La Perse, la Chaldée et la Susiane/Chapitre

panorama de Sultanieh


CHAPITRE V

Arrivée à Zendjan. — Les Babys. — Le camp de Tébersy. — Révolte religieuse. — Siège de Zendjan. — Supplice des révoltés. — Une famille baby. — L’armée persane. — Sultanieh. — Tombeau de chah Khoda Bendeh. — Les tcharvadars. — Exercice illégal de la médecine.

29 avril. — Zendjan, capitale de la province de Khamseh, est situé sur un plateau dominant une belle plaine qu’arrose un affluent du Kisilousou, et doit à son altitude élevée une température très agréable en été, mais par cela même rigoureuse en hiver. Cette ville, qui se glorifie, peut-être à tort, d’avoir donné naissance à Ardechir-Rabegan, le premier prince de la dynastie sassanide, fut en partie détruite par Tamerlan, peu après la ruine de Sultanieh, et perdit pendant cette période un de ses monuments les plus remarquables, le tombeau du cheikh Abou Féridje. Des désastres plus récents, conséquence de la révolte des Babys, ont fait oublier l’invasion tartare, mais ont illustré à jamais la vaillante population de la cité.

En 1843 arrivait à Chiraz un homme d’une grande valeur intellectuelle, Mirza Ali Mohammed ; le nouveau venu prétendait descendre du Prophète par Houssein, fils d’Ali, bien qu’il n’appartînt pas aux quatre grandes familles qui, seules, peuvent se targuer, sur des preuves même discutables, d’une si sainte origine. Il revenait dans sa ville natale, après avoir accompli le pèlerinage de la Mecque et visité la mosquée de Koufa, « où le diable l’avait tenté et où il s’était détaché de la loi orthodoxe ». Il se mit immédiatement à parler en public ; comme tous les réformateurs, il s’éleva avec violence contre la dépravation générale, le relâchement des mœurs, la rapacité des fonctionnaires, l’ignorance des mollahs, et montra dans ses premiers discours une tendance à ramener la Perse à une morale empruntée aux religions guèbre, juive et chrétienne. Dès le début de son apostolat, Mirza Ali Mohammed abandonna son nom pour adopter le titre de Bab ( « porte » par laquelle on arrive à la connaissance de Dieu) et fut bientôt entouré de prosélytes nombreux, les Babys, qu’enthousiasmait sa chaude éloquence. Le nouveau prophète accordait à ses disciples une liberté d’action et une indépendance inconnues aux musulmans : « Il n’avait pas reçu mission, disait-il, de modifier la science de la nature divine, mais il était envoyé afin de donner à la loi de Mahomet un développement semblable à celui que ce dernier avait déjà apporté à la loi du Christ. »

Il n’engageait point les fidèles à se lancer dans la recherche stérile de la vérité, et leur conseillait d’aimer Dieu, de lui obéir, sans s’inquiéter de rien autre au monde. Afin de compléter l’effet de ses premières prédications, le Bab publia bientôt deux livres célèbres écrits en langue arabe : le Journal du pèlerinage à la Mecque, et un Commentaire de la sourate du Koran intitulée : Joseph. Ces ouvrages se faisaient remarquer par la hardiesse de l’interprétation des textes sacrés et la beauté du style.

Cependant les attaques violentes dirigées par le Bab contre les vices du clergé ne tardèrent pas à ameuter contre lui tous les prêtres du Fars. Ceux-ci se plaignirent amèrement au roi et, entre-temps, engagèrent une discussion avec un adversaire qui les eut bientôt réduits au silence.

Mohammed chah montra peu d’émotion en apprenant les événements survenus dans le Fars. Doué d’un caractère mou et d’un esprit sceptique, il vivait en outre sous la tutelle d’un premier ministre plus porté à approuver en secret les attaques dirigées contre le clergé qu’à augmenter l’autorité des prêtres en prenant chaudement leur défense. Le roi se contenta d’interdire aux deux parties de disputer en public sur les nouvelles doctrines, et ordonna au Bab de s’enfermer dans sa demeure et de n’en jamais sortir.

Cette tolérance inattendue enhardit les Babys : ils s’assemblèrent dans la maison de leur chef et assistèrent en nombre toujours croissant à ses prédications. Celui-ci leur déclara alors qu’il n’était point le Bab, c’est-à-dire la « porte de la connaissance de Dieu », comme on l’avait cru jusqu’alors, comme il l’avait supposé lui-même, mais une sorte de précurseur, un envoyé d’Allah. En conséquence, il prit le titre d’ Altesse Sublime » et transmit celui de « Bab » à un de ses disciples les plus fervents, Mollah Houssein, qui devint, à partir de ce moment, le grand missionnaire de la foi nouvelle.

Muni des œuvres de son maître, le Journal du pèlerinage à la Mecque et le Commentaire sur la sourat du Koran, ouvrages qui résumaient alors les théories religieuses du réformateur, le nouveau Bab partit pour lspahan et annonça au peuple enthousiasmé que l’Altesse Sublime était le douzième imam, l’imam Meddy. Après avoir réussi, au delà de toute espérance, à convertir non seulement les gens du peuple, mais même un grand nombre de mollahs et d’étudiants des médressès célèbres de la capitale de l’Irak, il se dirigea sur Téhéran, demanda une audience à Mohammed chah, et fut autorisé à lui soumettre ses doctrines et à lui présenter les livres babys. C’était un triomphe moral d’une portée considérable.

Pendant que le Bab prêchait dans la capitale et déterminait de très nombreux adeptes à s’enrôler sous sa bannière, l’agitation gagnait les andérouns. Dès son apparition, la nouvelle religion avait su intéresser à son succès les femmes, si annihilées par le Koran, en leur promettant l’abolition de la polygamie, considérée à juste titre par l’Altesse Sublime comme une source de vice et d’immoralité, en les engageant à rejeter le voile, et en leur attribuant auprès de leur mari la place honorée et respectée que l’épouse et la mère doivent occuper dans la famille. Toutes les Persanes intelligentes apprécièrent les incontestables avantages de cette révolution sociale, embrassèrent avec ardeur les croyances du réformateur et se chargèrent de propager le babysme dans les andérouns, inaccessibles aux hommes.

L’une d’elles, douée d’une éloquence entraînante et d’une surprenante beauté, devait soulever la Perse entière. Elle se nommait Zerrin Tadj (Couronne d’or), mais dès le commencement de son apostolat elle adopta le nom de Gourret el-Ayn (Consolation des yeux).

Gourret cl-Ayn était née à Kazbin et appartenait à une famille sacerdotale. Son père, jurisconsulte célèbre, l’avait mariée, fort jeune encore, à son cousin, Mollah Mohammed. Admise chaque jour à entendre discuter des questions religieuses et morales, elle s’intéressa aux entretiens en honneur dans sa famille, apprit l’arabe pour les suivre plus aisément et s’appliqua même à interpréter le Koran. Les prédications du Bah furent trop retentissantes pour que (iourret el-Ayn pût en ignorer l’esprit ; elle fut frappée des grands côtés de la nouvelle doctrine, se mit en correspondance suivie avec l’Altesse Sublime, qu’elle ne connut jamais, paraît-il, et embrassa bientôt toutes ses idées réformatrices. Peu après, elle reçut du chef de la religion la mission de propager le babysme, rejeta fièrement le voile, se mit à prêcher à visage découvert sur les places publiques de Kazbin, au grand scandale de sa famille, et conquit à la nouvelle foi d’innombrables adeptes ; mais, bientôt fatiguée de lutter sans succès contre tous ses parents, elle les quitta sans esprit de retour, sortit de Kazbin, et à partir de cette époque se consacra à l’apostolat dont l’Altesse Sublime l’avait chargée.

Mollah Houssein et Gourret el-Ayn, tels furent en réalité les grands propagateurs du babysme, car Mirza Ali Mohammed, toujours enfermé à Chiraz, s’employait tout entier à coordonner les préceptes de la religion.

En quittant Téhéran, Mollah Houssein, suivi d’une nombreuse troupe de fidèles, s’était dirigé vers le Khorassan et n’avait pas tardé à arriver à Mechhed, où il espérait établir un centre important de prédications. Contre son attente, il y fut mal accueilli, maltraité même par le mouchteid, qui osa lever son bâton sur lui ; une sorte d’émeute s’ensuivit, et Mollah Houssein allait être chassé de la ville quand on apprit tout à coup la mort de Mohammed chah. À cette nouvelle, les Babys sortirent de la ville sainte et se dirigèrent vers le Mazenderan, dans l’espoir de faire leur jonction avec des enthousiastes conduits par Gourret el-Ayn. Le clergé du Khorassan, plus épouvanté des succès des Babys que ne l’avaient été les prêtres du Fars, ne s’en rapporta pas, pour détruire l’hérésie naissante, au zèle religieux du nouveau chah, Nasr ed-din, qui n’avait point encore eu le temps de procéder aux fêtes de son couronnement ; il prit sur lui de diriger des émissaires sur les traces du Hab. Ceux-ci surexcitèrent violemment les populations des campagnes contre les réformés ; des insultes on en vint aux coups, enfin on prit les armes. Mollah Houssein, inquiet du sort des convertis attachés à ses pas, songea à s’abriter derrière une place forte. Le tombeau de cheikh Tébersy lui parut favorablement situé ; il le fit entourer de fossés et de murailles, y enferma des approvisionnements considérables, achetés ou réquisitionnés dans les campagnes, et donna dès ce moment à ses prédications un caractère plus politique que religieux : avant un an, à l’entendre, l’Altesse Sublime aurait conquis les « sept climats de la terre », les Babys posséderaient le monde et se feraient servir par les gens encore attachés aux vieilles doctrines ; on ne parlait de rien moins, à Tébersy, que de se partager le butin de l’Inde et du Boum (Turquie).

Les fêtes du couronnement étaient enfin terminées ; le nouveau ministre, l’émir Nizam, sentant que les querelles religieuses ne tarderaient pas à dégénérer en agitations politiques, envoya des troupes pour disperser les insurgés du camp de Tébersy. Elles furent d’abord battues à plusieurs reprises. Cependant de nouveaux renforts arrivèrent, et la place fut investie. Durant plus de quatre mois, les assiégés supportèrent de terribles combats et ne se déterminèrent à demander la capitulation qu’après avoir été réduits à la plus épouvantable famine. Maigres, hâves, décharnés comme des gens nourris depuis plusieurs jours de farine d’ossements et du cuir bouilli des ceinturons et des harnais, les Babys défilèrent semblables à des spectres devant leurs vainqueurs étonnés que, sur un millier d’hommes réfugiés dans Tébersy, il en restât à peine deux cents. On profita de l’état de faiblesse des vaincus pour les griser et, au milieu de la nuit, on les égorgea. Bien peu échappèrent au massacre, ordonné au mépris des articles de la capitulation.

A la nouvelle de cette terrible exécution, les Babys jurèrent de venger leurs martyrs. Mollah Houssein avait été tué pendant le siège ; on lui donna comme successeur Mohammed Ali le Zendjani (natif de Zendjan). Le nouveau chef prit à son tour le titre de Bab, convertit par ses éloquentes prédications la population presque tout entière de sa ville natale, où il jouissait d’une grande influence, et groupa autour de lui les rares fugitifs du camp de Tébersy.

Une émeute, fomentée directement cette fois contre l’autorité royale et les prêtres, ne tarda pas à éclater. A la suite d’un différend survenu entre un Baby et les collecteurs d’impôts, les réformés parcoururent les bazars de Zendjan, appelant leurs coreligionnaires à la révolte ; plus de la moitié de la population se souleva, prit les armes, pénétra dans les maisons des mollahs, incendiant et pillant des quartiers entiers, tandis que Mohammed Ali, chef reconnu de l’insurrection, s’emparait de la forteresse Ali Merdan khan, dans laquelle se trouvaient des fusils et des munitions. Telle fut l’origine d’une lutte qui dura plus d’une année et à la fin de laquelle devaient sombrer les espérances les plus chères des réformateurs.

Le gouverneur, effrayé de l’enthousiasme et du courage des Babys, demanda des troupes à Téhéran. Plusieurs mois se passèrent sans que l’armée royale, forte de dix-huit mille hommes et presque égale en nombre aux insurgés, osât les attaquer de front. Pendant ce temps ceux-ci s’étaient barricadés dans les quartiers voisins de la citadelle, avaient construit des ouvrages de défense appuyés sur les coupoles des mosquées et des caravansérails, et s’étaient exercés à manier les armes trouvées dans la forteresse. L’artillerie leur faisait à peu près défaut : ils ne pouvaient opposer aux huit canons et aux quatre mortiers de l’armée royale que deux pièces sans portée, qu’ils avaient fondues à grand’peine.

Le siège des retranchements babys fut enfin commencé ; pendant plus de vingt jours les assiégés soutinrent avec succès les assauts des troupes royales, mais, obligés bientôt de ménager leurs munitions, ils ne tardèrent pas à perdre du terrain. Le cinquième jour du Ramazan, malgré d’incroyables efforts, les insurgés durent abandonner une partie de leurs positions, et, quelques jours après cet engagement, comme Mohammed Ali donnait l’ordre d’incendier le grand bazar, dans l’espoir de produire une diversion, il tomba mortellement frappé. On l’emporta afin - de cacher sa blessure aux combattants, et à partir de ce moment la maison où il avait été déposé devint le centre d’une résistance si opiniâtre que les chefs de l’armée royale donnèrent l’ordre de la canonner. Une construction de terre ne devait pas résister longtemps aux boulets ; elle s’écroula, ensevelissant sous les décombres tous ses défenseurs. Cependant on retira des ruines Mohammed Ali, mais il ne survécut pas à ses blessures : huit jours après il expirait, encourageant les siens à combattre jusqu’au dernier soupir et leur promettant la vie éternelle en récompense de leur dévouement et de leur courage.

La mort du Bab mit un terme à la lutte ; la démoralisation ne tarda pas à pénétrer dans le cœur des assiégés, et ces hommes, si courageux tant qu’ils avaient considéré leurs chefs comme des saints les menant à la victoire, se déterminèrent à se rendre, à condition qu’ils auraient la vie sauve.

Malgré cette promesse, ils ne furent pas mieux traités que les insurgés du camp de Tébersy : les plus connus furent massacrés immédiatement ; les autres, amenés à Téhéran à coups de fouet, témoignèrent par leurs supplices du triomphe de l’armée royale. La prise de Zendjan avait été aussi meurtrière pour les assiégeants que pour les assiégés. Les troupes régulières, exaspérées de la résistance des révoltés, rasèrent les quelques quartiers encore debout et assouvirent leur rage sur tous ceux qui furent accusés d’avoir favorisé la réforme. Les morts eux-mêmes n’eurent point la paix. Comme on interrogeait les vaincus sur le sort de Mohammed

Ali, ils assurèrent qu’il avait été tué. On refusa de les croire ; ils désignèrent l’emplacement où le corps était déposé ; le cadavre fut déterré, attaché à la queue d’un cheval et traîné durant trois jours à travers la ville ; les derniers lambeaux du Bab furent finalement jetés aux chiens. Seules les femmes, qui avaient en grand nombre pris part à la lutte, obtinrent grâce.


Jeune fille baby


La passion que subit à Tauris l’Altesse Sublime, les tortures infligées aux captifs conduits à Téhéran, leur courage inébranlable, la persévérance avec laquelle ils protestèrent de la sainteté de leur mission, produisirent sur l’esprit public une impression bien différente de celle qu’on avait attendue de leur supplice. Un grand nombre de musulmans, attribuant l’étonnante force d’âme des Babys à un pouvoir surnaturel, se convertirent en secret à la nouvelle-religion. Les principaux d’entre les réformés, profitant de ce retour de fortune, proclamèrent la déchéance des Kadjars, rompirent tous les liens qui les rattachaient encore à la dynastie et se donnèrent pour chef un enfant à peine âgé de seize ans, nommé Mirza Yaya, qui, à l’exemple du fondateur de la nouvelle religion, prit le titre d'Altesse Sublime. Le premier soin de Mirza Yaya fut de quitter Téhéran et de parcourir toutes les villes de la Perse. Il sentait combien il était nécessaire de raffermir le courage des Babys, de soutenir leur constance et de défendre en même temps toute tentative de soulèvement à main armée. Puis il quitta la Perse, où sa vie était en péril, et se retira à Bagdad, de manière à se mettre en relations faciles avec les Chiites qui venaient à Nedjef et à Kerbéla visiter les tombeaux des imams.

Malgré la tranquillité apparente du pays, l’insurrection n’avait point désarmé et projetait, faute impardonnable, de s’attaquer à la personne même du roi.

Au retour de la chasse, Nasr ed-din chah regagnait un jour son palais de Niavarand, et, afin d’éviter la poussière soulevée par les chevaux de l’escorte, il marchait seul en avant de ses officiers, quand trois hommes, sortant inopinément d’une touffe de buissons, se précipitèrent vers lui. Pendant que l’un d’eux tendait une pétition, que l’autre se jetait à la tête du cheval et déchargeait un pistolet sur le monarque, le troisième cherchait à le désarçonner en le tirant violemment par la jambe. Quelques chevrotines emportèrent le gland de perles attaché au cou du cheval, les autres criblèrent le bras du roi et effleurèrent ses reins. Nasr ed-din chah, qui ne le cède en sang-froid et en courage à aucun de ses légendaires devanciers, ne fut pas troublé de cette agression : il prit le temps d’assener plusieurs coups de poing sur la figure de ses adversaires, puis enleva au galop sa monture déjà épouvantée et put échapper aux mains de ses agresseurs.

Saisis et interrogés sur l’heure, les assassins affirmèrent qu’ils n’avaient point de complices en Perse et qu’ils étaient innocents, car ils avaient simplement accompli les ordres émanant d’une autorité sacrée.

A la suite de cet attentat, plusieurs arrestations eurent lieu à Téhéran, entre autres celle de la célèbre Gourret el-Ayn, dont on avait perdu les traces depuis quelque temps. Les captifs, au nombre de quarante, furent jugés d’une manière sommaire et livrés aux grands officiers, au corps des mirzas et aux divers fonctionnaires ou employés des services publics. Avec une cruauté dont on retrouvera difficilement un second exemple, le premier ministre avait décidé que les supplices inventés jusqu’à ce jour étaient insuffisants pour punir les prisonniers : « Le roi, avait-il dit, jugera de l’attachement de ses serviteurs à la qualité des tortures qu’ils infligeront aux plus détestables des criminels. »

Les bourreaux se piquèrent d’ingéniosité.

Les uns firent taillader les patients à coups de canif et aidèrent eux-mêmes à prolonger leurs souffrances ; les autres leur firent attacher les pieds et les mains à des arbres dont on avait rapproché les cimes et qui, en reprenant leur position naturelle, arrachaient les membres du condamné. Bon nombre de Babys furent déchirés à coups de fouet ; enfin on vit traîner à travers les bazars de Téhéran des hommes transformés en torchère ambulante. Sur leur poitrine, couverte de profondes incisions, on avait planté des bougies allumées, qu’éteignaient, lorsqu’elles arrivaient au niveau des chairs, les caillots de sang accumulés autour des plaies. Presque tous ces malheureux montrèrent au milieu des tortures un courage d’illuminés : les pères marchaient sur le corps de leurs enfants ; les enfants demandaient avec rage à avoir la tête coupée sur le cadavre de leur père.

Les supplices finirent faute de gens a supplicier.

Restait Gourret el-Ayn. Dès son arrestation elle avait été confiée au premier ministre, Mahmoud khan, qui l’avait enfermée dans son andéroun et avait chargé sa femme du soin de la garder. Celle-ci désirait sauver la vie de la prisonnière et fit dans ce but les plus grands efforts. Elle lui représenta qu’elle n’avait plus rien à espérer des siens, qu’en reniant ses doctrines ou en promettant tout au moins de ne plus prêcher et de vivre retirée, elle obtiendrait certainement sa grâce. Mahmoud khan lui-même, touché de la beauté de Gourret el-Ayn et émerveillé de son intelligence, tenta de la convaincre.

« Gourret el-Ayn, lui dit-il un jour, je vous apporte une bonne nouvelle : demain vous comparaîtrez devant vos juges ; ils vous demanderont si vous êtes Baby, répondez : « non », et vous serez immédiatement mise en liberté.

— Mahmoud khan, demain vous donnerez l’ordre de me brûler vive. »

Gourret el-Ayn comparut en effet devant le conseil ; on lui demanda simplement si elle était Baby, elle répondit avec fermeté, confessant sa foi comme l’avaient fait ses coreligionnaires : ce fut son arrêt de mort. Ses juges, après l’avoir obligée à reprendre le voile, lui commandèrent de s’asseoir sur un monceau de ces nattes de paille que les Persans posent au-dessous des tapis, et ordonnèrent de mettre le feu à ce bûcher improvisé. On eut cependant pitié de la martyre et on l’étouffa en lui enfonçant un paquet de chiffons dans la bouche avant qu’elle eût été atteinte par les flammes. Les cendres de la grande apôtre furent jetées au vent.

Depuis la mort de Gourret el-Ayn, le babysme n’est plus ouvertement pratiqué en Perse. Les réformés renient leur religion et ne se font aucun scrupule de convenir en public que les Babs étaient de misérables imposteurs ; néanmoins ils écrivent beaucoup, font circuler leurs ouvrages en secret et constituent une armée puissante, avec laquelle les Kadjars auront un jour à compter s’ils n’abaissent point l’autorité du clergé et n’établissent pas dans l’administration du pays une probité au moins relative. Depuis ces derniers événements l’Altesse Sublime s’est réfugiée à Akka (Saint-Jean-d’Acre), afin d’échapper aux persécutions et peut-être à la mort. Les fidèles désireux d’entendre sa parole sont tous les jours de plus en plus nombreux, et l’on assure que le pèlerinage de Saint-Jean-d’Acre a fait abandonner celui de la Mecque par un grand nombre de Chiites.

L’année dernière, Nasr ed-din chah, épouvanté de l’influence toujours croissante du chef des Babys, voulut tenter de se rapprocher de Mirza Yaya et lui envoya secrètement un de ses imams djoumas les plus renommés pour la force de ses arguments théologiques et la fermeté de ses croyances, avec mission de ramener au bercail la brebis égarée. Je laisse à penser quelles furent la surprise et l’indignation du souverain quand, au retour, le vénérable imam djouma avoua à son maître que les arguments de Mirza Yaya l’avaient convaincu et entraîné dans la voie de la vérité. A la suite d’un pareil succès, le roi, on le comprend sans peine, n’a pas été tenté d’expédier à Saint-Jean-d’Acre une seconde ambassade. Il ne faut pas souhaiter à la Perse le retour d’une ère sanglante, mais il est à désirer cependant que le sage triomphe des doctrines nouvelles permette aux musulmans d’abandonner sans secousse les principes d’une religion néfaste dans ses conséquences, et de se débarrasser des entraves apportées par le Koran et le clergé à la réalisai ion de réformes politiques et sociales des plus urgentes.

Les livres de l’Altesse Sublime renferment un singulier amalgame de préceptes libéraux et d’idées les plus rétrogrades. Contrairement aux prescriptions du Koran, Mirza Ali Mohammed abolit la peine de mort en matière religieuse, recommande le mariage comme le meilleur des états, condamne la polygamie et le concubinat, et n’autorise le fidèle à prendre une seconde femme que dans quelques cas très exceptionnels. Il réprouve le divorce, abroge l’usage du voile, ordonne aux hommes de vivre dans une douce sociabilité, de se recevoir les uns les autres en présence des femmes ; il n’exige pas les cinq prières réglementaires, déclare que Dieu se contente d’une seule invocation matinale, s’autorise d’un passage du Koran dans lequel Mahomet annonce la venue d’un dernier prophète pour changer à volonté le temps et la durée des jeûnes, permettre le commerce et même les relations d’amitié avec les infidèles, et renverser l’impureté légale, cette éternelle barrière jetée entre l’Islam et l’univers non musulman. Le réformateur, ne jugeant pas que les ablutions soient particulièrement agréables à Dieu, n’en fait pas une obligation religieuse. Il interdit la mendicité et la flétrit, bien qu’à l’exemple de Mahomet il ordonne de répandre autour de soi de nombreuses aumônes ; enfin il défend aux chefs civils d’exiger les impôts par la force, de donner la mort, d’infliger la torture ou la bastonnade.

En opposition avec ces idées grandes et généreuses, les ouvrages babys contiennent des prescriptions futiles et un singulier mélange de superstitions ridicules et d’idées incohérentes. Le Bab, par exemple, ordonne de croire à la vertu des talismans, de porter des amulettes dont les formes, minutieusement décrites, sont appropriées au sexe du fidèle, de se munir de cachets de cornaline, d’orner les temples, d’avoir des oratoires privés dans les maisons particulières, de célébrer pompeusement les offices par des chants et de la musique, de faire asseoir les prêtres sur des trônes ; il conseille à ses disciples de se parer de beaux habits, de raser leur barbe, mais leur défend de fumer le kalyan, de quitter leur pays, de voyager, et enfin, question bien autrement grave, de s’adonner à l’étude des sciences humaines qui n’ont point trait aux affaires de la foi, ou à la lecture de tout livre qui ne concerne pas la religion.

En résumé, quoique les origines du babysme aient été sanglantes, Mirza Ali Mohammed ne surexcita jamais l’humeur batailleuse des réformés. Son caractère paraît d’ailleurs avoir toujours été doux et paisible : s’il accepta la responsabilité des actes et des violences de ses partisans et en subit toutes les conséquences, il ne prit jamais une part active et directe dans la lutte contre le pouvoir royal et consacra sa très courte existence à l’exposition de la foi.

30 avril. — Nous sommes descendus à la maison de poste. Le gardien du tchaparkhanè, m’ayant proposé de sortir de la ville, me guide vers de superbes jardins situés sur les rives d’un cours d’eau légèrement encaissé. Des arbres fruitiers en plein vent mélangent leurs fleurs de couleurs différentes et forment des tonnelles sous lesquelles le jour peut à peine pénétrer. Aucun obstacle ne vient entraver le développement naturel des branches, que n’ont jamais torturées des piquets ou des fils de fer. « C’est le paradis terrestre sans la pomme », me dit, en me montrant ses vergers, Mohammed Aga khan, un des Babys les plus puissants de Zendjan.

Au retour, cet excellent homme m’engage à entrer dans sa maison et à venir saluer sa femme. J’accepte avec plaisir, heureuse de pénétrer dans une famille de réformés. Tout d’abord je suis surprise de l’ordre qui paraît régner dans cette demeure ; je n’aperçois pas ces innombrables servantes accroupies, inactives, leur kalyan à la main.

L’unique femme et la fille du khan viennent me souhaiter la bienvenue ; aidées de leurs servantes, elles sont occupées il préparer le repas du soir.

La mère abandonne ce soin à sa fille et m’introduit dans une chambre élevée de quelques marches au-dessus du sol, où elle m’invite à m’asseoir sur 1111superbe tapis kurde ras et fin comme du velours. On apporte le thé, le café ; mais, tout en appréciant la perfection avec laquelle les femmes persanes préparent ces deux boissons, je Ire perds pas de vue la jolie fille chargée de présider il la confection du pilau de famille. Des traits largement modelés, des yeux noirs agrandis par une teinte bistre qui entoure les paupières et accentue les sourcils donnent à la physionomie une animation toute particulière. La tète est enveloppée d’un léger voile de laine rouge dont la couleur intense fait ressortir les tons bronzés de la peau du visage. Deux grosses mèches brunes se jouent sur les tempes, tandis que la masse des cheveux est
Jeune fille baby de Zendjan
rejetée sur le dos : autour du cou s’enroule un collier formé de plaques de cornaline mêlées à

des morceaux d’ambre jaune d’une beauté parfaite. La déesse du pilau porte une chemisette de gaze rose dont les minces plis dessinent avec fidélité un buste développé qui ne connut jamais la tutelle du corset : sa petite jupe de cachemire de l’Inde, à palmes, est attachée très bas au-dessous de la chemisette et laisse au moindre mouvement le ventre nu. C’est la toilette d’hiver. J’aurais bien voulu prolonger ma visite et faire connaissance avec les ajustements d’été, mais les heures des voyageurs sont fugitives.

À part ses jardins et les ruines de ses anciens remparts, Zendjan n’a rien de particulièrement intéressant ; aussi Marcel accepte-t-il volontiers la proposition du hadji de prendre les devants, afin de s’arrêter à Sultanieh un jour de plus qu’il n’a été convenu avant le départ de Tauris. (grâce au passage des troupes dirigées sur les frontières du Kurdistan afin de s’opposer à une nouvelle invasion des hordes sauvages qui, au printemps dernier, ont dévasté l’Azerbeïdjan, l’étape entre Zendjan et Sultanieh est d’une sécurité absolue.

1er mai. — En sortant de la ville, j’aperçois sur la droite un campement composé de tentes de forme européenne, disposées le long d’un front de bandière. Tout auprès, dans un parc, sont rassemblés en grand nombre des chevaux appartenant à un corps d’armée arrivé pendant la nuit.

Un officier autrichien commande les troupes, mais il est assisté d’un général persan chargé de transmettre ses ordres, car tout bon Chiite refuserait d’obéir à un « chien de chrétien ». L’organisation des régiments paraît assez régulière ; les soldats marchent en bataille et en colonne, font l’exercice avec précision, et sont armés d’excellents chassepots achetés après nos désastres dans les arsenaux prussiens.

Une courte jaquette gros bleu, un étroit pantalon de même couleur, orné d’une bande écarlate, ont fait donner a cette collection de héros, d’ailleurs très fière de ce titre, le nom d’armée farangui (européenne). La coiffure est toute persane : c’est le kolah d’astrakan. Un pompon et une plaque de cuivre ornée du lion et du soleil maintiennent une petite queue de crins rouges qui vient passer derrière l’oreille du soldat et se mêler avec les trois ou quatre mèches de cheveux réservées de chaque coté du crâne. En dehors des exercices, la mauvaise tenue des troupes d’élite dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Les officiers indigènes ne portent pas même de chaussettes, et leur uniforme est d’un débraillé et d’une saleté à délier toute comparaison.

Le système de ravitaillement est un grand élément de désordre dans l’armée persane ; le service de l’intendance étant inconnu, la solde, très minime, est payée de la manière la plus irrégulière, bien que les fonds sortent exactement de la caisse royale. Le militaire, habitué à vivre sans argent, ne s’en rapporte qu’à lui-même du soin de son entretien et se nourrit à son gré aux dépens du pays où il passe. La charge d’approvisionner les troupes, mal répartie sur les provinces, devient ainsi très onéreuse et fait considérer comme un malheur public le passage d’un corps d’armée. Réglée avec aussi peu de justice que le service des subsistances, la conscription pèse sur les paysans, à l’exception des citadins, exemptés de plein droit. Cet immense avantage fait aux grandes cités contribue au dépeuplement des campagnes, les prive de l’élément le plus vivant de la nation, et amène dans les villes des gens sans état, sans moyen régulier d’existence, qui végètent misérablement jusqu’au jour où leur Age les met à l’abri d’un appel sous les drapeaux.

Chaque village doit fournir un contingent proportionnel à sa population, mais le ketkhoda chargé du recrutement exempte du service tout paysan assez riche pour lui faire un beau présent.

Les hommes sont placés sous les ordres d’un sultan (capitaine), chef de la compagnie et de l’unité militaire persane. Tous les ordres sont donnés à ce dernier, exclusivement reponsable de sa troupe ; il la dirige comme bon lui semble, sans qu’on puisse, à moins de motifs très graves, le changer ou le renvoyer. Entre le capitaine et le général il y a bien les commandants, les lieutenants-colonels et les colonels, mais leur autorité est nominale.

Les punitions infligées au soldai ne s’appliquent pas à sa personne seule ; en cas de désertion, par exemple, elles atteignent ses parents eux-mêmes. Sur des ordres envoyés au ketkhoda, le magistrat municipal fait mettre en prison, après un délai fixé, la femme et les enfants du fugitif, vendre son bétail, incendier sa maison. Il est bien rare que le coupable, instruit de la situation faite à sa famille, ne rentre pas au plus vite au régiment, où, en fait de punition, on lui administre la bastonnade.

Les troupes campées à Zendjan sont dirigées sur les frontières du Kurdistan, où se prépare, à l’instigation des Turcs, le soulèvement de plusieurs tribus.

C’est au moins le but avoué de l’expédition ; mais, comme le sultan envoie à son bon frère de Perse un ambassadeur extraordinaire porteur de ses sentiments affectueux, le chah, j’imagine, a donné l’ordre de masser l’armée sur la route du pacha afin de l’intimider par ce déploiement de forces. En fait de diplomatie il est malaisé de savoir à qui l’on doit, des Arméniens, des Turcs et des Persans, décerner la palme de l’habileté, bien que ces derniers proclament leur supériorité avec un orgueil et une naïveté dépourvus d’artifice. Dans tous les cas, les communications entre les chancelleries de Téhéran et de Stamboul doivent être de curieux modèles de duplicité. Mais, j’y pense, diplomatie et duplicité ne sont-ils pas des variations linguistiques exécutées sur le mot : « double » ?

Je suis le front de bandière ; chaque soldat prépare sa soupe dans les récipients les plus hétérogènes. Nous demandons à visiter le parc d’artillerie ; l’entrée en est interdite : il est défendu de montrer les pièces à qui que ce soit ; pour plus de sûreté, on les a emmaillotées dans des housses de coutil, destinées à les cacher à tous les yeux comme de jolies femmes persanes. Le cuisinier de Sa Majesté a probablement inventé un nouveau modèle de canon : l’usine Krupp n’a qu’à se bien tenir.

Après avoir parcouru le camp, nous reprenons notre route et voyageons pendant plusieurs heures dans une plaine sauvage qui s’élève progressivement jusqu’au plateau connu sous le nom de Kongoroland (Pâturage des aigles). En continuant à avancer vers l’est, j’aperçois à l’horizon une tache lumineuse, puis, au-dessous de ce point brillant, une bande longue et étroite. Quand les formes de cet ensemble de constructions, que leur éloignement rend confuses, acquièrent de la netteté, je distingue une coupole aux contours majestueux, écrasant de toute sa masse et de tout l’éclat de son revêtement de faïence bleu turquoise le pauvre village étendu à ses pieds. Ce sont les derniers vestiges de la ville de Sultanieh, fondée vers la fin du treizième siècle par Arghoun khan, le troisième souverain de la dynastie des Djenjiskhanides, et agrandie sous le règne d’Oljaïtou Khoda Bendeh, qui transféra en ce lieu le siège de son gouvernement et fit élever pour lui servir de mausolée le seul édifice attestant encore aujourd’hui la grandeur de la ville impériale. Après la mort de chah Khoda Bendeh, Sultanieh, malgré son titre pompeux, ne tarda pas à perdre sa prospérité factice. Prise d’assaut par Timourlang en 1381, elle fut saccagée et abandonnée ; le caractère sacré du monument d’Oljaïtou lui a permis de survivre seul à ce désastre.

La nuit tombe quand, transis et grelottants, nous entrons dans le tchaparkhanè. Le climat du plateau de Kongoroland passe à bon droit pour un des plus froids de la Perse. Le tchaparchy — Dieu ait un jour son âme ! — nous introduit heureusement dans une chambre bien close, garnie d’épais tapis de feutre posés sur des nattes ; un bon feu vient réchauffer nos pieds gelés ; enfin, surcroît de bonheur, je vois bientôt tourner sur de longues baguettes un magnifique

rôti de perdreaux.
Tombeau de Chah KHODA BENDER a Sultanieh

2 mai. — Notre première visite est due au tombeau royal. La porte est close et la clef déposée chez le mollah. Celui-ci a été soi-disant faire un tour dans ses champs, espérant par ce subterfuge adroit empêcher notre « impureté » de pénétrer dans le sanctuaire.

Entourés de paysans très malveillants, nous nous rendons chez le ketkhoda, munis d’une lettre du gouverneur de Tauris. L’ « image de Dieu » regarde nos papiers en tous sens, feint d’abord de ne point reconnaître le cachet apposé en guise de signature au bas de la pièce, mais ordonne cependant de fort mauvaise grâce de nous introduire dans l’intérieur du tombeau. Cette autorisation soulève de bruyantes protestations contre la violation des prétendus droits des vrais musulmans.

« Les ordres du gouverneur sont formels, dit en s’excusant le ketkhoda. Il m’est prescrit de donner aide et protection à ces étrangers, et de m’efforcer de leur être agréable.

— Le gouverneur est donc un infidèle ? » murmure la foule mécontente.

On retrouve le mollah, et la porte s’ouvre enfin, malgré les gestes désespérés de tous les dévots.

L’édifice est encore bien conservé. S’il n’avait été restauré par un des premiers princes Séfévis, qui fit, au commencement du seizième siècle, cacher la décoration intérieure sous une épaisse couche de stuc et ajouter au monument primitif une annexe inutile, il aurait traversé victorieusement les siècles écoulés depuis la mort de son fondateur. Les modifications apportées au mausolée royal ont eu pour résultat d’accumuler autour de lui des ruines nombreuses et de dénaturer l’aspect extérieur. Aussi bien est-il nécessaire, quand on désire embrasser d’un seul regard l’ordonnance simple et majestueuse du tombeau, de franchir la porte d’entrée et de pénétrer sous la coupole. L’effet est alors saisissant. On est en présence d’une grande œuvre harmonieuse dans son ensemble et ses détails. Cette première impression ne s’analyse pas, elle se décrit plus difficilement encore.

Cependant, en étudiant avec soin le mausolée d’Oljaïtou, on reconnaît qu’il faut attribuer sa beauté et son élégance robuste au talent d’un constructeur très versé dans la connaissance de son art et fidèle observateur de formules rythmiques connues en Perse dès la plus haute antiquité.

Nous mesurons à plusieurs reprises la hauteur et la largeur de l’édifice ; la coupole s’élève à cinquante et un mètres au-dessus du dallage du parvis ; son ouverture atteint vingt-cinq mètres cinquante.

Je cite ces deux chiffres, car ils permettent d’apprécier l’importance du monument.

Une heure s’est à peine écoulée que la mosquée, où nous avions été à peu près seuls jusque-là, se remplit d’une foule nombreuse. Un parlementaire s’avance.

« Nous avons déféré à l’ordre du gouverneur, dit-il ; vous êtes entrés, au mépris de nos prescriptions religieuses, dans un tombeau vénéré, vous y êtes restés déjà trop longtemps : sortez, ou donnez dix tomans (cent francs) pour chacune des heures que vous y passerez. »

Mon mari, pâle de colère, répond qu’il ne sortira pas, et que, n’ayant point d’argent sur lui, il ne donnera pas un chai (sou)

« C’est votre dernier mot ? répond le parlementaire.

— Absolument.

Alors la foule se resserre sur nous, tout en faisant entendre des éclats de rire endiablés ; cinq ou six gaillards nous saisissent aux bras et aux épaules et nous entraînent de force hors du monument, dont ils referment la porte avec soin. Par bonheur j’ai eu le temps, avant la bagarre, d’expédier l’appareil photographique au tchaparkhanè, où il est à l’abri de tout accident.

Le ketkhoda est encore notre seul appui. Escortés des femmes qui se sont jointes à leurs maris et débitent avec volubilité un vocabulaire d’injures dont je démêle mal la signification, mais dont je devine sans peine le sens, suivis d’une nuée de gamins qui lancent de petites pierres dans nos jambes, nous arrivons enfin chez le chef du village. Attiré par un bruit inusité dans sa commune, il sort de sa maison, et devant la foule assemblée Marcel lui pose, avec l’assurance qui peut seule nous tirer d’affaire, l’ultimatum suivant : « Si la porte du tombeau de chah Khoda Bendeh n’est pas ouverte sans délai, je retourne à Zendjan, où le gouverneur, sur ma demande, me donnera des porte-respect armés de sabres et de fusils. Toi, ketkhoda, qui laisses maltraiter des Faranguis, tu perdras ta place ; quant à tes administrés, ils devront nourrir et loger les soldats d’escorte, dont ils connaissent les exigences, ayant eu, ces derniers jours, le plaisir de recevoir l’armée. »

Cette argumentation ad hominem fait réfléchir les plus intéressés ; les protestations et les cris se calment subitement. Le ketkhoda, prenant alors son courage à deux mains, fait mettre l’instigateur de notre expulsion en prison, et donne l’ordre de nous laisser agir comme nous l’entendrons, sous peine de bastonnade.

Tout est bien qui finit bien, puisque Marcel a conquis le droit d’étudier à loisir les détails du monument. L’édifice est construit en briques carrées ; celles de l’intérieur sont couleur crème. Les habitants du pays, frappés eux-mêmes de leur beauté, prétendent, pour expliquer la blancheur et la finesse de la pâte, que la terre a été pétrie avec du lait de gazelle. Les lambris des chapelles et les faces des piliers sont recouverts de panneaux de mosaïques, dont les dessins, composés d’étoiles gravées serties d’émaux bleu de ciel, se détachent sur un fond de briques blanches. À l’extérieur, la coupole est revêtue de faïence bleu turquoise. Ce sont également des faïences de même couleur, mélangées avec des émaux blancs et gros bleu, qui composent les parements des minarets, des piliers et de la corniche extérieure.

Mais, de toutes les parties du monument, les plus soignées et les plus artistiques à mon goût sont les voûtes des galeries supérieures. Les dessins exécutés en relief sont recouverts de peintures à la détrempe dont les tons varient du gris au rouge vineux bien ne saurait donner une idée de la richesse de cette simple polychromie rappelant dans son ensemble les harmonieuses couleurs des vieux châles des Indes, et de la valeur que prennent, par leur juxtaposition, les faïences ensoleillées de la corniche à alvéoles et les broderies mates et sombres des voûtes extérieures.

À quelque distance du village s’élève un autre mausolée, bâti dans des proportions plus modestes que celui d’Oljaïtou, mais orné cependant avec goût. Il est de forme octogonale et recouvert d’une coupole ; chacune de ses faces est décorée d’une jolie mosaïque monochrome ; de superbes briques en forme d’étoile à douze pointes, fouillées comme une dentelle, indiquent le centre des tympans. À côté de ce tombeau s’étendent les derniers vestiges d’une mosquée, et tout autour de ces édifices les lourdes solitudes des nécropoles abandonnées.

4 mai. — La caravane est arrivée. Le hadji, fort contrarié du mauvais accueil fait par les habitants du village à ses voyageurs, veut encore une fois les faire entrer dans le tombeau en sa compagnie et prouver à ses coreligionnaires tout le respect qu’on doit leur porter. En récompense de cette bonne pensée, et en souvenir de son passage à Sultanieh avec des Faranguis, nous lui offrons son portrait. Enchantée de faire d’une pierre deux coups, je le prie de laver à grande eau un élégant panneau de mosaïque entièrement caché sous une épaisse couche de poussière ; bientôt les tons bleu turquoise et ladjverdi apparaissent, et je découvre mon objectif.

Le hadji et ses serviteurs portent le costume des tcharvadars dans l’exercice de leur profession. Ils sont vêtus d’un large pantalon taillé comme un jupon de femme, d’une koledja d’indienne, serrée à la taille par une ceinture à laquelle vient s’accrocher la trousse des instruments nécessaires à la réparation des bâts et des licous. Pendant la saison froide, une jaquette de peau de mouton dont la laine est tournée à l’intérieur tandis que le cuir paraît au dehors, remplace la koledja. Une calotte de feutre marron, semblable à un chapeau boule sans ailes couvre leur tête. Le chef de la caravane entoure cette calotte d’un ample foulard rouge. Cette sorte de turban est le seul indice de son autorité. L’usage de ces coiffures doit être


Tchadavars lavant les mosaïques


bien ancien en Perse, car Hérodote en parle dans un chapitre où il met en parallèle la dureté du crâne des Égyptiens, habitués à vivre nu-tête, et la mollesse de celui des Perses, toujours couvert d’un épais bonnet de feutre. Les trois tcharvadars ont mis aujourd’hui dès guivehs (chaussures de guenilles), destinées à laisser reposer leurs pieds fatigués ; mais, lorsqu’ils sont en marche, ils chaussent des espadrilles faites d’un -seul morceau de cuir, et entourent leurs jambes avec des guêtres, attachées par de minces lanières tournant en spirale jusqu’aux genoux. Leurs rotules restent à découvert quand ils relèvent un pan de leurs larges pantalons dans la ceinture afin de marcher plus librement.

Khoremdereh 6 mai. — À deux étapes de Sultanieh se trouve le plus joli village que nous ayons encore rencontré sur notre route depuis Tauris. De nombreux kanots arrosent la plaine au milieu de laquelle il s’élève. Hans les champs, le blé alterne avec de grandes plantations de peupliers et de coton. La végétation luxuriante des jardins et les murs de clôture recouverts de chèvrefeuille sauvage dissimulent les maisons basses du vinage ; la seule habitation qu’on aperçoive au bout du chemin est celle du barbier de l’endroit.

Le métier de dallak (barbier) n’est pas une sinécure ; non seulement cet artiste rase la barbe des jeunes gens, mais encore la tête de tous les hommes, à l’exception de deux mèches de cheveux réservées comme ornement derrière les oreilles. La ne s’arrête pas toute sa science : un bon barbier arrache les dents, pratique la circoncision et sait enfin purger et saigner selon la formule.

Paysage a Khoremdereh


Le Figaro de Khoremdereh est en grande réputation dans le pays ; le hadji, qui a eu recours à nos talents médicaux pendant le voyage et s’est bien trouvé d’avoir suivi nos ordonnances, est allé lui annoncer l’arrivée de deux célèbres confrères. La nouvelle s’est rapidement propagée dans le village, et, quand nous rentrons au logis après avoir abattu dans les jardins un nombre respectable de geais bleus et de tourterelles, nous trouvons notre chambre transformée en cabinet de consultation.

Les uns ont apporté leurs enfants ou amené leurs vieux parents ; d’autres, les plus égoïstes, nous conduisent leur propre personne. La phtisie, les rhumatismes et l’ophtalmie sont les maladies dominantes. Joignons-y la saleté repoussante des femmes et des enfants, et j’aurai terminé cette triste énumération. Nos conseils sont aussi sages que prudents : vêtements de laine aux phtisiques, frictions aux rhumatisants, l’eau pure et le savon pour tout le monde.

Nous voici en plein délit d’exercice illégal de la médecine, mais notre conscience est en repos, car, si nous ne faisons pas de mal à l’exemple de nos confrères diplômés (ceux de France exceptés), nous n’acceptons aucune rémunération de nos peines, pas même les douze œufs ou la poule offerts d’habitude comme honoraires aux plus célèbres praticiens.

Remèdes et conseils, tout est gratuit ; notre succès est étourdissant. Après avoir donné en public une vingtaine de consultations peu variées, nous sommes forcés de fermer notre. cabinet : nous avons besoin de repos avant de prendre le chemin de Kazbin.

7 mai. — Au sortir du charmant village de Khorcmdereh, le sentier de caravane côtoie de longs marais vaseux formés par des accumulations d’eaux fluviales. Un chemin établi en remblai au-dessus du sol traverse ces bas-fonds, toujours noyés pendant l’hiver ; la terre s’étant écroulée en certains points, la voie se trouve réduite à un passage étroit, dangereux a traverser à cheval. Le mollah et l’aga, absorbés par une intéressante dissertation sur les miracles de l’ imam Rezza de Mechhed, — la bénédiction d’Allah soit sur lui ! — au point d’oublier le mauvais état de la route, se sont lancés ensemble sur la chaussée : les charges se sont accrochées, la monture de l’aga a glissé, et ce digne personnage est allé se piquer dans les vases du marécage, à la satisfaction de la caravane tout entière.

Ali lui-même, en voyant son maître sain et sauf, mais en tout semblable à une grosse grenouille verte, n’a pu retenir un éclat de l’ire bruyant et argentin ; l’aga s’est retourné et, heureux d’avoir un motif plausible de se fâcher, a appliqué sur la joue de son pichkhedmet la gifle la plus sonore que j’aie jamais entendue.

L’enfant n’est pas habituée à de semblables traitements et, bien qu’elle se reconnaisse coupable et ne dénie pas à l’aga le droit de la châtier, elle pousse des cris déchirants et vient en courant s’accrocher à l’arçon de ma selle, où elle se croit à l’abri de nouvelles représailles.

Elle est bien changée, la pauvre petite, depuis notre départ de Tauris. Ses belles joues roses ont pris une teinte grise, ses formes arrondies ont disparu, les lèvres ne sourient plus, excepté cependant quand son maître tombe de cheval ; ces seize jours de marche l’ont fatiguée au point que, renonçant à conduire le kadjaveh de ses maîtresses, elle a du monter sur un de ces petits ânes hauts comme de gros chiens, qu’enjambent les muletiers quand ils sont las et sur lesquels ils s’endorment en étreignant de leurs bras le cou de l’animal.

« Peder Soukhta ! (Fils de père qui brûle aux enfers), tu m’as frappée ! murmure Ali ; eh bien, je vais raconter aux Faranguis de quelle manière l’imam Rezza — que la bénédiction de Dieu soit sur lui ! — a exaucé tes prières.

« L’aga vient d’être bien injuste à mon égard ; je lui ai cependant rendu de grands services au cours de son premier pèlerinage a Mechhed. Il ne m’a point récompensée de mes peines, cela va de soi, mais il ne se souvient même plus de mon dévouement. Ah ! le vilain avaricieux. Si le soleil était sur la nappe a la place de son pain, personne dans le monde n’y verrait clair jusqu’au jour de la résurrection.

— Comment oses-tu parler avec aussi peu de respect de cet homme pieux qui entreprend avec sa nombreuse smala le long pèlerinage de Mechhed ?

— Il ferait beau voir qu’il se dispensât d’aller remercier l’imam auquel il doit les nombreux petits batchas (enfants) que vous voyez dans les kadjavehs des khanoums !

« Mon maître possède un gros village dans les environs d’Ourmiah, c’est là que nous habitons. De nombreux kanots fertilisaient une terre produisant en abondance du blé et du coton, les troupeaux se multipliaient, les vœux de cet homme étaient comblés, et l’ingrat, qui eût dû consacrer sa vie à chanter un éternel cantique de remerciements, n’était point heureux. Marié depuis l’âge de seize ans, il avait vu passer de nombreuses épouses dans son andéroun sans que les maigres pas plus que les grasses, les grandes pas plus que les petites, aient pu parvenir à le rendre père.

« Arrivé à l’âge de quarante-six ans, il commençait à désespérer de la bonté divine, quand une ancienne esclave, aujourd’hui sa favorite, lui persuada de se rendre en pèlerinage au tombeau de l’imam Rezza, où s’accomplissaient, disait-elle, les plus étonnants miracles. Nous partîmes en caravane et, après un voyage de plus de cinquante jours, nous arrivâmes enfin dans la capitale du Khorassan. L’aga loua une belle maison, et bientôt ses femmes nouèrent des relations très intimes avec de charmantes amies d’un commerce fort agréable, il faut le croire, car elles passaient ensemble des journées entières.

« Pendant les nombreuses visites que faisaient à l’andéroun les nouvelles connaissances des khanoums, et que des babouches déposées à la porte interdisaient à mon maître lui-même l’entrée de sa maison, le digne homme trouvait parfois les heures bien longues ; mais il redoublait de ferveur et ne s’éloignait du tombeau de l’imam que pour aller fumer le kalyan ou boire du thé avec de vieux mollahs qui, d’un accord unanime, lui promettaient une nombreuse postérité en récompense de sa dévotion. En revanche, les jeunes prêtres goûtaient peu sa compagnie et s’éclipsaient à son approche, après l’avoir assuré néanmoins de la ferveur des prières que du matin au soir ils adressaient aux cieux à son intention.

« Bientôt l’aga n’eut plus à douter de son bonheur, et les grâces de l’imam furent tellement surabondantes que, non seulement mes maîtresses, mais encore toutes les servantes, lui annoncèrent bientôt l’heureux succès du pèlerinage.

« Aussi, après avoir remercié Allah, offert des présents considérables au tombeau de l’imam, et récompensé les pieux services de ses amis les mollahs, mon maître se décida, au grand désespoir de ses femmes, à reprendre le chemin de l'Azerbeïdjan. Sept mois après notre départ de Mechhed, il eut enfin le bonheur de devenir huit fois père.

« Son orgueil et sa joie étaient sans pareils lorsque les khanoums, et en particulier la favorite, lui représentèrent qu’il devait, en témoignage du miracle, conduire à Mechhed sa nombreuse progéniture. Ce désir et ce conseil partaient d’un sentiment trop pieux pour n’être pas écoutés ; aussi sommes-nous repartis après avoir pendant plusieurs mois fait nos préparatifs. Cette fois, je l’espère, nous compterons les naissances par couples de jumeaux.

— Douterais-tu de la puissance de l’imam Rezza ? dis-je à Ali : ce serait mal à toi, le témoin de ses bienfaits.

— J’aurais garde de douter de sa bonté, réplique le pichkhedmet en souriant ; mais, ajoute-t-il après avoir jeté de tous côtés un regard prudent, ma foi serait bien plus grande si je n’avais vu trop souvent de jeunes mollahs, cachés sous des voiles épais, pénétrer auprès de mes maîtresses pendant que ce pedersag (père de chien) se noyait dans les questions les plus ardues de la théologie musulmane.

— Supposez-vous que ces bons prêtres aient revêtu des costumes féminins pour exhorter les khanoums à la vertu et à la prière ?

— Qu’elles soient Turques ou Persanes, les belles dames, croyez-moi, emploient toutes les mêmes stratagèmes quand elles sont décidées à rendre leur époux. heureux. »

Pendant qu’Ali me raconte cette histoire miraculeuse, nous descendons dans une belle vallée que fertilisent les eaux de nombreux kanots ; la végétation est plantureuse, les blés et les orges, d’un vert noir, ont déjà formé de lourds épis ; combien cette superbe campagne contraste dans mon souvenir avec les rives de l’Araxe et les plateaux désolés que nous avons rencontres sur la route de Tauris a Sultanieh. Vers midi les rayons du soleil deviennent brillants ; l’aga, à peu près sec, attache une visière de cuir à son kolah et ouvre son parapluie de soie rouge. Mes regards, sollicités par la vive couleur de l’étoffe, se portent malgré moi des huit petits bébés sur leur heureux père. S’il est une excuse aux fautes maternelles, elle s’abrite sous ce parasol.


Tombeau près de Sultanieh