création du monde cent quatre livres sacrés ont été remis aux hommes par Dieu ; dix furent donnés à Adam, cinquante à Seth, trente à Énoch, dix à Abraham ; les Psaumes, le Pentateuque, l’Evangile et le Koran lurent successivement inspirés à David, à Moïse, à Jésus-Christ et à Mahomet, «  le Sceau de tous les prophètes », après la venue duquel nous ne devons plus attendre de révélation divine. Tous ces livres sont perdus aujourd’hui, à l’exception des quatre derniers, mais le Pentateuque, les Psaumes et l’Évangile sont dénaturés, et nous ne saurions avoir confiance dans les livres restés entre les mains des juifs ou des chrétiens.

« Nous croyons au jugement et à la résurrection. Après la mort deux anges noirs, Monkir et Nakir, interrogent les humains sur l’unité de Dieu et la mission de Mahomet ; s’ils répondent bien, leurs corps sont rafraîchis par l’air du paradis et laissés en repos ; dans le cas contraire les anges frappent les damnés avec de lourdes massues, et quatre-vingt-dix-neuf dragons armés de sept tètes chacun se précipitent sur eux pour les déchirer. L’époque de la résurrection est connue de Dieu seul. Après le jugement dernier les fidèles seront récompensés suivant leurs œuvres : les bons iront en paradis, les autres en enfer. Cependant Mahomet intercédera auprès de Dieu et sauvera un grand nombre de réprouvés. Ce droit de demander grâce sera réservé à Mahomet, le dernier des prophètes, et refusé a Adam, à Abraham, a Noé et à Jésus.

« Ceux qui approcheront de Dieu, nous dit le Koran, habiteront des jardins délicieux ombragés de beaux arbres et parcourus par des eaux toujours fraîches ; ils se reposeront sur des couches ornées d’or et de pierreries ; de jeunes esclaves, dont la beauté ne sera jamais altérée, verseront dans leur coupe un vin délicieux qui ne leur portera point à la tête et n’égarera pas leur raison. Us trouveront sous leurs mains tous les fruits mûrs et les oiseaux rôtis qu’ils voudront manger, et n’entendront ni accusation ni vains discours : le mot de paix retentira partout.

— Et les femmes, ai-je demandé au mouchteïd, Mahomet les admet-il aussi parmi les élus du paradis ?

— Hélas ! il faut bien en rendre le séjour agréable aux hommes. De belles jeunes filles aux grands yeux noirs semblables a des perles cachées dans des coquilles vivront avec les élus, et leur présence sera la récompense du bien qu’ils auront fait.

— Les femmes seront-elles soumises à la polygamie ?

— Oui, et chaque fidèle croyant possédera au moins soixante-deux houris, outre les femmes qu’il aura eues sur la terre.

— Le paradis comportera-t-il des andérouns où les femmes seront sévèrement gardées ? Quand elles se promèneront dans les jardins miraculeux, seront-elles voilées ?

— Cette précaution sera inutile, me répond le bon prêtre en souriant légèrement : les bienheureux n’auront qu’un seul œil au-dessus de la tête et ne verront ainsi que leurs seules épouses.

« Nous admettons aussi la prédestination, car le Koran apprend que Dieu a dit : « Nous « avons attaché le sort de chaque homme autour de son cou ».

— Quel mérite en ce cas voyez-vous à bien vivre, et pourquoi seriez-vous responsable de vos mauvaises actions ?

— Et vous, chrétiens, comment admettez-vous en même temps la prescience divine et le libre arbitre ? Mais je ne veux pas en ce moment dénigrer le christianisme, bien que certains points me paraissent très faciles à attaquer ; je veux achever de vous instruire des formes du culte que nous rendons à Dieu. La principale de nos obligations est la prière. Cinq fois par jour, après les ablutions et avant de parler à Dieu, l’homme doit se dépouiller de tous ses vêtements de prix ou de ses bijoux, afin que sa parure ne puisse lui inspirer de sentiments d’orgueil, si contraires à l’humilité nécessaire à celui qui s’adresse à Allah. En pays sunnite les femmes ne sont pas volontiers admises dans les mosquées aux heures des cérémonies, de peur que leur présence ne détourne de Dieu la pensée des hommes. Les prêtres chiites, au contraire, leur conseillent d’assister aux prières publiques.

« Le Koran ordonne de jeûner pendant le mois de Ramazan, où l’ange Gabriel remit à Mahomet le livre sacré. En ce saint temps nous devons nous abstenir de manger, de boire, de fumer et même, suivant quelques casuistes, de respirer des odeurs agréables, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, Les femmes enceintes ou nourrices, les enfants qui n’ont pas encore atteint quatorze ans et enfin les gens qui voyagent pour leur agrément sont seuls exempts de cette obligation, mais ils doivent y suppléer par une aumône ou une œuvre pie.

« La charité est encore plus rigoureusement ordonnée aux musulmans que l’observation du jeûne : rien ne saurait dispenser de la pratique d’une vertu que Mahomet a déclarée obligatoire. Néanmoins les aumônes sont divisées en deux classes : les unes sont volontaires ; les autres peuvent être perçues de force et pèsent sur les individus avec la plus grande équité ; cette imposition, calculée à raison de deux et demi pour cent du revenu, frappe les biens des musulmans payant une taxe depuis plus de onze mois. Aux premiers temps de l’Islam elle était remise au Prophète et affectée à l’entretien de sa maison et de ses armées. Encore aujourd’hui en Perse, les seïds ses descendants, dont le nombre est très considérable, ont le droit de toucher la dîme, d’ailleurs presque toujours remise dé gré à gré. Quant à l’aumône volontaire, elle est considérée comme un des plus sûrs moyens de gagner le ciel.

« Enfin le pèlerinage de la Mecque est ordonné à tout fidèle qui a un cheval et les moyens de faire le voyage. Ceux que leur santé empêche d’entreprendre une aussi longue pérégrination doivent y envoyer à leurs frais un représentant. Je dois ajouter que mes coreligionnaires ont été forcés d’abandonner le pèlerinage de la Mecque, les Sunnites gardiens de la Kaaba les obligeant, avant d’y entrer, à aller prier sur les tombeaux des trois premiers khalifes et à reconnaître comme héritiers légitimes de Mahomet les assassins des descendants d’Ali. Voilà l’exposé sommaire de notre doctrine. La loi religieuse et administrative est renfermée, vous le savez déjà, dans le Koran, livre composé dans un dialecte arabe si pur qu’il eût été impossible à un homme de l’écrire sans avoir reçu l’inspiration divine. Nous trouvons dans ses versets les préceptes nécessaires non seulement pour nous diriger dans la voie du bien, mais encore pour juger toutes nos contestations judiciaires, et n’avons jamais recours à l’autorité des premiers interprétateurs de la loi musulmane, Hannifa., Malek, Chaffi et Hambal, les quatre piliers de la foi sunnite, piliers de boue et de paille que renverserait un chien galeux du simple frôlement de son épaule.

— Le Koran est en effet un recueil de conseils sages et prudents, répond mon mari, et j’admire beaucoup les pages où le Prophète parle de la Divinité avec une éloquence et une ferveur poussées jusqu’à l’exaltation : mais d’un autre côté il est regrettable que certains versets puissent donner sujet à des interprétations opposées et qu’on retrouve dans le Koran la trace des préoccupations matérielles de Mahomet. Votre Prophète songe trop, semble-t-il, à satisfaire ses passions, ses intérêts et à assurer l’avenir de ses descendants.

— Vous êtes un égaré, et ne pouvez pénétrer les mystérieuses pensées de Dieu. D’ailleurs le Koran n’est pas l’œuvre de Mahomet, mais celle d’Allah. Comment voulez-vous donc admettre que Dieu, infaillible en son essence, se soit trompé ? Toutes vos prétendues sciences européennes vous font perdre de vue le but de notre vie et obscurcissent vos idées. Les versets que les infidèles ne peuvent entendre, dont nous entrevoyons à peine le sens après avoir passé notre vie à prier et à méditer : Mahomet, éclairé de l’esprit saint, les comprit sans peine. Instruisez-vous, passez vingt ans à Kerbéla, approfondissez les livres sacrés, et vous serez alors persuadés du néant de votre savoir et de la sublimité de notre religion. »

Marcel n’a pas le temps, avant son retour en France, de mettre à profit les sages conseils du mouchteïd, aussi abandonne-t-il la controverse.

« Quelles différences existent donc entre la secte des Sunnites et celle des Chiites ? ai-je demandé a mon tour.

— Elles sont immenses, comme celles qui séparent l’erreur de la vérité. Les Sunnites ont été admis à voir la lumière, mais ils ont transgressé les volontés divines et, au lieu de suivre l’ordre de succession indiqué par le Prophète, ont élevé au khalifat des usurpateurs — que la colère de Dieu pèse sur leurs aïeux et leur postérité ! — et massacré les légitimes descendants de Mahomet. Les pratiques des religions chiite et sunnite diffèrent peu en apparence, et c’est à peine si dans la prosternation et la prière les sectateurs d’Omar se sont écartés de la droite voie : mais tout en eux est imposture et fourberie. Nous, au contraire, pleins d’un saint respect pour nos martyrs, nous les prions d’intercéder auprès de Dieu, persuadés qu’ils participent, quoique à un degré inférieur, à la nature sacrée du Prophète.

— Vous professez, m’avez-vous dit, un véritable culte pour la famille de Mahomet ?

— Les Chiites aiment à se désigner sous le nom d’ « amis de la famille », et chacun d’eux vénère même les descendants du Prophète sous le nom d’imam ou d’imamzaddè (descendant d’imam).

« Depuis la fondation de notre religion, douze pontifes se sont succédé ; le dernier, l’imam Meddy, n’est pas mort, il a disparu, et l’on évitera de lui nommer un successeur jusqu’à ce que sa destinée et sa retraite soient enfin connues.

« De superbes tombeaux, désignés sous le nom d’imamzaddè comme les personnages dont ils recouvrent le corps, ont été consacrés à nos saints ; les plus beaux sont ceux d’Ali à Nedjef, d’Houssein a Kerbéla, de Jaffary à Kasemin et de Mezza à Mechhed. En outre nous élevons des monuments aux fils de ces imams, et la piété des fidèles se plaît à enrichir des sanctuaires semblables à celui que je viens de vous faire visiter.

— Le sarcophage qui se trouve dans cet imamzaddè renferme-t-il réellement les restes du fils d’Houssein ?

— J’en ai la certitude, mais il n’est pas besoin de posséder les cendres d’un saint pour lui dédier un tombeau. En parcourant la Perse, vous trouverez plus de vingt imamzaddès consacrés au même imam, aussi bien dans le pays qui l’a vu naître et mourir que dans ceux où il n’a jamais vécu ; et partout vous verrez les fidèles prier autour du sarcophage avec une égale ferveur. »

Pendant la durée de cet entretien, les mollahs, ayant achevé leurs prières, rentrent peu à peu dans la salle et s’accroupissent silencieusement les uns auprès des autres tout le long de la muraille ; on apporte le kalyan au plus respectable d’entre eux, qui l’offre avec dignité à tous les autres prêtres, en suivant, dans l’accomplissement de cette politesse, leur rang hiérarchique. Il le garde enfin quand l’assistance tout entière a refusé de fumer avant lui. Après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, il passe la pipe au prêtre auquel il l’avait offerte en premier lieu ; celui-ci la saisit, la présente à son tour à la ronde, et cette formalité se renouvelle jusqu’à ce que le kalyan, éteint, revienne entre les mains du serviteur chargé de le regarnir et de le rapporter aussitôt. La cérémonie terminée, quelques mollahs prennent des livres de théologie posés sur les lakhtchès ; d’autres sortent des plis de leur ceinture leur long galamdam (encrier) de laque, déploient des rouleaux de cuir contenant du papier et se mettent à écrire. Il est temps de nous retirer.

Avant notre départ les mollahs nous ont engagés à visiter les ruines de l’élégante médressè Bolakhi, qui, dans ses dimensions restreintes, reproduit les délicates décorations de la masdjed Chah.

13 mai. — Nous devions partir de Kazbin hier matin, mais Marcel a été pris, pendant la nuit précédente, d’une fièvre violente, d’intolérables douleurs de tête et de vomissements. J’ai demandé au chef du télégraphe s’il y avait en ville un docteur européen ; il m’a répondu que les Persans s’occupaient de thérapeutique, et qu’ils s’en tenaient encore aux enseignements d’Avicenne, célèbre médecin arabe qui vivait au dixième siècle. Craignant l’aggravation d’une maladie dont le début revêt une forme inquiétante, privée de ma pharmacie, que la caravane a emportée avec les gros bagages, je me suis déterminée à faire transporter sans délai mon mari à Téhéran. Une route carrossable conduit à cette ville, où l’on peut arriver dans les voitures vide destinées au service des ministres se rendant de Recht à la capitale de la Perse.


ruine de la médressè Bolhaki


Quelques-uns de ces véhicules sont même suspendus, mais on les enferme dans les remises royales, où ils restent à la disposition de Sa Majesté. J’ai fini par me procurer une espèce de charrette fixée sur quatre roues et recouverte d’un mauvais capotage ; mon malade s’est étendu sur des couvertures, et enfin, vers trois heures du matin, j’ai obtenu des chevaux, après avoir perdu toute une journée à préparer le départ. A cinq kilomètres de la ville, le chemin, détrempé par les pluies d’un violent orage, devient impraticable, et les bêtes refusent d’avancer. Le conducteur, descendant de son siège, les excite à sortir de l’ornière ; je prends les rênes et fouette à tour de bras : tous nos efforts sont inutiles. Il faut attendre le jour. Quelques paysans, passant avec leurs vaches, nous tirent de ce mauvais pas. La chaussée est détestable jusqu’à Téhéran, assurent-ils. Et nous avons cent vingt kilomètres à faire avant de toucher au port !

Pourquoi reprocherait-on son ignorance à l’ingénieur chargé de la construction de la chaussée, vaste fossé boueux, que les Persans qualifient orgueilleusement du nom de route royale ? Emin sultan, l’auteur du projet, est un ancien rôtisseur des cuisines du chah, arrivé à tous les honneurs par la volonté de son maître. Il est aujourd’hui ministre d’État, ingénieur, chef de la douane, grand trésorier, mais ne dédaigne pas, dans les grandes occasions, de relever ses manches, de ceindre le tablier et de flatter la gourmandise du souverain en préparant un rôti cuit à point.


le Démavepid


Un kébab bien réussi a valu au Vatel persan l’entreprise de la route de Téhéran à Kazbin, dont le prix de revient s’est élevé à plus de dix mille francs le kilomètre, bien que les propriétaires des terrains n’aient pas été indemnisés, que la chaussée ne porte pas trace d’empierrement, que tous les fossés enfin aient été creusés par corvées et payés à coups de bâton.

Arrivés à la quatrième station, le maître de poste refuse de me laisser continuer le voyage, sous prétexte que la nuit tombe ; mon désappointement est cruel : j’aperçois depuis longtemps le pic neigeux du Démavend et la chaîne de l’Elbrouz, au pied de laquelle est bâti Téhéran. Je ne suis plus qu’à vingt kilomètres de la ville, et la route, qui conduit à un château royal, est, paraît-il, assez bonne. A force d’instances on me donne des chevaux ; vers dix heures du soir je franchis enfin les larges fossés et l’enceinte fortifiée de la capitale de la Perse. Le postillon qui nous a menés n’appartient pas a l’administration, c’est un paysan tenté par l’appât de la récompense promise ; il parle un patois kurde auquel je ne comprends pas un mot, n’est jamais sorti de son village et ne connaît pas Téhéran. Quand je m’en aperçois, le véhicule est déjà engagé dans un labyrinthe de ruelles désertes plongées dans une obscurité profonde. Toutes les maisons sont closes, et il y a trop de boue dans la ville pour qu’on puisse y circuler à pied.

A près avoir traversé des bazars couverts, encore plus sombres que les rues, j’entrevois cependant un filet de lumière à travers la porte entr’ouverte d’une maison de misérable apparence. J’entre et trouve des soldats persans fumant le kalyan et buvant du thé ; je demande le quartier chrétien ; l’un des militaires se lève, vient questionner le cocher, s’assure que ce dernier est incapable de se retrouver, et consent à lui servir de guide. Nous retournons sur nos pas, et débouchons enfin sur une vaste place dont le piètre éclairage éblouit mes yeux habitués à la nuit noire. Quatre portes monumentales se présentent à chacune des extrémités de la place ; l’une d’elles donne accès dans le quartier européen ; mais là mon soldat m’abandonne : il ne connaît pas de mehman khanè farangui J’ai de nouveau recours à un marchand de thé : à force de prières j’obtiens un nouveau guide.

Dix minutes plus tard la voiture s’arrête devant une maison blanchie à la chaux et d’assez propre apparence.

L’hôtel français n’est autre chose qu’un café tenu par un de nos compatriotes, ancien confiseur chassé du palais sur la demande du clergé, qui voyait à regret le chah manger des pâtisseries préparées par un « impur ». Au café sont jointes deux pièces que M. Prévôt loue aux voyageurs de passage à Téhéran ; elles vont sans délai être mises à noire disposition. Nous sommes arrivés ; mais dans quel état est Marcel ! il délire et n’a même pas la force de gagner la chambre où ’attend un bon lit.


femme persane en costume de promenade
  1. Chef religieux de la masdjed Chah ou mosquée Royale.